Le visage aux yeux bleus du roman "Dune" : "Nous voulions que chaque couverture soit un tableau"
Par Pierre RopertEntretien. Pour les premiers lecteurs de "Dune", impossible de dissocier l’œuvre d'Herbert de ce visage aux yeux bleus, impassible, surplombant une mer de sable. Cette image, on la doit au peintre Wojtek Siudmak, qui a illustré des années durant des centaines de couverture pour "Pocket Science-Fiction".
Des corps dévêtus, des couleurs vives... Pour de nombreux lecteurs, les tableaux de Wojtek Siudmak ont été leur premier contact avec le genre de la science-fiction. Impossible d'avoir dévoré des ouvrages de SF ou de fantasy sans être tombé, sur une des couvertures des éditions Pocket, sur un dessin onirique signés du peintre polonais. Entre les années 1970 et 2000, en collaboration avec l'éditeur Jacques Goimard, le peintre a fait les grandes heures de la collection Pocket Science-Fiction, dont il a illustré tous les romans. Parmi ses œuvres les plus connues, on compte évidemment le tableau qui est devenu la couverture de Dune, le roman de Frank Herbert. Ce visage aux yeux bleus, qui semble vous dévisager, a marqué des générations de lecteurs. Dont un certain Denis Villeneuve, dont l'adaptation du roman sort ce mercredi au cinéma. Entretien avec l'artiste spécialiste du fantastique hyper-réaliste, devenu emblématique du genre littéraire de la science-fiction.
Dune, pour beaucoup de lecteurs, c’est avant tout ce visage quasi divin, aux yeux d’un bleu profond, qui s’élève au-dessus d’une mer de sable. Quelle place tient, pour vous, le roman Dune, de Frank Herbert ?
Wojtek Siudmak. Pour moi, Dune est avant tout un traité philosophique, une œuvre absolument grandiose. Mais je pense que l'étiquette science-fiction peut parfois déranger le lecteur classique. À mon avis, la dimension "science-fiction" tient surtout au fait que cela se passe dans un ailleurs, mais ça n’a rien à voir avec La Guerre des étoiles ou Star Trek. Il n'y a pas toute cette panoplie de SF, qui permet aux gens d’identifier immédiatement ce genre littéraire.
Une des particularités de Dune est en effet de faire très peu appel à la technologie, comparativement à d'autres œuvres de science-fiction qui mettent souvent en avant un idéal de progrès technique…
W. S. J'estime que la science-fiction doit s'affranchir du superflu, tout se passe dans le for intérieur de l'être humain, et non pas par le biais de vêtements ou un vaisseau, etc. Tous ces accessoires sont de courte durée et vieillissent très vite. Pour moi, Dune est un roman hors du temps. Il va résister à l'usure du temps, parce qu’il traite de problèmes humains. J'aime beaucoup la manière qu’a Frank Herbert d'écrire, parce qu'il y a une sorte de flou latent. Les gens peuvent ainsi laisser libre cours à leur imagination. Moi, lorsque je dessine, c'est un dialogue avec l'écrivain. J'apporte ma vision issue de ce dialogue. Le lecteur a la possibilité d'imaginer ce qu'il veut. Il peut accepter ma vision, s’en enrichir, ou imaginer carrément autre chose.
Pour Dune, vous réalisez ce tableau devenu un classique de la science-fiction, avec ce visage mystique qui surplombe le désert. Quelle est la genèse de cette œuvre ?
W. S. Je venais d'arriver aux États-Unis, quand Jacques Goimard, l’éditeur de la collection Pocket, m’a appellé pour m’annoncer qu'il a besoin d'une illustration pour Dune. J'étais parti pour trois mois, je n'avais évidemment pas emmené mon atelier, je n'avais ni papiers, ni toile, ni peinture, ni rien avec moi. Petit à petit, l'idée de ce tableau a commencé à mûrir. Et je ne voyais pas autre chose que ce personnage avec les yeux bleus : parce que le désert est accessoire, tout le reste est accessoire. Je me suis dit : je vais dessiner une apparition, comme un dieu, qui apparaît dans le ciel au-dessus de Dune. J'ai acheté du matériel et j’ai commencé à travailler sur ma toile. J'ai fait ça relativement vite, avec beaucoup de difficulté parce que je n’avais pas mon atelier habituel, mais c'était passionnant ! Pendant tout ce temps, je pensais à cette idée d'Herbert que je voulais transmettre de la façon la plus évidente, la plus simple possible. Quand on réfléchit bien, les plus belles couvertures pourraient être un portrait de Rembrandt, ou un tableau de De Vinci. J’ai renoué avec la grande peinture et je me suis basé sur ça, je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose de puissant, qui puisse attirer les gens.
