Les ambiguïtés d’Israël envers Moscou : ami et ennemi à la fois
Par Franck Ballanger, Jean-Marc FourDe tous les pays qui regardent la guerre en Ukraine avec prudence, Israël est peut-être le cas le plus intrigant. Un cas unique en son genre.
Vu les liens nombreux, historiques, culturels, économiques, politiques qu’Israël entretient avec l’Europe et les États-Unis, vu l’identité juive du président ukrainien Volodymyr Zelensky, on pourrait attendre d’Israël un soutien clair aux Occidentaux.
Ce n’est pas le cas : Israël ne condamne la Russie que du bout des lèvres, se refuse à toute sanction contre le régime de Poutine, a tenté début mars une médiation entre Moscou et Kiev, refuse de livrer des armes à Kiev.
Et même lorsque la Russie franchit ce qui devrait une ligne rouge pour Israël : des propos sur l’antisémitisme de certains juifs ou sur le prétendu "sang juif d’Hitler" pour justifier ce qu’elle appelle son "combat contre le nazisme en Ukraine". Même à ce moment-là, Israël ne se fâche pas totalement. Alors comment expliquer cette attitude israélienne ? L’histoire et la sociologie jouent un rôle central. Pour Israël, Moscou est à la fois un ami et un ennemi.
La géographie
Vu d’Europe, Israël et la Russie semblent deux pays éloignés. Et deux pays que tout oppose par la taille : 22 000 km2 pour Israël, 17 millions de km2 pour la Russie, 800 fois plus grande.
Mais en fait, d’une certaine manière, ils sont voisins.
D’abord, sur le strict plan géographique, ils sont plus proches qu’on ne croit : seulement 1 500 km entre Israël et la frontière russe, plein Nord, au-delà de la Syrie, de la Turquie et de la Géorgie.
Géographiquement, la Russie est plus proche d’Israël que de la France.
Et puis il y a surtout la présence russe en Syrie juste à côté : l’armée russe, sans laquelle Bachar el Assad n’aurait sans doute jamais sauvé son régime, contrôle le ciel syrien.
À tel point que l’an dernier, le ministre des Affaires étrangères israélien Yaïr Lapid a eu cette formule : "Nous détenons une frontière commune avec la Russie". Les conséquences sont importantes.
Enfin, dernier paramètre de « voisinage » : le paramètre démographique, la présence en Israël d’une énorme communauté juive d’origine russe, plus d’un million de personnes, près de 15% de la population totale. Là aussi, crucial.
L'Histoire
Les relations entre les deux pays ont connu des hauts et des bas, mais sans doute plus de hauts que de bas. Et surtout, ils sont liés par un accord tacite récent qui est déterminant.
Dès l’origine, le projet de création d’un État hébreu indépendant, après la Seconde Guerre mondiale, est soutenu par l’Union soviétique.
Staline, tout en cherchant à dissimuler l’antisémitisme sur son sol, veut alors contrer l’influence britannique au Proche-Orient. Donc soutien à la création d’Israël et même livraison d’armes, via la Tchécoslovaquie, lors de la guerre israélo-arabe de 1948.
Ensuite, cela se dégrade. Moscou, sous Khrouchtchev, soutient les pays arabes. Tandis qu’Israël s’arrime aux États-Unis.
En 1991, les relations diplomatiques sont rétablies par Gorbatchev. À l’éclatement de l’URSS : Moscou autorise la libre émigration des juifs russes. En quinze ans, ils sont donc un million à faire leur alya et à gagner Israël. Ils sont, par définition, un lien entre les deux pays.
Même si la Russie reste un allié traditionnel des pays arabes, l’Histoire récente a encore renforcé les liens avec Israël.
Pendant les années Obama, la tension avec Washington conduit l’État juif à se rapprocher de Moscou. Et, par exemple, à s’abstenir de condamner l’annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014.
Plus encore, l’intervention militaire russe en Syrie change la donne.
Vu de Tel Aviv, l’ennemi existentiel, c’est l’Iran.
Or la Russie, désormais maître du ciel en Syrie, laisse Israël frapper à sa guise les positions militaires iraniennes sur le sol syrien. Les batteries russes S400 s’arrêtent quand passent les avions israéliens, des centaines de raids en cinq ans.
Cet accord tacite, qui se concrétise par une « ligne directe » entre les deux armées, est crucial pour Israël. Il faut ménager Moscou pour contenir l’Iran.
L'économie
Les échanges commerciaux entre les deux pays ne sont pas considérables mais ils augmentent régulièrement.
Dans l’absolu, le volume est assez faible : la Russie arrive très loin derrière les États-Unis, l’Union européenne, la Chine dans la liste des partenaires commerciaux d’Israël.
Mais depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en l’an 2000, les contrats n’ont cessé d’augmenter. De 12 millions de dollars en 1991, ils sont passés à 2 milliards en 2015, 5 milliards environ aujourd’hui. 400 fois plus !
Dans le lot des échanges, il y a des équipements électriques, du plastique, des pesticides, du pétrole, des métaux précieux. Et aussi du militaire, en particulier une usine de fabrication de drones à Iekaterinbourg en Sibérie. Israël a d’ailleurs manifesté la volonté de signer un contrat de libre-échange avec l’Union économique eurasiatique, dont le grand parrain est Moscou.
