Le théâtre se réinvente-t-il après un an de pandémie ?
Par Éric Chaverou, Fiona Moghaddam, Cécile de Kervasdoué, Benoît GrossinJournée spéciale. Il y a tout juste trois semaines débutait à l'Odéon, à Paris, une vague croissante d'occupations de théâtres. Au coeur des revendications, la réouverture des lieux culturels, l’assurance chômage et l’indemnisation des intermittents. Avec aussi l'opportunité de penser, tester, l'avenir du théâtre.
Une centaine de théâtres et de lieux culturels sont désormais occupés en France par des intermittents et étudiants, selon la CGT Spectacle qui a initié ce mouvement le 4 mars dernier au théâtre de l'Odéon, à Paris. C'est le cas au théâtre Graslin, dans le centre-ville de Nantes, depuis deux semaines :
Ils sont une cinquantaine à occuper le théâtre Graslin de Nantes. Louis-Valentin Lopez y a passé une journée et une nuit.
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Outre une série de revendications, les participants à ces actions réfléchissent aussi aux transformations actuelles et futures du théâtre en temps de pandémie. Nous les avons interrogés un peu partout dans le pays et nous vous proposons de nombreux rendez-vous dans nos journaux à ce propos ce jeudi 25 mars.
À Toulouse, le Théâtre de la Cité (pré)occupé avec la jeunesse par la création
C’est un théâtre fermé aux spectateurs mais qui n’a jamais cessé de travailler depuis un an : le CDN de Toulouse, occupé depuis le 11 mars, est un lieu d’expérimentation pour les jeunes et de réflexion par les jeunes sur une réinvention de la création et de la rencontre avec le public :
"On utilise des techniques de télévision pour réinventer une expérience de théâtre vivant. Ce n'est pas du cinéma ni du théâtre filmé." Reportage de Benoît Grossin.
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Et alors que des jeunes étudiants et "artistes émergent.e.s" sont mobilisés pour leur avenir et celui du spectacle vivant, il est aussi question dans le théâtre de réinventer la création, sa mission principale, en temps de pandémie :
"On est obligé de réinventer notre lien avec le public" : Galin Stoev, directeur du Théâtre de la Cité
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Juan, 22 ans, en master d’écriture dramatique, à l’université Jean-Jaurès de Toulouse, est l'un des occupants. Très intéressé par la mise en scène, il considère que "c'est très difficile parce qu'une des questions les plus récurrentes et qui est une question très théâtrale, c'est : va-t-on avoir un espace pour travailler ? Comme nous n'avons pas d'espace et que nous sommes réduits à notre chambre. Notre chambre d'étudiant est petite, donc nous sommes un peu dans une sorte de paranoïa constante en se disant est-ce que j'attends de travailler ou est-ce que j'essaie de travailler maintenant ?"
"Avec ce mouvement au Théâtre de la Cité, je commence à pouvoir créer un réseau avec d’autres élèves et d’autres artistes" : Juan, étudiant en master d’écriture dramatique
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À Avignon, le In et le Off y croient
Aucun report, aucune annulation envisagée : la 75e édition du festival d'Avignon sera "exceptionnelle" promet son directeur Olivier Py. Elle est prévue du 5 au 25 juillet dans la Cité des Papes sous le thème de "Se souvenir de l'avenir". 46 spectacles ont été annoncés ce mercredi, 2 expositions, 40 lectures, 70 débats et rencontres. Des incertitudes planent sur l'organisation et sur les jauges à faire respecter dans les salles. Plusieurs scénarios sont sur la table.
