Le regard du pouvoir rwandais sur la France et le génocide de 1994

Le président rwandais Paul Kagame reçu à l'Élysée par Emmanuel Macron le 23 mai 2018.
Le président rwandais Paul Kagame reçu à l'Élysée par Emmanuel Macron le 23 mai 2018.

Le regard du pouvoir rwandais sur la France et le génocide de 1994

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Le regard du pouvoir rwandais sur la France et le génocide de 1994

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Le regard de l'autre | Vu du Rwanda, le récent rapport de la commission Duclert sur le rôle de la France représente un pas important vers la fin du déni français, 27 ans après les faits. Mais ce n’est pas un pas suffisant pour les familles de victimes et le pouvoir, détenu par l’ancien chef rebelle tutsi Paul Kagame.

"Les responsabilités de la France sont lourdes et accablantes". Voilà ce qu’affirme le rapport de la commission Duclert, 1 200 pages sur le rôle de la France au Rwanda, dans la période du génocide de 1994 : entre 800 000 et 1 million de morts, quasiment tous appartenant à la minorité tutsie, massacrés par les extrémistes Hutus.

Le rapport écarte la notion de complicité de génocide, mais pour la première fois la responsabilité du pouvoir français et son aveuglement sont montrés du doigt dans cet engrenage tragique.

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Vu du Rwanda, c’est un pas important vers la fin du déni français, 27 ans après les faits. Mais ce n’est pas un pas suffisant. Les familles de victimes et le pouvoir, détenu par l’ancien chef rebelle tutsi Paul Kagame, soulignent la persistance de multiples zones d’ombre. Et ils considèrent toujours que la France s’est bien rendue coupable de complicité de génocide.

Analyse en six points clés pour " Le regard de l'autre" : géographie, Histoire, droit, économie, psychologie et sociologie.

44 min

La géographie

Le Rwanda, au cœur de l’Afrique Centrale, dans la région des Grands Lacs, est un pays jeune, en plein essor économique et qui gagne en assurance.

Le Rwanda, au sein de la région des grands lacs.
Le Rwanda, au sein de la région des grands lacs.
© Radio France - Chadi Romanos

Surnommé le pays des Mille Collines, il est parfois qualifié de Suisse de l’Afrique. Très vallonné, très vert aussi, sauf dans sa partie orientale.

12 millions d’habitants sur un petit territoire de 26 000 km2, le Rwanda est très densément peuplé.

60% des habitants ont moins de 25 ans, autant dire qu’ils n’ont jamais connu le génocide. Mais la cicatrice est énorme, donc omniprésente.

L’ethnie Hutu reste très majoritaire, 83% de la population. Mais le pouvoir est donc contrôlé par le Front Patriotique Rwandais Tutsi de Paul Kagame. Et depuis son accession au pouvoir, après le génocide, il a modernisé le pays.

Croissance moyenne de 8% depuis dix ans, alphabétisation accélérée, redistribution des terres, amélioration des structures de transport, développement des télécommunications et du numérique. Selon l’ONU, le Rwanda occupe la première place au monde en termes de développement humain sur les vingt dernières années.

Le pouvoir de Kigali se sent donc solide sur ses appuis. Rendu encore plus légitime pour demander des comptes sur le passé.

L’Histoire

L’Histoire est évidemment marquée par le génocide de 1994 et la conviction rwandaise que la France en est en partie responsable et s’est toujours refusée à l’admettre.

Mais il faut remonter un peu plus loin encore pour mesurer cette question de la responsabilité. Depuis dix siècles, le pays est constitué de plusieurs ethnies, notamment les Hutu et les Tutsi qui ont longtemps vécu en paix.

Ce sont les colons, allemands, puis belges, qui ont semé les premières graines de la discorde. En classant les ethnies, en favorisant les Tutsi, souvent plus grands de taille et donc perçus comme plus nobles.

A partir des années 1950, les Hutu commencent à dénoncer la domination tutsie. Et ils prennent le contrôle du pouvoir lors de l’indépendance du pays en 1962.

Le pouvoir hutu va progressivement s’appuyer sur des accords militaires avec la France.  Et à partir du début des années 1990, les extrémistes Hutus vont préparer le génocide.

C’est là que le pouvoir français, à l’échelon central autour de François Mitterrand, va faire preuve, a minima, d’un aveuglement total, malgré les avertissements de certains diplomates et militaires. Un déni : Paris n’a pas voulu regarder tous les indices qui annonçaient la tragédie.

Lorsque l’avion du président Habyarimana est abattu, le génocide démarre. Entre avril et juin 1994, c’est l’horreur absolue : entre 800 000 et 1 million de morts. Des Tutsi pour l’immense majorité. Et quelques Hutu s’opposant aux extrémistes de leur ethnie.

En juillet 1994, le Front patriotique rwandais, tutsi, de Paul Kagame, prend la capitale et le pouvoir. Il ne l’a plus quitté.