Dans vos tableaux peints pour le cycle de Dune (Le Messie de Dune, L’Empereur-Dieu de Dune, etc.) ou pour d'autres ouvrages, vous mettez en avant les visages plutôt que des vaisseaux spatiaux ou des robots, traditionnellement représentés sur les couvertures de SF. Pourquoi représenter avant tout des corps ?
W. S. Je viens de l'abstraction. A l'issue de ma formation aux Beaux-Arts à Varsovie, puis à Paris, je suis devenu un peintre abstrait mais j'étais mal à l'aise avec cette peinture qui ne correspondait absolument pas à ma personnalité. J'ai mis des années, peut-être douze ans, pour retrouver une certaine habileté à dessiner. Pour être honnête, ce n’est qu’à l’âge de 60 ans que j'ai senti que je dessinais vraiment comme je le souhaitais. J’ai passé des heures à faire des dessins ridicules, mi-abstraits, mi-figuratifs, sans aucune attention sur l'anatomie, l'attitude psychologique de personnages. Quand je suis arrivé à Paris, j'ai laissé tomber tout ça avec grand plaisir, et j'ai commencé à étudier l'anatomie et je me suis dit : la chose la plus importante dans la science-fiction, c'est ce qui se passe à l'intérieur des personnages. J'ai donc enlevé tous les vêtements, qui marquent immédiatement une période, une temporalité. Je veux conserver un côté hors du temps.
Vous ne faites pas non plus le choix de représenter le Shai Hulud, le gigantesque ver des sables. C'est pourtant une créature absolument mythique de Dune…
W.S. Je ne suis content d'aucune des représentations de ce ver. Elles manquent toutes de poésie. Les artistes ont eu peur de s'en emparer. Mais les visions n’ont pas pour obligation de coller à l'anatomie exacte du ver ! C'est encore Denis Villeneuve qui s'en est le mieux sorti, en utilisant des sortes d’éclairs. Personnellement, j'imaginais toujours la gueule de ce vers comme un vestige de l'humanité, une masse de personnes, une foule qui serait comme un hologramme à l'intérieur. Je vois ce ver comme une forme intimement liée au corps humain.
Vous avez évoqué, plus haut, votre collaboration avec Jacques Goimard, l’éditeur de Pocket, qui vous a sollicité pour peindre des couvertures de romans de science-fiction. Comment avez-vous commencé à travailler avec lui ?
W.S. Je suis arrivé à Paris en 1966, j’avais 24 ans, et rapidement, j'ai commencé à me défaire de mes influences abstraites. Heureusement, le courant du nouveau réalisme arrivait, puis celui de l'hyper-réalisme. Et en parallèle, il y avait une nouvelle tendance, la science-fiction. Cette tendance littéraire a commencé assez tôt, mais elle s'est clarifiée à partir du milieu des années 1960.
En 1977, j’ai été contacté par les Presses de la cité, que dirigeait Bernard de Fallois. Avec Jacques Goimard, qui était directeur littéraire de Pocket poche, nous avons commencé à élaborer l'idée d'une collaboration autour de la science-fiction. Les premiers titres ont eu beaucoup de succès et quand Jacques Goimard a pris en main cette collection, elle est devenue “Pocket”. Jacques a alors créé une collection beaucoup plus claire en compartimentant la science-fiction, le fantastique, la fantasy, etc. Il a traité ce genre littéraire d'une façon encyclopédique, bibliophile. C’était un érudit exceptionnel.
Votre collaboration avec Jacques Goimard a débouché sur une aventure éditoriale unique en son genre, avec une identité graphique forte qui a durablement marqué le genre de la science-fiction…
W.S. Pouvoir travailler aussi longtemps dans un même univers est en effet une aventure unique dans l'édition française, voire mondiale. Quand Jacques est décédé en 2012, j’ai arrêté de travailler avec Pocket. Ce n’était plus le même état d’esprit. Nous avions une philosophie tout à fait particulière, nous voulions que chaque couverture soit un tableau. Je ne voulais pas vendre un livre au lecteur, mais l’élever. Le rôle de Jacques, c'était la sélection des romans, et le mien était d'offrir des images de qualité muséale. C’était une magnifique démarche intellectuelle à laquelle je suis très heureux d'avoir pu participer.
Ce que nous avons fait avec Pocket a été remarqué et copié en Suisse, en Italie, en Espagne, en Allemagne. Même les pays de l'Est s'en sont inspirés. On m'a même volé des dessins et des peintures, parce qu'on ne payait pas les droits d'auteur à l'époque ! Je pense qu'on peut dire que Pocket a développé au niveau européen la science-fiction noble.