Pour le In d'Avignon, le mot d'ordre est l'optimisme. Explications de Lisa Guyenne
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Et le Off s'interroge sur son déroulement, mais tient à surtout ne pas revoir une ville morte, comme l'an dernier. Harold David, coprésident de la Fédération des Théâtres indépendants d'Avignon, explique notamment à Fiona Moghaddam que "les prises de décision définitives vont se faire entre le 15 et le 30 avril" :
Harold David : "Ce qui est certain c'est que jusqu'au bout on se battra pour faire exister quelque chose à Avignon cet été"
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On est encore à un moment où on peut y croire. Si vraiment cette issue-là, souhaitable et désirée, n'est pas possible, alors, bien évidemment, en fonction du cadre qu'on voudra bien nous donner, bien entendu, nous ferons des propositions avec nos compagnies pour essayer de faire en sorte que, c'est sûr et certain, Avignon ne soit pas une deuxième année une ville morte pour le spectacle vivant. Cela peut passer par investir des espaces publics et en plein pour proposer des spectacles, si on peut accueillir des professionnels dans nos salles, pourquoi pas imaginer des temps de visibilité aussi pour les compagnies dans ce cadre-là. Tout est possible. Il faut que le spectacle vivant vive, qu'il s'empare de cette ville dont le spectacle vivant est le poumon. Et donc, une fois qu'on saura si on doit abandonner le modèle préexistant du festival off, qu'il faudra inventer autre chose, alors bien sûr nous serons au rendez-vous pour proposer ce qu'il sera possible de proposer.
Le jeu à distance d'Emmanuel Noblet
Comédien et metteur en scène, il reçu un Molière en 2017 pour un seul en scène dans Réparer les vivants, d'après le roman de Maylis de Kerangal. Très solidaire des théâtres occupés, il vient de terminer les répétitions d'une pièce mise en scène par Christophe Rauck au théâtre du Nord, le centre dramatique national de Lille.
Au-delà de sa colère face à la fermeture des salles et aux conséquences sur les intermittents les plus précaires, il profite de la période pour inventer une nouvelle manière de proposer un vrai moment de théâtre à distance :
Emmanuel Noblet : "J'ai réfléchi à un texte qui pourrait seulement se jouer par la vidéo, où la vidéo serait une résolution dramaturgique."
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"On ne peut pas dupliquer le théâtre vivant en numérique"
Dramaturge, metteur en scène, acteur, réalisateur, scénariste et directeur du Théâtre du Rond-Point, à Paris, Jean-Michel Ribes était l'invité de notre journal de 12h30. Cette scène parisienne où aurait dû avoir lieu ce jeudi une "Assemblée des théâtres" avec des théâtres subventionnés, privés, de villes, indépendants. Interrogé par Benoît Grossin, il précise son propos. En soulignant que "On ne veut pas se dissocier de l'ensemble de la nation. On ne veut pas lubrifier notre nombril et montrer qu'on existe, et être simplement des gens égoïstes. Non. On est comme tout le monde. On est une profession, on fait partie de la nation et on est solidaire avec tout le monde. Et surtout, il n'est pas question une seconde que nous qui sommes des forces de vie nous augmentions le nombre de morts dans ce pays".
Jean-Michel Ribes : "Si on va voir avec finesse et pas uniquement avec géométrie ce qui se passe dans le théâtre, c'est très sain, il n'y a aucun cluster depuis le début. Donc il y a une question à se poser."
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On doit conserver le lien. C'est important que l'on fasse des podcasts, de la vidéo, etc. Mais le théâtre vivant, on ne peut pas le dupliquer en numérique. On ne peut pas le dupliquer. C'est forcément l'amputer. Par contre, si on fait une œuvre, ça, c'est intéressant. Quand Orson Welles fait Othello, c'est toujours Othello, mais c'est une œuvre. Donc, si on fait une œuvre avec la matière du théâtre pour en faire un film ou un objet audiovisuel qui soit lui-même une œuvre et pas uniquement une duplication ou une captation d'un spectacle - parce que les temps ne sont pas les mêmes, les respirations ne sont pas les mêmes, le rythme n'est pas le même et donc le sens diffère - oui, c'est possible. Il faut à ce moment-là que nos metteurs en scène différents deviennent des réalisateurs.
Jouer en milieu scolaire : un scène alternative ?
Depuis le début de la pandémie et de ses confinements et reconfinements, les artistes du spectacle vivant n’ont cessé d’inventer de nouvelles scènes pour se produire. Des vidéos, des fenêtres ouvertes sur coure, dans la rue, et puis ensuite là où les rassemblements de publics sont permis, les églises, les Ehpad, les prisons et bien sûr les établissements scolaires.