Pour le FPR, les responsabilités de la France doivent être examinés dans tous leurs aspects :

-         Non seulement dans la phase pré-génocidaire : le déni, l’aveuglement, l’approvisionnement en armes

-         Mais aussi dans la phase même du génocide : l’attentat contre l’avion présidentiel, le rôle des mercenaires français autour de Paul Barril, puis la fuite des extrémistes Hutus

-         Et enfin dans la phase post génocide : la protection accordée à ces extrémistes, l’absence de poursuites judiciaires, la non divulgation des archives.

La commission Duclert n’aborde, pour l’essentiel, que le premier aspect. C’est insuffisant aux yeux de Kigali.

Le droit

C’est le point central.

Il y a d’abord les relations diplomatiques entre États. Elles ne sont pas totalement rétablies, il n’y a pas d’ambassade de France à Kigali. Pour trois raisons au moins.

La première est que le pouvoir rwandais souhaite toujours que la France, officiellement, au-delà du rapport de la commission Duclert, reconnaisse une forme de responsabilité dans les événements de 1994.

La définition juridique de la "complicité de génocide" fait particulièrement débat. Pour de nombreux officiels rwandais, il n’est nul besoin d’avoir partagé l’intention génocidaire des extrémistes hutus pour en avoir été complice. Et ils estiment donc la France complice.

La deuxième raison est que le Rwanda réclame l’accès à des archives militaires françaises, que Paris lui refuse. Notamment des notes de la DGSE.

Et la troisième est que pendant plusieurs années, l’enquête conduite en France par le juge Bruguière sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana (le déclencheur du génocide) a soupçonné exclusivement le FPR tutsi, l’actuel pouvoir rwandais. Sans s’intéresser à l’autre piste, celle d’extrémistes hutus désireux de déclencher le génocide. Ces poursuites ont fini par s’arrêter en 2020 avec un non-lieu.

Le Temps du débat
39 min

En plus de ses relations d’État à État, il y a la question des poursuites judiciaires contre les génocidaires présumés.

Le Rwanda a identifié 47 personnes réfugiées en France qu’elle souhaite poursuivre en justice et dont elle demande l’extradition.

Nombre de ces personnes (On pense par exemple à Agathe Habyarimana, veuve de l’ancien président) vivent tranquillement en France, souvent à visage découvert, à Créteil, Tours ou Orléans, et n’ont jamais été inquiétées ou bien ont bénéficié de non-lieux.

Pour Kigali, la France est devenue une base arrière des génocidaires.

L’an dernier, un premier dossier a enfin progressé. Celui de Félicien Kabuga, considéré comme l’un des financiers des massacres. Arrêté à Asnières en banlieue parisienne, il a été remis par la France à la justice internationale et se trouve à La Haye.

Mais cela fait un seul dossier sur 47. Et le Rwanda veut juger toutes ces personnes sur son propre sol.

Le Reportage de la rédaction
4 min

L'économie

C’est un aspect annexe du sujet, sauf sur un volet précis : les armes.

De façon générale, les relations économiques bilatérales entre le Rwanda et la France sont faibles. La France vend du matériel électrique ou électronique au Rwanda, et dans l’autre sens, le Rwanda exporte des produits agricoles. Mais ce sont des petits volumes.

Avec notamment un dossier non réglé : c’est donc celui des armes fournies à Théoneste Bagosora, un homme clé du processus génocidaire. Une enquête reste ouverte contre la banque BNP Paribas, soupçonnée d’avoir contribué au financement d’un achat illégal d’armes pendant le génocide en juin 1994.

Signe toutefois que le climat s’arrange un peu entre les deux pays : ils ont signé l’an dernier de nouveaux accords commerciaux pour 50 millions d’euros. Une première depuis trente ans.

Le fait que la France sorte progressivement du déni sur la période de 1994 peut aider mécaniquement sur le plan commercial.

La psychologie et sociologie

Examinons d’abord la personnalité du président rwandais : Paul Kagame est à la fois un ancien chef de guerre Tutsi qui réclame justice, un président aux méthodes autoritaires qui réprime les opposants, et aussi un chef d’Etat pragmatique.

Il estime que c’est à la France de reconnaitre ses erreurs et ses fautes. Et le rapport de la commission Duclert a donc été bien accueilli à Kigali. Kagame attend sans doute davantage, à l’occasion d’une visite d’Emmanuel Macron annoncé au Rwanda dans les prochains mois.

Mais c’est donc aussi un réaliste. Il veut projeter son pays vers l’avenir et peut souhaiter accélérer un processus de réconciliation, initié au départ sous Nicolas Sarkozy.

Il en ira peut-être différemment de la société rwandaise et en particulier des familles de victimes. Vu l’importance de ce trauma gigantesque.

Il est compréhensible que ces familles demandent des comptes, des procès, des réparations symboliques, des excuses officielles, voire des compensations financières. Compréhensible qu’elles réclament un libre accès aux archives, et une exploration des zones d’ombre, en particulier sur la phase où les génocidaires ont pu poursuivre leurs massacres, pendant l’opération militaro-humanitaire française Turquoise.

Vu du Rwanda, la France a donc fait un premier pas avec la commission Duclert. Mais il reste insuffisant.

Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos

Le Cours de l'histoire
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