"Le Sommet des dieux" : du roman au film, la montagne pour obsession
Par Pierre Ropert"Le Sommet des dieux", célèbre manga de Jirô Taniguchi, vient d'être adapté en long métrage d'animation. Mais ce périple qui a pour toile de fond le destin d'un alpiniste japonais et l'aventure de George Mallory au sommet de l'Everest, est un roman avant même d'être un manga.
“Le sommet le plus haut du monde, l’Everest, a déjà été gravi plusieurs fois. Quel genre d’histoire de montagne peut-on donc encore écrire aujourd'hui ?” s’interroge le romancier Baku Yumemakura. La réponse à cette question se trouve, sans doute possible, dans son livre, Kamigami no itadaki, autrement connu sous le nom Le Sommet des dieux, malheureusement jamais traduit en français.
En France, c’est son adaptation en manga, signée par le mangaka Jirô Taniguchi et couronnée du Prix du dessin du Festival d’Angoulême 2005, qui a conquis un large public. Le manga vient d’ailleurs d’être adapté en un long métrage d’animation, fraîchement sorti dans les salles obscures :
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Dans le superbe ouvrage Autour du Sommet des dieux (éditions Paulsen), Thomas Vennin raconte comment le roman fleuve de Baku Yumemakura, devenu le manga culte de Jirô Taniguchi est finalement devenu un film d’animation. Non sans oublier de détailler ce qui a conduit à l’écriture du roman originel : la destinée d’une légende de l’alpinisme, George Mallory, dont l’aventure hors normes est indispensable à la tenue de ce récit.
George Mallory, ou l’éternelle légende de l’Everest
Dans Le Sommet des dieux, le romancier japonais est en effet parvenu, malgré son inquiétude initiale, à raconter l’alpinisme, à décrire le lien exceptionnel qui lie l’homme à la montagne, tout en faisant de son récit la quête inassouvissable de quelques hommes lancés à la conquête de l’Everest, le toit du monde.
L'œuvre est le fruit d’une longue gestation. Il faut une vingtaine d’années à Baku Yumemakura avant qu’il ne se lance dans l’écriture de son roman, précise Thomas Vennin dans Autour du Sommet des dieux. Depuis qu’il a découvert l’histoire de George Mallory et Sandy Irvine, il rêve de placer ces personnages au centre de son intrigue. C’est après un voyage au fameux camp de base de l’Everest, où se retrouvent les alpinistes qui visent le sommet, que le déclic survient : Baku Yumemakura écrira 1 700 pages, qui vont paraître, entre 1994 et 1997, dans la revue japonaise Shôsetsu Subaru. Grâce aux récits que lui font des alpinistes japonais des parois et pentes verglacées, le romancier décrit avec force détails les à-pics des plus hautes cimes du monde.
“J’avais juste envie d’écrire une histoire de montagne, l’histoire d’un homme qui voudrait escalader le plus haut sommet du monde”, témoigne Baku Yumemakura dans la préface de du Sommet des Dieux, au Japon, publiée dans l’adaptation en manga du roman aux éditions Kana :
J’ai toujours aimé les récits dans lesquels un homme part seul à la quête de quelque chose, quels que soient les obstacles qu’il ait à affronter. [...] C’est alors que je découvris le plus grand mystère de l’histoire de l’alpinisme : l’affaire de la disparition de Mallory lors de son ascension du mont Everest. Se pouvait-il que Mallory ait été le premier à réussir cette ascension ?”
L’histoire de George Mallory, il convient de le rappeler, est en effet l'un des immenses points d’interrogation de la courte histoire de l’alpinisme. Après trois expéditions inachevées, le célèbre alpiniste britannique prend, le 8 juin 1924, la direction du sommet de l’Everest, en compagnie de Sandy Irvine. Les deux hommes progressent encore quand un autre membre de l’expédition, Noel Odell, resté en contrebas, les aperçoit lors d’une éclaircie “approcher de la base de la pyramide finale”, puis les observe disparaître à nouveau dans les nuages. C’est le dernier regard qui se pose sur George Mallory et Sandy Irvine. Ils ne reviendront jamais de leur dernier périple, laissant une question en suspens : ont-ils atteint le sommet avant de mourir ?
