Le succès mondial d’Astérix : "D'abord un héros européen qui parle à la classe moyenne cultivée européenne"

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Le succès mondial d’Astérix : "D'abord un héros européen qui parle à la classe moyenne cultivée européenne"

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Astérix ne cesse de voyager et de conquérir à chaque nouvel album de très nombreux lecteurs, d’abord en Europe, mais aussi en Asie et en Amérique du Sud. Photo prise à l’exposition “Astérix l’Européen” à Manderen-Ritzing, le 17 mai 2021.
Astérix ne cesse de voyager et de conquérir à chaque nouvel album de très nombreux lecteurs, d’abord en Europe, mais aussi en Asie et en Amérique du Sud. Photo prise à l’exposition “Astérix l’Européen” à Manderen-Ritzing, le 17 mai 2021.
© Maxppp - Pierre Heckler

Entretien. Plus de soixante ans après sa création, Astérix poursuit sa conquête du monde, avec la sortie d’un 39e album. Pour l’universitaire Nicolas Rouvière, la BD française la plus vendue à l’étranger doit son succès à ses valeurs anti-impérialistes et à son idéal de l’intercommunication entre les cultures.

Les aventures d’Astérix le Gaulois se poursuivent, après la disparition l’an dernier d’un de ses pères, le dessinateur Albert Uderzo qui avait créé le personnage avec le scénariste René Goscinny, au début des années 1960.  

Un 39e album, signé par leurs successeurs aux Éditions Albert René depuis 2011, Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, est paru ce jeudi 21 octobre un peu partout dans le monde, avec un tirage de cinq millions d’exemplaires : Astérix et le Griffon, un voyage dans l’Est à la rencontre d'un peuple mal connu de l’Antiquité : les Sarmates, des nomades qui vivaient dans une région s'étendant de l'actuelle Ukraine aux contreforts du Caucase et aux steppes d'Asie centrale.

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Sa sortie s’est faite simultanément en dix-sept langues : français, allemand, anglais britannique, anglais américain, italien, norvégien, finnois, suédois, polonais, castillan et quatre langues régionales espagnoles - catalan, galicien, basque, asturien bable - portugais et mirandais, deuxième langue officielle parlée du Portugal. 

Suivront le tchèque, le hongrois, le grec moderne, le turc, le danois, le serbe, le slovène en 2022, avant le chinois, le brésilien, l’argentin, et le mexicain en 2023. 

Astérix, traduit en cent onze langues et dialectes depuis sa création, est la BD française la plus vendue au monde. Depuis 1961, il s’est écoulé plus de 380 millions d’albums, beaucoup plus que Tintin (240 millions) qui n’a pas connu de suite, après la mort de Hergé

"Les lecteurs aiment ces histoires de David contre Goliath, de résistance à une globalisation" : Céleste Surugue, directeur général des Editions Albert René

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Au succès en France et dans les pays francophones (145 millions d’albums vendus) s’ajoute celui en Allemagne (131 millions) et une très bonne implantation aussi en Espagne (25,5 millions), au Royaume-Uni et dans les pays anglophones (26 millions) au Benelux (21 millions) et dans les pays scandinaves (13 millions).  

En se moquant des stéréotypes culturels et en défendant des valeurs démocratiques, la série Astérix suscite une grande sympathie à travers le monde, par la "configuration ouverte sur la découverte de l'altérité" qu’elle propose "dans une sorte de fédération de tous les milieux locaux qui résistent à toute forme d'impérialisme", analyse Nicolas Rouvière, maître de conférences en littérature à l’université Grenoble-Alpes, spécialiste de bande dessinée, auteur de Astérix ou les lumières de la civilisation et Astérix ou la parodie des identités.

La sortie d“Astérix et le Griffon”, s'est faite simultanément en seize langues étrangères, le jeudi 21 octobre 2021.
La sortie d“Astérix et le Griffon”, s'est faite simultanément en seize langues étrangères, le jeudi 21 octobre 2021.
- Editions Albert René

Comment s’est bâti historiquement l’immense succès d’Astérix dans le monde ? 

