Le regard de l'autre | Les négociations entre Britanniques et Européens en vue d'un accord post Brexit n'en finissent pas à Bruxelles, avant la rupture définitive programmée le 31 décembre. Avec des relations complexes entre "Frogs" et "Rosbifs" qui, depuis des semaines, ressurgissent de part et d'autre de la Manche.
Le Royaume-Uni s’apprête à sortir vraiment de l’Union européenne, et les ultimes tractations commerciales autour du Brexit sont tendues, en particulier au sujet de la pêche. Elles ont donné lieu, sans surprise, dans la presse anglaise, à un peu de "French bashing", comme on dit outre-Manche : on tape sur les Français. Un exercice rituel qui en dit long sur les relations complexes entre nos deux pays. C’est, depuis longtemps, "Je t’aime, moi non plus".
Les Britanniques regardent la France à la fois comme un rival et comme un partenaire, à la fois comme un repoussoir et comme un modèle.
A****nalyse en six points clés pour " Le regard de l'autre" : géographie, Histoire, économie, droit, psychologie et sociologie.
La géographie
Il faut pour commencer enfoncer une porte ouverte : le Royaume-Uni, ce sont plusieurs îles dont la principale est la Grande-Bretagne. Donc une mentalité insulaire : une habitude, un désir de faire tout seul, sans les autres. Cela explique beaucoup de choses.
Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, c’est le nom complet, 243 000 km2, ce sont aussi plusieurs nations : l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Ecosse, l’Irlande du Nord. 4 identités, 4 mentalités. Et donc aussi un rapport à la France qui varie d’une nation à l’autre. Les liens des Français avec les pays Celtes sont souvent plus amicaux qu’avec les Anglais.
Reste que la France est, en dehors de la République d’Irlande, le principal voisin du Royaume Uni : un voisin par la mer. Presque 1 000 kms de frontière maritime, à travers la mer du Nord, la Manche et l’Océan Atlantique. Et un point de contact terrestre : le tunnel sous la Manche.
La démographie nous décrit deux populations mélangées.
La communauté britannique en France est très importante : 150 000 personnes officiellement, entre 300 000 et 400 000 officieusement. Avec beaucoup de retraités en particulier dans le Sud-Ouest.
Et dans l’autre sens, la communauté française au Royaume-Uni est d’une taille similaire : 150 000 officiellement, plus de 300 000 officieusement. Beaucoup d’étudiants et beaucoup d’expatriés.
On le voit déjà là : c’est un savant mélange.

L'Histoire
Comme souvent entre voisins, là aussi, les mélanges sont anciens et complexes.
L’Histoire a façonné deux pays de taille et de puissance comparables. Cela explique à la fois leur rivalité et leur intérêt mutuel.
L’Histoire ancienne est celle de la guerre entre ennemis. La conquête du trône anglais par Guillaume de Normandie au XIe siècle, les guerres de Cent ans au XIVe et au XVe siècles, puis la concurrence religieuse entre catholiques français et protestants anglais, la concurrence ensuite entre puissances coloniales, et enfin les guerres napoléoniennes.
Le vent tourne au XIXe siècle et plus encore au début du XXe : les deux pays deviennent partenaires puis alliés, en particulier face à l’Allemagne.
C’est le traité de l’Entente Cordiale en 1904 puis bien sûr les deux guerres mondiales. Et l’image de de Gaulle aux côtés de Churchill.
L’Histoire récente, c’est la paix bien sûr. Mais dans une relation faite en permanence d’un mélange partenariat-rivalité. Londres veut travailler avec Paris mais Londres aime critiquer Paris. On se souvient par exemple de Tony Blair critiquant vertement Jacques Chirac en 2003 au moment de la guerre en Irak.
"Always blame the French", toujours accuser les Français. C’est une tactique politique toujours d’actualité au Royaume-Uni.
L'économie
C’est un lien déterminant. Mais là encore toujours le même mélange : partenariat et rivalité.
Parce que les deux pays, sur le plan économique aussi, sont de taille comparable :
- 67 millions d’habitants dans les deux cas
- Et un produit intérieur brut quasi identique, qui les place au coude à coude au 6ème rang mondial de la richesse, le Royaume Uni aujourd’hui légèrement devant la France.