Le reportage de Cécile de Kervasdoué au collège de Oucques la Nouvelle, dans le Loir-et-Cher. Extrait du journal de 18h d'Aurélie Kieffer
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Cette année dans le cadre de l’été culturelle le ministère de la Culture a prévu une enveloppe de 20 millions d’euros supplémentaires pour soutenir toutes les manifestations artistiques en milieu scolaire via 8 000 artistes sur tout le territoire. Mais personne ne semble savoir si un budget a été débloqué avec la pandémie et les théâtre fermés. Même chose du côté du ministère de l’Education, nul ne sait donner des chiffres sur l’ampleur des représentations en milieu scolaire depuis le début de la crise sanitaire. Même chose enfin du côté de la Ligue de l’enseignement, la fédération d’associations qui organise les activités culturelles à l’école, son budget n’a pas bougé cette année !
Mais jouer devant des scolaires ça n’a rien de nouveau ! Depuis des décennies, partout sur le territoire, les scènes conventionnées ont dans leurs cahiers des charges l’obligation d’intervenir en milieu scolaire. Jusqu’ici ils n’en faisaient pas la publicité et communiquaient sur leurs spectacles pour faire venir du public. Aujourd’hui, comme les salles sont fermées, les théâtres et les artistes parlent enfin de leur travail à l’école comme d’un vrai travail artistique, et c’est tant mieux !
Mathilde Michaud, de la ligue de l’enseignement
Au collège de Oucques la Nouvelle, dans le Loir-et-Cher, à 40 km de tous les dispositifs culturels, 60 élèves de 4ème ont assisté en début de semaine à une pièce de théâtre forum consacrée à la mixité. Un tiers seulement d’entre eux ont déjà assisté à un spectacle dans un théâtre.
C’est très important de faire intervenir les artistes auprès de nos élèves, cela permet une autre approche pour aborder des sujets parfois complexes comme la mixité, le harcèlement ou la laïcité. C’est une approche complémentaire indispensable.
Vincent Descloux, principal du collège Lavoisier à Oucques la Nouvelle
Dans une salle de classe aux fenêtres grandes ouvertes, une femme en costume masquée, avec une valise et de multiples objets pousse la porte et se présente aux élèves. Elle se fait passer pour le professeur Lulu, doctoresse en pédagogie inversée et assène durant une demie heure tout ce qu’elle trouve comme clichés sur les femmes et les hommes. Seule en scène, en s’appuyant sur du théâtre d’objet elle interpelle les collégiens avec des jeux de mots, de l’ironie, de l’humour potache elle les fait réagir. Une fois la pièce terminée, elle a prévu un moment de débat pour évoquer la mixité, sujet épineux en classe de 4ème.
C’est l’âge des premiers amours, où les garçons et les filles tentent de se mélanger et ce sujet est difficile à aborder alors le théâtre permet de le faire de manière plus ludique.
Lisa Proteau, professeur d’anglais au collège Lavoisier de Oucques la Nouvelle
Et puis en 4ème il n’y a pas d’examen, les professeurs sont plus détendus avec le programme, il y a donc plus de la place pour des activités artistiques et les élèves apprécient pour différentes raisons :
Moi, j’aime bien le théâtre en vrai comme ça. C’est comme un livre ouvert dont on ne tournerait pas les pages. C’est vivant ! C’est très important de nos jours parce qu’il y a la concurrence des écrans et j’avoue que je suis déçue parce que j’ai peur que le théâtre disparaisse comme les dinosaures. Chelsy, 14 ans
Moi, franchement, je n’irais pas au théâtre tout seul, je préfère regarder un film ou des vidéos. Mais là, c’est bien si ça se passe au collège et puis ça nous fait perdre des cours !
Mathéo 14 ans
Mais le théâtre en vrai c’est plus fort que les écrans ; il y a plus de sensations, on peut voir les émotions, le message que l’artiste veut faire passer, c’est plus vrai et puis on est moins seul que devant son écran.
Albane, 13 ans
Car derrière ce débat sur théâtre ou écrans qui passionne ces élèves de 4ème, il y a le souvenir parfois douloureux du confinement. Certains élèves confient que cette période d’enfermement les a plongés dans une forte dépression malgré le contact par écrans interposés. Et c’est bien pour cette raison que la comédienne a pensé ce spectacle. Ancienne professeur de français, Marion Souillard, de la compagnie Wish association Théâtre de l’Aparté à Vendôme, s’est passionnée pour le théâtre après y avoir été initiée par le collège.