Il faut attendre 1979 pour que ce mystère ne commence à s’éclaircir. Au cours d’une ascension, un alpiniste chinois confie à un collègue japonais, malgré la barrière de la langue, qu’il a aperçu le corps d’un “vieil Anglais mort” qui pourrait bien être celui de Sandy Irvine ou de George Mallory. Hélas, dès le lendemain, avant d’avoir pu donner de plus amples précisions, il est emporté par une avalanche. L’information suffit cependant à délimiter une potentielle zone de recherche. Plusieurs expéditions sont organisées mais ce n’est qu’en 1999 que l’enquête avance : l’alpiniste américain Conrad Anker découvre, dans une pente, un pied nu, talon dressé vers le haut.
C’est celui de George Mallory, dont le cadavre est conservé dans les neiges ultimes. En observant le corps, l’équipe d’alpinistes réalise que le tibia et le péroné de la jambe droite sont cassés et que la corde brisée autour de sa taille corrobore l’hypothèse d’une chute. Ils réalisent cependant qu’il manque à la dépouille deux objets particulièrement importants : la photo de Ruth, sa femme, qu’il avait promis de laisser au sommet de l’Everest, et surtout son appareil photo.
L’histoire de l’alpinisme suspendue à un Kodak
Lors de sa dernière ascension, George Mallory s’est en effet vu confier par un de ses collègues, Howard Somervell, un Kodak Vest Pocket. Très populaire, lancé en 1912, ce petit appareil photo de poche robuste est facile à emporter. Et, comme le rappelle Thomas Vennin dans Autour du Sommet des Dieux, “selon les techniciens de Kodak, malgré le froid et l’usure du temps, il est fort possible que la pellicule soit exploitable. Reste à mettre la main dessus”.
Il “suffirait” ainsi que Mallory et Irvine aient pris une photo du point final de leur ascension pour faire d’eux les premiers êtres humains à avoir atteint le plus haut sommet au monde. Si les deux hommes sont déjà inscrits au panthéon de l’histoire de l’alpinisme, cet exploit viendrait parachever leur légende.
De l’avis d’alpinistes chevronnés ayant réalisé l’ascension, malgré tout le talent de Mallory, il est peu probable que les deux hommes aient atteint le plus haut sommet au monde. Les quelques indices, notamment la corde rompue dont George Mallory, auraient eu une utilité bien avant l’endroit où son corps a été découvert, et tendent même à prouver que Mallory a été contraint de faire demi-tour avant d’avoir atteint les 8 849 mètres.
Mais en l’absence de preuve, et au vu des incroyables talents d’alpiniste de George Mallory, le doute reste permis. Où est, alors, l’appareil photo ? Il est probable qu’on ne le retrouve jamais. A moins que Sandy Irvine ne soit redescendu avec… Or le corps d’un homme avec des bretelles anglaises typiques des années 1920 a également été aperçu par un autre alpiniste… sans qu’il ait jamais été retrouvé et ce malgré une expédition en 2010 et deux autres en 2019. Le mystère reste donc entier.
C’est néanmoins là le départ du Sommet des Dieux. Car le roman de Baku Yumemakura a justement pour toile de fond l’histoire de ce fameux Kodak Vest Pocket :
Que se passerait-il si cet appareil, qui avait dû se perdre dans l’Everest à plus de huit mille mètres d’altitude, se retrouvait en vente sur un marché de Katmandou ? Et si, avant d’être vendu sur ce marché, c’était un Japonais qui l’avait eu en main…? Baku Yumemakura
Duel au sommet
Le fameux appareil photo de Mallory, le Kodak Vest Pocket, est à la fois au cœur de l’intrigue du roman et un prétexte idéal pour parler de l’alpinisme le plus pur. Le roman de Yumemakura débute en effet avec la découverte, par un photographe japonais, du fameux appareil dans une échoppe sans envergure de Katmandou. La pellicule, en revanche, manque à l’appel. Le jeune photographe qui vient d’acheter l’appareil, Fukamachi, se lance alors dans une investigation qui le met sur la trace d’un mystérieux alpiniste de renom au caractère imbuvable, Habu Jôji.