Les relations commerciales sont multiples.

L’économie britannique est de longue date orientée vers le commerce. Et la France en constitue le 4ème débouché, derrière les États-Unis, l’Allemagne et la Chine.
Dans l’autre sens, la France est le 5ème fournisseur du Royaume-Uni. Plus de 100 000 entreprises françaises sont concernées par les échanges commerciaux avec les Britanniques. Cela concerne les biens comme les services.
Les deux économies sont donc très imbriquées. C’est pour ça aussi que l’impact du Brexit peut être considérable.
Le droit
Il faut distinguer les liens juridiques avec l’Europe, et les liens juridiques spécifiquement avec la France.
Ce sont les premiers que les électeurs britanniques ont rejetés en votant le Brexit en 2016. Et en décidant de quitter l’Union européenne qu’ils avaient rejointe en 1973.
Le sujet, c’est la souveraineté : les Britanniques sont très sourcilleux sur leur autonomie (un effet de l’insularité) et une majorité d’entre eux percevait l’Europe comme une atteinte à leur indépendance.
Une superstructure technocratique trop rigide, mettant son argent au mauvais endroit (notamment la politique agricole), d’où l’obtention d’un rabais (le fameux chèque britannique obtenu par Margaret Thatcher pour limiter la contribution financière de Londres à l’Union).
C’est cette relation juridique avec l’Europe qui s’arrête avec le Brexit.
Londres ne veut plus se voir contraint de respecter les règles sociales, environnementales ou fiscales de l’Europe.
Mais cela n’empêche pas le maintien de nombreuses relations juridiques bilatérales en particulier avec la France. Là encore, un partenaire. Accords de coopération culturelle, éducative, scientifique. Traité commun récent sur le contrôle de l’immigration.
Et surtout, le plus emblématique : la Défense, avec les traités de Lancaster House signés en 2010. Partage d’information, collaboration nucléaire, opérations extérieures conjointes, projet commun de futur missile de croisière.
Là encore, les deux pays sont de taille comparable. Ils possèdent l’arme nucléaire et sont les seuls en Europe à posséder une vraie capacité de projection sur les théâtres extérieurs.
La coopération sur la Défense est donc logique, même si elle s’est enrayée ces dernières années : le projet de porte-avions commun, envisagé au début des années 2000, a été abandonné.
Et le projet de drone commun est également à l’arrêt.
Psychologie et sociologie
C’est l’aspect le plus fascinant, un nœud gordien.
Les Britanniques, les Anglais en particulier regardent la France avec un mélange de rejet et de fascination, de jalousie et de supériorité, d’envie et de rivalité.
D’un côté, les Britanniques regardent la France
- Comme un pays centralisé, rigide, avec trop de fonctionnaires, trop de grèves, trop de lois, sans souplesse économique, d’où un taux de chômage plus élevé
- Comme un pays pas toujours respectueux des libertés individuelles et moins démocratique que le leur
- Comme un pays empêtré dans les questions de communautarisme et de laïcité, un concept incompréhensible outre-Manche
- Et comme un pays condescendant, incapable d’admettre ses erreurs. C’est la célèbre formule anglaise, pardon pour la trivialité : la France est le pays du coq qui continue à chanter même avec les pieds dans la merde.
Mais d’un autre côté, les Britanniques regardent aussi la France
- Comme un pays qui a de bons services publics et une vraie couverture santé
- Comme un pays où il fait bon vivre : le soleil, la nourriture
- Comme un pays moderne et créatif : des musiciens de la French touch aux rugbymen et leur french flair
- Et puis, très important pour un Britannique, comme un pays double champion du monde de football. Henry, Zidane ou Mbappé font plus que tout autre pour l’image de la France.
Bref, parce que les liens sont entremêlés de longue date, parce qu’il a le même âge et la même taille que vous, c’est le cousin qu’on aime autant qu’il vous irrite.
C’est un regard très différent de celui porté par exemple sur l’Allemagne, qui, de Londres, reste vue d’abord comme une puissance (militaire hier, économique aujourd’hui) mais sans aucune affection.
À l’inverse, le regard sur la France est d’abord affectif, qu’il soit critique ou envieux.
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Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos
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