Dans les milieux ruraux, aller au théâtre est difficile. Parce que c’est loin mais aussi parce que le théâtre ce n’est pas accessible. Il faut une rencontre et cette rencontre elle se fait souvent la première fois dans le milieu scolaire. Aujourd’hui, c’est ce que je fais avec un grand bonheur. Jouer dans un classe ce n’est pas forcément facile ; ça demande d’autres compétences que des compétences artistiques. Il faut comprendre le fonctionnement d’un établissement scolaire et surtout il faut aimer ce public qui n’est pas aussi policé que le public des théâtres.
Marion Souillard comédienne de la compagnie Wish association Théâtre de l’Aparté à Vendôme
La crise sanitaire et son manque de salles n’a donc pas poussé la comédienne vers les salles de classe. C’est un métier à part entière, un art de l’ombre, dont on parle trop peu souvent.
L’enfant que j’étais et qui écoutait la radio et regardait la télévision croyait que l’art ne se faisait que dans les grandes villes et en particulier à Paris. Aujourd’hui, cette enfant là est heureuse de voir que l’on parle de ce qui passe ailleurs parce qu’il y a de l’art dramatique dans bien d’autres endroits que dans les théâtres.
Marion Souillard
Rouvrir ? Mais quasiment aucune étude sur le sujet en France
La seule étude qui évoque les lieux culturels en France est celle de l'Institut Pasteur, publiée au début du mois de mars sur les lieux de contamination. Elle démontre qu'il n'y a pas eu de sur-risque d'infection dans les lieux culturels lorsqu'ils étaient ouverts en octobre dernier. A l'étranger, des études ou expérimentations ont été menées, notamment en Allemagne. D'après une étude de l'institut Hermann Rietschel de Berlin menée par le professeur Martin Kriegler et l'ingénieure Anne Hartmann, les théâtres, cinémas et musées sont des zones à moindre risque que les supermarchés ou les openspace. "La distanciation physique, le port du masque, le nettoyage des surfaces et des mains et une ventilation adaptée", respecter les mesures sanitaires dans les théâtres est tout à fait possible d'après Constance Delaugerre, professeure de virologie à l'hôpital Saint-Louis à Paris et signataire d'une tribune intitulée " Culture confinée, métros bondés : en finir avec la politique bipolaire" :
Risqué pour sa santé d'aller au théâtre ? Précisions de Fiona Moghaddam
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Mais le risque n'est pas le même pour le personnel et les comédiens, amenés à interagir, notamment sans masque sur scène. Des tests réguliers et la vaccination pourraient donc être une solution. A l'heure actuelle, une réouverture reste malgré tout précipitée estime Constance Delaugerre, en raison de "l'incidence très élevée et des variants qui ont un taux de transmissibilité et de sévérité bien plus important". Cependant, une réouverture aurait pu être envisagée à des périodes où le taux d'incidence était moins important - par exemple sur la période décembre 2020-février 2021 - avec des protocoles sanitaires stricts ou pour évaluer les risques, comme cela a été fait dans d'autres pays. Pour la virologue, qui supervise le concert test qui devait être organisé en avril à l’Accor Hôtel Arena de Paris [la date pourrait être repoussée], un calendrier et des perspectives permettraient aux professionnels et au public de savoir quand les théâtres et autres lieux culturels rouvriront. Soit en se basant sur les expériences menées à l'étranger soit en mettant en place nos propres expérimentations.
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Ce mardi, la mission d’information du Sénat pour l’évaluation des effets des mesures de confinement ou de restrictions réunissait des représentants d’institutions culturelles internationales demeurées ouvertes. Joan Matabosch, le directeur artistique du Teatro Real de Madrid, y a expliqué que son institution a "mis en place en mai et juin un protocole sécurisé […] pour l’orchestre, pour le chœur", avec des "adaptations de la salle du théâtre, de répétition, de la fosse", etc. "Six épidémiologistes" suivent aussi le théâtre et font un point tous les 7 à 10 jours, précise Public Sénat.