A partir de là, Le Sommet des dieux devient autant une enquête sur l’étrange odyssée du Kodak perdu, qu’une plongée dans la vie d’un alpiniste exalté - avec en filigrane le rapport des spécialistes de cette discipline à la montagne et à ses dangers, à la pratique de cet “art de la liberté” qu’est la grimpe.
Pour camper son œuvre, Baku Yumemakura s’est évidemment inspiré de faits réels : l’histoire de l’alpinisme ne manque ni de grandes aventures, ni de personnages forts en gueule. Dans Autour du Sommet des dieux, l’auteur confie ainsi avoir eu “l’idée de créer un personnage fictif et de lui construire un historique. Mais je me suis dit qu’il y avait tellement d’histoires vraies, autour de la montagne, que ce serait difficile de créer quelque chose d’original et surtout que ce serait manquer de respect envers tous ces alpinistes qui ont fait des choses tellement extraordinaires. Et donc je me suis dit qu’il valait mieux m’inspirer de personnages réels”.
Pour Habi Jôji, le héros quasi-patibulaire du Sommet des dieux, il s’inspire ainsi directement de Masaru Morita, un alpiniste japonais bien réel qui à ses débuts, sans le sou et incapable de financer des expéditions extrêmement chères dans l’Himalaya ou dans les Alpes, se lance dans l’ascension d’une paroi réputée impossible en hiver, Oni-Sura, la “dalle des démons” pour se faire un nom.
Alpiniste implacable, grimpeur hors pair, le personnage d’Habu Jôji réitère ainsi dans Le Sommet des dieux quelques exploits accomplis par son matériau originel, à commencer par l’incroyable aventure de Masaru Morita dans les Grandes Jorasses, dans les Alpes. Là, la jambe brisée et un bras hors service après une chute de 50 mètres, l’escaladeur parvient péniblement à remonter la paroi à l’aide de son seul bras valide et, littéralement à la force de ses dents, se hisse jusqu’à son équipement, avant d’être secouru in extremis.
En parallèle, Baku Yumemakura s’inspire également d’une autre star de l’alpinisme japonais : Tsunego Hasegawa, avec lequel Masaru Morita est en concurrence. Il deviendra Hase Tsuneo, l’adversaire d’Habu Jôji. Les deux hommes, tant dans la réalité que leurs alters ego, se respectent et s’affrontent avec, toujours, un ultime objectif en tête : vaincre l’Everest, le sommet des dieux.
Du roman au manga : un récit confié à Taniguchi
L’histoire de Mallory, l’alpinisme féroce d’Habu Jôji, son duel sur les parois verglacées face à Hase Tsuneo… Toutes ces incroyables aventures prendront vie sous le crayon du mangaka Jirô Taniguchi. Auteur confidentiel au Japon, il est déjà une star en France, pour Quartier Lointain, lorsque Baku Yumemakura lui confie l’adaptation de son roman :
La masse imposante de la montagne, la multitude des détails qui rend véridique un récit d’alpinisme, et puis la mise en scène des personnages… peu nombreux sont les dessinateurs capables de représenter ces éléments. Taniguchi Jirô appartient à cette catégorie d’artistes, et c’est lui en particulier que je souhaitais voir adapter mon roman.
Dans le passionnant ouvrage Autour du Sommet des dieux, Thomas Vennin raconte avec force détails la genèse de ce projet : “Ce n’est pas la première fois que les deux collaborent puisque Taniguchi Jirô a déjà adapté Garôden_, un autre roman de Yumemakura dans lequel il est plutôt question d’arts martiaux_”.