C’est une vaste question puisque la diffusion s’est faite en plusieurs temps. À partir de la première publication en 1961, Astérix a réussi à conquérir l'ensemble de l'Europe de l'Ouest, en une douzaine d’année, avec des succès divers selon les pays, mais déjà une bonne implantation en Angleterre, en Espagne, en Allemagne et en Scandinavie. Il y a eu ensuite une extension en direction du monde arabe, en direction de l'Asie en particulier et à partir des années 1990, en direction de l'Europe de l'Est. Cela s’est donc fait par plusieurs phases, avec aussi un très grand succès au niveau de la traduction en dialectes locaux. Il y a à la fois des éléments culturels qui ont permis cette implantation et cette connivence de l'humour et des références culturelles et des phénomènes plus proprement éditoriaux qui ont permis cette percée. 

Pour les dialectes, il y a eu une première vague à partir des années 1970, à l'initiative d’associations culturelles, militantes, soucieuses de promouvoir les parlers locaux. Astérix a même parfois été un petit peu en avance par rapport à des formes qui n'étaient pas stabilisées du romanche, langue parlée en Suisse, ou encore du luxembourgeois, en devenant une sorte de signe identitaire. Avoir sa traduction d’Astérix représentait un symbole d'existence d'une identité périphérique, minoritaire par rapport à un centre considéré comme dominant. Il y a eu une première traduction en breton dans les années 1970. Le militant occitaniste l'abbé Combes a aussi fait une version en langue occitane. Et il faut noter un grand nombre de traductions déjà en Allemagne : en souabe, en bavarois et dans la langue urbaine de Hambourg. Il y avait à cette époque la volonté de promouvoir Astérix comme une forme de résistance locale ou d'affirmation identitaire par rapport à un ensemble englobant. Cette politique s'est diffusée, s'est développée un peu plus systématiquement à partir des années 1990. Une collection spécifique a même été créée en Allemagne, pour ses traductions dialectales d'Astérix. 

Mais il existe aussi des pôles de résistance : l’Amérique du nord notamment. Astérix est très peu connu aux États-Unis. C’est le cas également en Russie, où la BD de toute façon est très peu diffusée. Les quelques traductions russes n'ont pas vraiment trouvé leur public. Et puis on note aussi un grand pôle de résistance au Japon, avec un fossé culturel. Le côté anarchisant peut-être de ce village d'irréductibles Gaulois, n'a pas trouvé d'écho. Astérix au Japon a, en plus, l’image d'une série élitiste. Comme si elle s'adressait à un public lettré, un public urbain, aux enfants d'une classe supérieure d'universitaires ou d'enseignants de lycées français.  

Pourquoi la résistance aux États-Unis reste-t-elle si forte ? 

Ce n'est qu'à partir des années 1990 que les rayons de "graphic novel" sont apparus dans les librairies, sur le territoire américain. C'est un produit relativement coûteux. Le format éditorial de l'album 44 planches avec la couverture cartonnée et brillante ne correspond pas au standard d'une littérature populaire de kiosque ou de gare : un petit fascicule souple tels que se développent les comics. Et puis, il y a un certain nombre de malentendus culturels liés à une représentation d'Astérix comme opposant à la modernité ou comme opposant au progrès. Ce à quoi s'est ajouté dernièrement un malentendu sur la représentation de certains stéréotypes. On a pu reprocher à Astérix des stéréotypes raciaux liés à la représentation des Noirs africains, l'imagerie Banania, etc. Le mécanisme du rire d'Astérix, qui ne vise pas à stigmatiser des identités, mais à prendre un recul humoristique sur les stéréotypes interculturels, est finalement moins bien reçu, moins compris aux États-Unis.  

Fictions / Théâtre et Cie

Astérix est-il un héros transposable ? Est-il un héros international, facilement adaptable aux cultures ?  

Il y a une part d'universalisme assez évident, dans la défense de valeurs démocratiques face à un État autoritaire expansionniste, comme le représente l'Empire romain dans la série. Il y a vraiment aussi un idéal de l'intercommunication entre les cultures, avec cette idée : "ce qui nous rassemble est plus fort et plus fondamental que ce qui nous sépare", comme les stéréotypes culturels qui peuvent apparaître superficiels et qu'on arrive toujours à dépasser, quels que soient les obstacles culturels et linguistiques. Et puis, il y a des choses vraiment fondamentales dans Astérix qui questionne la frontière entre la civilisation et la barbarie, entre la raison et la folie. Nous sommes toujours le barbare de l'autre, dans une forme de méconnaissance et d'incompréhension. Les héros, en particulier Obélix, font l'aventure de l'altérité, apprennent quelque chose de l'autre et à dépasser des réflexes ethnocentriques. Nous avons donc là un fond de valeurs à la fois bienveillant, démocratique, anti-impérialiste qui permet de susciter une grande sympathie de la série à travers le monde. 