Enfin, il y a le cas particulier des très riches entrepreneurs russes. De nombreux oligarques juifs venus de Russie se sont installés en Israël, et y ont noué des relations avec la classe politique israélienne.
Et avec les menaces de sanctions occidentales consécutives à la guerre en Ukraine, cet exil des oligarques s’est accéléré. Début mars, ils ont été nombreux à fuir vers Tel Aviv, notamment Roman Abramovitch, le célèbre et ex propriétaire du club de football de Chelsea.
Pour Israël, c’est une ressource économique importante, vu la capacité d’investissement considérable de ces millionnaires et milliardaires. Et leur appui aux fondations philanthropiques comme le mémorial de Yad Vashem.
Le droit
C’est un paramètre secondaire, la relation entre les deux pays ne repose pas sur des traités importants. On est davantage dans l’informel.
Les relations diplomatiques ont donc été rétablies en 1991 et les relations bilatérales normalisées en 1994 lorsque Yitzhak Rabin s’est rendu à Moscou.
Un sujet juridique malgré tout a de l’influence dans la relation entre Israël et la Russie, mais une influence indirecte : c’est la négociation, à Vienne, pour rétablir le JCPOA, l’accord international sur le nucléaire iranien.
Israël redoute cet accord. Là encore donc billard à plusieurs bandes : Israël a tout intérêt à pousser Vladimir Poutine, irrité par l’appui occidental à l’Ukraine, à prendre des mesures de rétorsion vis-à-vis de Washington afin de ralentir ou faire capoter un nouvel accord sur l’Iran. Là encore, il s'agit de ménager Moscou.
Psychologie et sociologie
Avec l’Histoire, c’est l’autre paramètre déterminant.
La psychologie des dirigeants d’abord : Israël comprend l’usage de la force dans les relations internationales et manifeste traditionnellement du respect pour les leaders qui font preuve de fermeté voire d’autoritarisme.
Ce respect mutuel pour l’usage de la force trouve aussi un terrain d’entente dans une volonté commune de combattre le terrorisme islamiste.
Dans le passé récent, la relation personnelle Netanyahu / Poutine en particulier, une relation « de confiance » selon les mots du président russe, s’est construite sur cette base de respect mutuel pour la force.
L’ex Premier ministre israélien, pendant ses différents mandats, s’est rendu quatre fois à Moscou, plus que dans toute autre capitale étrangère.
Depuis sa prise de fonction en juin 2021, le nouveau Premier ministre israélien Naftali Bennett s’est également rendu deux fois en Russie : à Sotchi en octobre, puis donc à Moscou en mars pour une tentative de médiation.
Sur le plan sociologique, les liens entre les deux pays sont évidemment nourris par la communauté juive d’origine russe en Israël. Avec plus d’un million de personnes, c’est la première communauté du pays.
Ces nouveaux immigrants arrivés dans les années 90 ont le plus souvent la particularité d’être peu religieux et d’avoir beaucoup contribué à l’essor économique d’Israël, parce que souvent dotés d’un bon niveau d’études : beaucoup d’ingénieurs, de médecins, d’enseignants.
Cette communauté, en particulier ses membres les plus âgés, a conservé des liens très forts avec la culture russe. Près de la moitié possède la double nationalité russe et israélienne.
Elle a aussi vu sortir de ses rangs plusieurs dirigeants politiques. Notamment Avigdor Liberman, né en Moldavie lorsqu’elle était soviétique, aujourd’hui ministre des Finances et chef du parti nationaliste Israel Beytenou. Et aussi Ze’ev Elkin, actuel ministre du logement, né Kkarkiv dans l’Est de l’Ukraine. Il a souvent servi de traducteur dans les rencontres avec Poutine.
Dans cette relation particulière à la Russie, il faut enfin mentionner une autre communauté : les Arabes israéliens. Ils s’identifient aux Ukrainiens parce que ce sont les agressés, mais ils sont tiraillés parce que l’URSS a historiquement soutenu la cause arabe.
Pour toutes ces raisons, Israël ménage Moscou. Mais les choses peuvent changer.
D’abord parce que, répétons-le, les propos russes sur le "sang juif d’Hitler", ces propos tout droit sortis des théories complotistes, ont choqué en Israël. Le Premier ministre Bennett affirme avoir reçu des excuses de Vladimir Poutine sur le sujet. Mais la controverse a rebondi à la Knesset, le Parlement israélien.
Ensuite parce que l’Ukraine aussi compte une importante communauté juive : environ 200 000 personnes, notamment à Odessa, parfois surnommée la Jérusalem d’Europe.
Et enfin parce que certaines voix en Israël commencent à dire que le poids de la Russie en Syrie est surévalué. Et qu’Israël pourrait s’émanciper de l’aval de Moscou pour frapper les positions iraniennes.
La guerre en Ukraine, la violence de l’agression russe et la violence des propos du pouvoir de Moscou, placent donc Israël dans l’embarras. Difficile de continuer à "marcher entre les gouttes de pluie", comme on le dit en hébreu.
Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos