"Le sport a toujours joué une place particulière en Turquie dans son positionnement par rapport à l'Occident"
Par Éric Chaverou, Antoine Jeuffin
Entretien. En pleine offensive en Syrie, à l'automne 2019, des saluts militaires de sportifs turcs, y compris au Stade de France, ont fait polémique. Et le Président Erdoğan est très investi dans le club de foot de l'Istanbul Basaksehir. Antoine Michon, de l'IFRI, revient sur le rapport des Turcs au sport.
Les images n'ont pas été diffusées à la télévision mais les footballeurs turcs ont bien réalisé un salut militaire ce lundi 14 octobre 2019 au Stade de France. Et même deux : "Le premier salut a été réalisé après le but turc, au moment où nous diffusions le ralenti du but. Le second salut a lui été réalisé après la fin du match au moment où nous étions en interview avec les joueurs. Si intervention il y avait dû avoir, cela aurait été fait en respect du cahier des charges de l’UEFA", a précisé M6, qui retransmettait le match, à franceinfo. La ministre des Sports française avait demandé une sanction exemplaire des footballeurs turcs par l'UEFA. Lors d'une précédente rencontre contre l'Albanie, les joueurs turcs avaient déjà fait un salut militaire pour célébrer un but. L'UEFA parlant d'une provocation, au moment où la Turquie vient de lancer ses troupes contre les Kurdes dans le nord de la Syrie. Le magazine So Foot d'ajouter que ce weekend, un gymnaste et une boxeuse, tous deux Turcs, ont mimé le même geste pour fêter leur titre.
Entretien avec Antoine Michon, assistant de recherche à l'IFRI, l'Institut français des relations internationales, et vice-président du think tank Sine Qua Non.
Il est rare que des sportifs français s'engagent de la sorte. Comment expliquez-vous une telle différence ?
L’armée a toujours eu une place particulière dans la société turque. Depuis la création de la République turque par Mustafa Kemal, l'armée a été historiquement vue comme en charge de sauvegarder les principes démocratiques et les principes de la République et donc les principes du kémalisme.
A partir de là, l'unité du peuple turc s'est toujours faite derrière son armée et cela s'est toujours vu dans le sport.
C'est un moyen de fédérer derrière l’armée, quels que soient les sportifs et les opinions politiques ?
Le conflit actuel contre les YPG (Unités de protection du peuple forment la branche armée du Parti de l'union démocratique syrien) en Syrie et contre les SDF, qui sont les cousins syrien du PKK, fait écho, notamment, aux affrontements dans les années 90 et aux vagues d'attentats qui ont suivi et qui ont fait des dizaines de milliers de morts en Turquie. Une union nationale existe déjà par conséquent derrière l'armée turque et encore plus en ce moment en raison de la guerre contre les Kurdes.
Ce mouvement vous paraît spontané de la part des sportifs ou un peu dicté avec peut-être des sportifs qui n'auraient pas le choix par rapport à la situation dans leur pays ?
A quelques exceptions près, comme le basketteur Enes Kanter aux États-Unis, l'immense majorité des sportifs turcs soutient Recep Tayyip Erdoğan. Comme la majorité de la diaspora, car ces Turcs de l'étranger ont "la chance" de pouvoir rester dans la vision projetée de la nouvelle Turquie promue par Erdoğan depuis son arrivée au pouvoir et ils n'ont pas à subir les vagues d'attentats djihadistes et la grave crise économique qui touche actuellement la Turquie. Ils sont en connivence direct avec le pouvoir. Mais l'engagement de certains sportifs n'est absolument pas dicté depuis le palais présidentiel.
En quoi Enes Kanter a-t-il marqué sa différence ?
Enes Kanter appartient de manière ouverte et publique au mouvement FETÖ, dirigé par Fetullah Gülen et ennemi du Président Erdoğan. Enes Kanter avait ainsi qualifié le Président "d’Hitler de notre siècle" à la suite de l’annulation de son passeport turc au cours d’un déplacement à l’étranger. Il a également été condamné à 4 ans de prison pour ses multiples attaques contre le régime, qu’il juge dictatorial. Son compte Twitter (très actif) est rempli de messages anti-Erdogan.
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Qui sont les autres exceptions notoires ?
Le premier exemple qui vient à l’esprit est Deniz Naki, un footballeur allemand d’origine kurde qui a joué en Allemagne et en Turquie. Il s’est notamment fait remarquer pour des publications sur Facebook, ouvertement contre l’opération menée par l’armée turque dans le sud de la Turquie contre le PKK en février 2016. Il avait été suspendu 12 matchs par la Fédération turque, ce qui ne l’avait pas empêché de mener d’autres actions contre l’opération turque à Afrin notamment, dans le nord-ouest de la Syrie l’année passée. [Il est allé jusqu'à une grève de la faim à Genève, NDLR]
Néanmoins, il est plus simple d’identifier des sportifs soutenant ouvertement le président Erdoğan que ses opposants, qui ont également tendance à rester silencieux pour ne pas mettre leur famille ou eux-mêmes en danger.
A contrario, qui sont les sportifs qui défendent ouvertement Erdoğan ?
Il y a par exemple le footballeur Cenk Sahin, mis à pied par son club du Sankt Pauli (D2 allemande).
A l’image d’une très vaste partie de la diaspora turque, les sportifs soutiennent dans leur majorité le régime d’Erdoğan. Comme le reste de la diaspora, ils n’ont pas subi la crise économique de ces dernières années, le virage autoritaire, la gestion des flots de réfugiés ou encore les vagues d’attentats djihadistes. Ils appartiennent de plus à cette classe de businessmen conservateurs et musulmans, dont Erdoğan a favorisé l’émergence.
Le Président turc s’est également posé en défenseur des musulmans dans le monde, dans le cadre du narratif "néo-ottoman" qu’il promeut depuis son accession au pouvoir, un islam qui serait attaqué par l’Occident, si l’on se fie au narratif promu. Les Turcs se rangent donc derrière celui qui les défend contre les attaques.
Enfin, il est important de noter qu’Erdoğan a très vite compris le rôle essentiel du sport dans le positionnement géopolitique de la Turquie. Ainsi, Istanbul (ville dont il a été maire avant d’arriver au pouvoir) a été candidate à recevoir les Jeux Olympiques d’été en 2000, 2004, 2008 et 2012. La Turquie a accueilli conjointement avec la Grèce (son ennemi de toujours) l’Euro de Football 2008 ou encore les Championnats du Monde de Basket en 2009. Ses politiques économiques de libéralisation ont également favorisé le financement des clubs de sport turcs et leur émergence sur la scène internationale, et particulièrement européenne. Il a donc promu le sport en Turquie, ce que les sportifs lui rendent, pour schématiser.
Le célèbre footballeur Mesut Özil, qui a quitté la sélection allemande, n’a aussi jamais caché son très fort soutien au Président Erdoğan.
Comme je l’ai développé précédemment, ce dernier se sert des attaques islamophobes en provenance d’Europe pour mobiliser la nation turque, et plus largement une partie du monde musulman, où la Turquie reprend depuis plusieurs années une importance croissante. Cette décision de Mesut Özil, motivée par des insultes racistes à répétition, s’inscrit dès lors dans ce narratif.
Un tel choix par un personnage public connu dans le monde entier comme Mezut Özil est une aubaine pour la propagande du gouvernement turc. Il est donc logique qu’ils la reprennent à leur compte.
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Et quid du symbole Naim Süleymanoglu, "l'Hercule de poche" ?
L’exemple de Naim Süleymanoglu, légende mondiale de l’haltérophilie né en Bulgarie de parents, et arrivé en Turquie dans des conditions incroyables – à bord du jet du Premier Ministre Turgut Ozal, montre l’utilisation récurrente du sport comme moyen de communication politique. Par la suite candidat à des élections sous la bannière du MHP (parti nationaliste et conservateur turc, classé très à droite), il fait partie des étrangers que la Turquie a réussi à faire venir de l’étranger pour en faire des légendes sportives. En basket notamment, les exemples de Cedi Osman ou de l’actuel président de la Fédération de basket-ball turque, Hidayet "Hedo" Türkoğlu, illustrent cette situation.
Cette défense d'Erdoğan par les sportifs est-elle récente ?
Non et elle se fait de manière continue. C’est évidemment exacerbé en période de tensions internationales. Je ne pense pas qu’il faille distinguer autant les sportifs turcs du reste des citoyens. Bien qu’Erdoğan s’appuie sur le sport, et notamment le football à l’image du club de Basaksehir, propriété de certains de ses amis et réputé proche du régime, il n’y a pas d’ordre direct en provenance d’Ankara.
Bien sûr, toute critique exacerbée peut avoir des conséquences, notamment judiciaires, sur la famille et les proches du sportif en question, comme dans tout régime autoritaire. Mais il n’y a pas de directives.
[Et en cet été 2020, l'Istanbul Basaksehir, présidé par le mari de la nièce d'Erdoğan est en passe d'emporter le championnat. Ecoutez le reportage]
D'un petit club de la banlieue d'Istanbul, l'Istanbul Basaksehir est devenu le roi de la compétition. Reportage de Franck Mathevon
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Ce salut militaire est-il aussi une forme de défiance vis-à-vis de l'Occident ?
C'est beaucoup plus en premier lieu en soutien à l'armée turque et au régime, et plus particulièrement à l’armée qu'au régime. D'autant par exemple que le match de vendredi se jouait en Albanie, un pays avec lequel les Turcs ont de très bons liens.
En revanche, il est vrai que le sport a toujours joué une place particulière en Turquie dans son positionnement par rapport à l'Occident. Que ce soit dans les périodes de tension avec la Grèce ou au moment où la Turquie faisait des progrès dans son adhésion à l'Union européenne. A ce moment-là, que ce soit les titres de presse, les messages des supporters ou même l'attitude des joueurs étaient beaucoup plus conciliants vis-à-vis de l'Occident.
La France fait partie des puissances majeures en Europe et en Occident accusées de vouloir mettre de côté la Turquie et de refuser son entrée dans l'Union européenne et son intégration. La France a été extrêmement critique envers la Turquie ces dernières années sur les violation des droits de l'Homme, l'emprisonnement des journalistes et le tournant autoritaire pris après 2013 dans lequel les supporters de foot avaient joué une place très importante.
Depuis ces prises de position françaises, la Turquie a suivi dans le sens opposé.
Quel fut exactement le rôle de ces supporters de foot en 2013 (que vous évoquez) ?
Lors des manifestations de Gezi en 2013, qui sont rapidement devenues un symbole de la lutte contre le développement de l’autoritarisme, on a vu très rapidement l’arrivée des supporters de football. Au cours de ce que l’on a appelé ‘Istanbul United’, les ultras des trois clubs rivaux d’Istanbul (qui normalement se vouent une haine profonde) Besiktas, Fenerbahçe et Galatasaray ont défilé ensemble pour défier le pouvoir en place, contre le virage que prenait le régime. Menés notamment par Çarsi, les ultras se revendiquant anarchistes de Besiktas se sont organisés sur les réseaux sociaux, et notamment Twitter. Cette image, marquante, montrait la politisation des supporters des clubs d’Istanbul.
Après de nombreuses manifestations anti-Erdoğan dans les stades, ayant notamment forcé le Président à inaugurer le nouveau stade de Besiktas sans supporters en 2016, des mesures très strictes de répression et d’encadrement des supporters ont été prises. De plus, des proches du pouvoir ont investi dans le football, pour tenter de créer un contre-pouvoir aux trois grands clubs historiques.
Le sport (pas seulement le football) et la politique sont finalement intimement liés en Turquie ?
Le sport est un moyen d'expression de manière générale et la société turque étant extrêmement patriote, elle s'exprime aussi par le football. Elle l'a toujours fait.
Et quand elle se sent attaquée comme aujourd'hui, que ce soit par l'Occident ou par les Kurdes, elle se regroupe autour d'elle-même et elle se défend et elle se protège, y compris dans le sport.