Et qui repose donc sur des stéréotypes dont les auteurs d'Astérix se moquent ! 

Oui, complètement ! Alors, les premiers d'entre eux sont liés à l'imagerie scolaire de "nos ancêtres les Gaulois", tels que René Goscinny et Albert Uderzo eux-mêmes dans les années 1930, ont pu la découvrir dans les manuels de leur enfance. Et puis, il y a tout un fonds folklorique lié au tourisme, à la gastronomie, à la littérature, au développement des arts, à la culture des mass médias que les auteurs reprennent et qu'ils transposent. C'est aussi le signe d'une forme d'homogénéisation ou d'uniformisation de la culture moyenne européenne et je crois qu’Astérix est d'abord le héros européen qui parle à la classe moyenne, cultivée, lettrée, européenne des cinquante dernières années. 

Les créateurs d'Astérix : le dessinateur Albert Uderzo et le scénariste René Goscinny, photographiés avec leur héros à Paris, le 16 novembre 1967.
Les créateurs d'Astérix : le dessinateur Albert Uderzo et le scénariste René Goscinny, photographiés avec leur héros à Paris, le 16 novembre 1967.
© Getty - Keystone-France

Mais il parvient à franchir les frontières. Astérix a du succès en Corée. Astérix a vite été très bien traduit en Turquie. Astérix est aussi présent en Amérique du Sud, avec ce fonds de valeurs où l'on croit en la raison, au progrès, à un certain idéal de l'école et où on l’on se moque aussi des réflexes ethnoreligieux. Il y a quelque chose de l'universalisme des Lumières qui transparaît dans les aventures d’Astérix et qui arrive à se diffuser malgré les quelques obstacles que peut rencontrer la série dans certains pays.  

Il ne faudrait pas réduire non plus Astérix à une forme de défense régionaliste face à un pouvoir central. Mais il y a une force de subversion, effectivement, débouchant sur une reconnaissance identitaire face à toute logique d'uniformisation culturelle et corrélée avec un idéal démocratique et anti-impérialiste. Cela donne un message roboratif sur une sorte d'union des cultures locales par-delà le monde, face à toute logique d'oppression. 

Les albums d'Astérix à l'étranger, racontent-ils autre chose ? Les jeux de mots très nombreux sont souvent intraduisibles ou prennent un sens différent ?  

Oui, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas seulement traduits. Ils sont aussi en partie transposés, adaptés. C’est le cas entre autres de l’album Le Grand Fossé, où on a donc la représentation d'un village coupé en deux, à l'image de la ville de Berlin, séparée par un grand mur. C'est une allusion à laquelle Uderzo pensait. L’album a été traduit par exemple en créole martiniquais pour les habitants d'un côté du village et en créole guadeloupéen de l'autre, comme pour se moquer des dissensions entre cultures caribéennes. Il y a donc des transpositions linguistiques qui sont faites par rapport au contexte local. Si la langue des Gaulois est en tyrolien, elle sera plutôt en contraste avec la langue du viennois standard de la capitale autrichienne... Il y a des jeux autour des représentations qu'on se fait des dénominations linguistiques et il y a aussi des transpositions par rapport aux références culturelles, l'onomastique, les noms des personnages. En catalan, le chef du village Abraracourcix s'appelle Copdegarròtix en référence à un folklore local, la danse des bâtons en pays catalan. Hammonia, la protectrice de la ville de Hambourg donne son nom à l'album Le Domaine des dieux, rebaptisé Hammonia-City, en Allemagne_._ On va donc trouver à chaque fois des adaptations locales pour que la série suscite des signes de reconnaissance, une connivence chez le lecteur qui retrouve transposée de façon anachronique, des éléments qui composent la culture qui est la sienne. 

"Une traduction pour que l'histoire, avec le même sourire, devienne vivante pour les lecteurs dans leur langue maternelle " : Adriana Hunter, traductrice d'Astérix en anglais britannique

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"Le Domaine des dieux" a été rebaptisé en Allemagne "Hammonia-City", en référence à la la protectrice de la ville de Hambourg.
"Le Domaine des dieux" a été rebaptisé en Allemagne "Hammonia-City", en référence à la la protectrice de la ville de Hambourg.
- Editions Albert René

Avec toujours le même objectif pour les auteurs de faire rire, par l’autodérision ? 