Vous souvenez-vous des premiers romans que vous avez illustrés ? Et combien de couvertures avez-vous réalisées pour les éditions Pocket ?
W.S. On a commencé par éditer énormément de René Barjavel, Francis Carsac, Philippe Curval, Stephan Wul ou encore Pierre Pelot. C’est après qu’on a commencé à avoir les droits d’auteurs américains : Jacques Goimard savait exactement ce qu’il fallait choisir. Au final, j’ai certainement illustré plus de 700 couvertures. Mais j’ai peur de compter !
Où avez-vous trouvé l’inspiration nécessaire pour peindre autant de tableaux ?
W.S. Je m’inspire du Bernin, des grands peintres de la Renaissance, parce que j’adore la technique. Et mon imagination s'est également développée grâce à la mythologie grecque. Bizarrement, je ne suis pas du tout inspiré par Dalí (auquel Wojtek Siudmak est souvent comparé, ndlr), mais par la Renaissance et le baroque ! En revanche, j’ai été inspiré par ce que Dalí a lui-même pillé : Bracelli, un graveur florentin.
Dalí, Chirico, Delvaux, Picasso, Magritte… Tous ces artistes ont pillé Bracelli. Par exemple la femme avec les tiroirs ? C'est une idée de Bracelli. Le tableau du personnage qui a une cage à oiseau à la place de sa cage thoracique ? Encore une idée de Bracelli, qui était méconnu. Cette histoire m’a beaucoup attristé, si bien que j’ai réalisé un tableau d'une femme avec des tiroirs, qui vole dans l'espace. Les gens m'ont dit "Ah, vous vous êtes inspiré de Dalí ?" Non ! Je me suis inspiré de Bracelli, et c'était pour moi l'occasion de dire qu'il y avait un type qui a fait 100 gravures avec un esprit génial. Et cet esprit a été volé, pillé par ces artistes, qui ne lui ont pas rendu hommage.
Vous avez illustré les couvertures de grands noms de la science-fiction, comme Ursula Le Guin, Dan Simmons ou Aldous Huxley… Mais malgré tout, ce que vous avez le plus dessiné et peint reste Dune ?
W.S. Quand nous avons arrêté de collaborer avec Jacques Goimard, parce qu’il était malade, je me suis dit : je vais me reposer un peu. Et là, j'ai eu une demande d'un éditeur polonais qui m’a dit qu’il venait d’obtenir les droits pour Dune et qu'il ne savait pas quoi faire. En Pologne, à l'époque, il n'existait pas de tradition du livre de poche donc je leur ai suggéré de privilégier plutôt le format beaux livres. Ils m’ont écouté et j'ai fait les dessins... 4, puis 6, puis 8 pour chaque volume. Entre-temps, je préparais également un grand projet "Projet pour la Paix" pour la ville de Wieluń, en Pologne, dont le bombardement en 1939 a marqué le début la Seconde Guerre mondiale. J’ai finalement fait 200 dessins, j'étais porté par une espèce de fièvre… L’œuvre d’Herbert est tellement philosophique. Et je me suis dit : "Je vais apporter quelque chose en plus au lecteur, ma vision, ce que je ressens en pensant et en lisant Herbert, tout en me détachant de lui et en me concentrant sur les grands problèmes de la civilisation". Au final, ça a donné un ouvrage, paru en Pologne il y a quelques mois et une future exposition avec ces 200 dessins…
Avec le film de Denis Villeneuve, Dune est en passe de revenir sur le devant de la scène éditoriale… Comment accueillez-vous ce film ?
W.S. Le film est grandiose et sobre et c’est n’est que la première partie. C’est un récit très réfléchi, débarrassé de toute quincaillerie spatiale criarde et inutile. Je pense qu’avec la suite, Denis Villeneuve, qui est un grand cinéaste, concevra un nouveau chef d’œuvre. Lors d’une interview, il avait raconté le début de son intérêt pour Herbert. Quand il avait 12 ou 13 ans, l’édition française Pocket de Dune a attiré son regard chez son libraire. Il a remarqué le tableau et a été fasciné par ce personnage aux yeux bleus. Il a acheté le roman, l’a lu puis en est devenu fan. Il a rêvé de réaliser un film sur cette œuvre, et c’est devenu une réalité en 2021. C’est une très belle histoire !
Nous avons un devoir, qui est de développer l'imagination des jeunes, tout simplement. Un peuple qui n'a pas d'imagination, que peut-il faire ?