En 1999, Taniguchi accepte donc de faire du Sommet des Dieux un manga, et se rend à Katmandou, pour s’imprégner de l’ambiance du début du roman. Hasard du calendrier, alors même qu’il visite la capitale du Népal, des alpinistes américains sont en train de découvrir le corps de Mallory, conservé dans les neiges éternelles.
Taniguchi est d’autant plus intéressé par ce projet d’adaptation qu’il a d’ores et déjà travaillé sur un manga consacré à l’alpinisme, K, resté relativement confidentiel, précise Thomas Vennin. Ses recherches l’avaient alors amené à s’intéresser au fameux Masura Morita, l’homme qui a servi de source d’inspiration pour le personnage d’Habu Jôji. L’occasion est trop belle : avec Le Sommet des Dieux, à son grand plaisir, Taniguchi peut adapter la vie de cet homme hors du commun, comme il le racontait lors d’une série d’entretiens accordée à Benoît Peeters dans L’Homme qui dessine, de Benoît Peeters (éditions Casterman) :
Le personnage d’Habu a un caractère difficile, totalement individualiste, voire égoïste, très humain donc, et ce genre de personnage est plutôt rare dans les mangas. Mais c’est justement pour cela qu’il m’intéressait beaucoup. Parce qu’il intrigue, qu’on se demande pourquoi il agit comme il le fait.
Publié en France en 2004, Le Sommet des dieux version manga rencontre un succès immédiat, inscrivant définitivement Jirô Taniguchi au panthéon des mangakas reconnus. Plus impressionnant encore, le manga parvient à se faire une place au panthéon de la littérature de montagne, se rangeant dans les bibliothèques aux côtés d’ouvrages comme Premier de Cordée, de Roger Frison Roche, A la conquête de l’Everest de Sir John Hunt ou encore La Montagne nue de Reinhold Meissner.
Du manga au film d’animation
Le manga finit d’ailleurs par atterrir dans la bibliothèque de Jean-Charles Ostero, producteur, qui tombe amoureux de l’œuvre de Jirô Taniguchi, auquel il écrit immédiatement, comme il le raconte dans Autour du Sommet des dieux : “Si vous m’accordez votre confiance en me cédant vos droits, je sais que la route sera longue et sans doute semée de difficultés, mais j’ai confiance, ce sera en quelque sorte mon Everest à moi !”
En 2013, Taniguchi accepte et donne son accord à Jean-Charles Ostero, qui se lance alors dans la constitution d’une équipe à même d’adapter l'œuvre culte. Côté scénario, Erri De Luca prend un temps la plume, persuadé par Jean-Charles Ostero de s’essayer à l’exercice de l’adaptation, mais sa version ne convient finalement pas et c’est finalement la scénariste Magali Pouzol qui se charge de porter l’œuvre de Taniguchi et Yumemakura à l’écran.
Dans Autour du Sommet des dieux, Patrick Imbert, dessinateur et réalisateur, se confie longuement sur ce qu’a été l’aventure de cette adaptation, sur les défis posés par le type d’animation choisie, à mi-chemin entre 2D et 3D, et la nécessité du réalisme, notamment pour représenter la nature toute puissante :
En visionnant des films de montagne, j’ai réalisé à quel point c’était documenté, il y avait pléthore de tournages, des moyens énormes, des images spectaculaires avec lesquelles il était illusoire de rivaliser. Hors de question d’aller sur ce terrain, il fallait jouer une autre carte, rester sobre. En termes de réalisation, j’aime que les scènes qui parlent des choses humaines soient montrées à l’échelle humaine, avec sobriété et simplicité. [...] Mais une ascension de l’Everest est une aventure palpitante qui demandait une mise en scène adaptée, rythmée, nerveuse. [...] C’est donc entre ces deux voies, intimiste et spectaculaire, que j’ai voulu emmener le spectateur.
Le résultat final est sorti le 22 septembre dans les salles obscures. Avec un ultime regret : ne pas avoir pu montrer à Jirô Taniguchi, le long métrage créé à partir de son oeuvre. Le mangaka est mort en février 2017. S’il n’a pas atteint le sommet des dieux, il n’en aura pas moins été au sommet de son art.