Il y a effectivement une moquerie à l'égard des représentations de soi et de l'autre en mettant en suspend toute valeur de vérité par rapport aux stéréotypes interculturels, tant ils sont grossis, tant ils sont représentés de façon caricaturale. Mais il s’agit du deuxième temps du moteur humoristique. Le premier temps est celui de la reconnaissance de signes partagés, d'un fond culturel partagé. Il y a donc un versant intégrateur du stéréotype qui fonctionne à plein avant que l'on puisse s'en détacher et aboutir dans un troisième temps parfois, à une critique universaliste des défauts des hommes. 

Personnages en personne
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Depuis sa création, Astérix dépeint le monde contemporain. Quelle est sa dimension géopolitique ? 

Il y a dans chaque album d’Astérix cette fameuse carte liminaire qui permet de circonscrire un milieu local face à un ensemble. On pourrait effectivement dresser une carte internationale des milieux locaux qui constitue une sorte de fédération de résistance à travers le monde. 

Mais au-delà de cette dimension géopolitique, la série dresse un panorama des formes politiques du religieux ou des configurations politiques des différentes sociétés. Avec ce paradoxe que finalement, la société qui a l'air la plus primitive, le village gaulois, est en avance sur le plan de l'histoire politique puisque c'est une démocratie. Elle est face à un empire englobant, autoritaire, expansionniste : une autocratie. Elle est face aussi à une théocratie, avec par exemple le royaume de Cléopâtre où elle se fait passer pour une divinité incarnée, quitte à ce que ses sujets soient castrés et peinent à s'autonomiser comme individu. Nous avons aussi des micro-sociétés barbares. La première d'entre elles, celle des Goths dans l'album de 1963, est très clairement une société pré-totalitaire, avec une fusion du pouvoir politique et du pouvoir policier et militaire. Une allusion aux chambres à gaz est faite lors de l'élimination des opposants, à travers la cocotte pression qui siffle quand c'est prêt ! L'histoire des configurations politiques dans Astérix pose à chaque fois la question des fondements du lien social et la question de la violence.  

Il faut retenir aussi que le petit village gaulois est une cour de récré, influencée par une certaine représentation de l'école, dans une vision très marquée par la Troisième République. Cette cour de récré est ouverte sur le monde, de telle sorte que tous les habitants de l'extérieur peuvent être invités à venir participer à un bon banquet et même à venir fêter Gergovie au début d’Astérix en Corse. Nous avons donc vraiment une configuration ouverte sur la découverte de l'altérité, dans une sorte de fédération de tous les milieux locaux qui résistent à toute forme d'impérialisme. 

Astérix a permis au patriotisme français de changer de légende. Ce n’est plus la France impériale avec ses grandes figures de colonisateur. C'est la France qui résiste, la France non alignée, la France tiers-mondiste dans le contexte de la guerre froide face aux deux blocs. Et je crois que ce positionnement a créé aussi une grande sympathie à travers le monde.  

Est-ce que cela perdure ? 

Oui, je pense que cela fonctionne toujours. Nombreux sont ceux qui perçoivent un fond gaullien dans Astérix, mais on pourrait dire tout autant qu'il y a un fond mendésiste très fort. C'était le penchant d’ailleurs de René Goscinny. Il l’avouait lui-même et je crois que ce fonds demeure. D’où ce côté subversif de la série qu'il ne faudrait pas pour autant réduire à une opposition du local contre le global.  

Les nouveaux auteurs d’Astérix : le dessinateur Didier Conrad et le scénariste Jean-Yves Ferri, lors de la sortie du premier album post Uderzo, “Astérix chez les Pictes”, le 2 octobre 2013.
Les nouveaux auteurs d’Astérix : le dessinateur Didier Conrad et le scénariste Jean-Yves Ferri, lors de la sortie du premier album post Uderzo, “Astérix chez les Pictes”, le 2 octobre 2013.
© AFP - Bertrand Guay

Quant à la reprise depuis quelques années par Conrad et Ferri, elle est une assez grande réussite, en particulier dans les albums où les personnages voyagent. Ce sont ceux où les auteurs, il me semble, se sentent le plus à l'aise. Ce sont ceux où les histoires fonctionnent le mieux et elles sont à l'étranger, il me semble aussi, bien reçues de ce point de vue-là. Je pense notamment au voyage transalpin dans Astérix et la Transitalique, dans un contexte de méfiance du public italien considérant qu'on se moquait jusque-là des Romains. La défense des identités régionales contre une forme de centralisme, dans cet album, a permis de changer le regard sur la série Astérix, en Italie.

Les Nuits de France Culture
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