Les chercheurs sont-ils condamnés à dire n'importe quoi des "gilets jaunes" ?

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Les chercheurs sont-ils condamnés à dire n'importe quoi des "gilets jaunes" ?

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Diseuse de bonne aventure à Blackpool, Grande-Bretagne, en 1976
Diseuse de bonne aventure à Blackpool, Grande-Bretagne, en 1976
© Getty - SSPL

S'ils s'efforcent de réagir à chaud, renonçant au donjon savant dans les contraintes que leur imposent les journalistes, sociologues et historiens se transforment-ils en Madame Irma des ronds-points ?

Le 10 décembre, alors que la mobilisation derrière les “gilets jaunes” a un gros mois, une première enquête collective est publiée dans Le Monde. Deux pages qui ne passent pas inaperçues, au moment où tous les médias se demandent de quelle réalité nous parle à tous ce mouvement inédit aux contours flous, et alors que plus d’une rédaction cherche à rafraîchir son répertoire de chercheurs en sciences sociales susceptibles de savoir éclairer les mondes populaires.

D’emblée, la tribune dans Le Monde est présentée comme un travail d’étape, destiné à être complété, amendé, discuté entre professionnels : le 10 décembre, lorsque cette première enquête est diffusée, les “gilets jaunes” n’en sont qu’à trois journées de mobilisation, et le collectif a travaillé seulement durant l'"acte II” (24 novembre) et l'“acte III” (1er décembre). Mais dans le contexte d’intense médiatisation du mouvement, le texte du collectif a un écho important pour des travaux de sciences sociales. Qui plus est, un travail en cours. Le 11 décembre, un article publié par ici sur franceculture.fr, relaye par exemple les grandes lignes qu’on peut tirer de ce travail, notamment en ce qui concerne le profil de ces “gilets jaunes” :

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  • 45 ans en moyenne, et 55% des hommes pour 45% des femmes
  • très majoritairement des actifs, et lorsqu’il s’agit de seniors, ce sont des retraités, qui ont travaillé dans le passé
  • 33% d’employés si l'on inclut l’activité passée des retraités et 14% d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise (pour seulement 6% dans la société française en général), soit autant que d’ouvriers (14% aussi, contre 20% des actifs dans la société)

Un mois après la sortie de ces premières conclusions, la grosse soixantaine de chercheurs impliqués a poursuivi le travail sur ce questionnaire, passant de 166 au stade de la publication dans Le Monde, à près de 700. Pour autant, ce saut quantitatif ne parvient pas complètement à éteindre les critiques qui ont germé rapidement après la sortie du travail d’étape.

Echantillon et représentativité

Ces critiques éclosent dans le giron même de la recherche en sciences sociales. Elles apparaissent sur les réseaux sociaux, dans des commentaires, parfois sur des listes de diffusion partagées dans leur messagerie électronique par les professionnels de la recherche. Une lettre professionnelle, éditée par l’association Pénombre, vient d’y ajouter sa pierre. Pénombre est une petite structure pluridisciplinaire qui existe depuis 1993 et affiche 300 adhérents, et se veut “un espace de réflexions et d’échanges sur l’usage du nombre dans le débat public”. Dans la lettre de janvier, Béatrice Beaufils (statisticienne) et Alexandre Léchenet (datajournaliste) questionnent la méthodologie de l’enquête diffusée par Le Monde, et notamment sa pertinence statistique. Leur mise en garde rejoint les premières critiques. Pour faire court, c’est d’abord la taille de l’échantillon qui coince.

Lorsque le collectif de chercheurs publie son premier travail d’étape, il annonce avoir épluché 166 questionnaires. S’il s’agit d’une approche strictement statistique des mondes populaires ( la titraille de l’enquête parle exactement de “révolte des revenus modestes”), c’est peu. S’il s’agit d’une enquête qualitative qui croise récits de vie, observation ethnographique et analyse quantitative, c’est beaucoup. Le 10 décembre, le collectif annonçait avoir procédé par questionnaire, mais pas de façon homogène. Dans le détail, la plupart de ces questionnaires (qui comprenaient aussi des questions ouvertes) ont été transmis à l’oral, mais pas tous. Souvent en marchant durant une manifestation, mais pas toujours, et avec des durées extrêmement variables. Voilà ce qu’ils écrivent dans Le Monde daté du 10 décembre :

Les questionnaires ont été majoritairement administrés par les enquêteurs. Le temps requis à recueillir les réponses varie d’une dizaine de minutes à quarante minutes. L’administration de questionnaires en manifestation est un exercice délicat en raison de la mobilité et, dans ce contexte particulier, de l’incertitude sur le parcours du cortège et des dispositifs de maintien de l’ordre.

Madame Irma des ronds-points

Ces deux fragilités (temporaires ?) de l’enquête font-elles pour autant de ces chercheurs des “devins”, des “Madame Irma des ronds-points” ? Au point de pouvoir en dire qu'ils ont travesti la sociologie en une discipline fantaisiste, à mi-chemin entre la méthode du “pifomètre” et celle du doigt mouillé ? Toutes les critiques qui émergent ne racontent pas la même chose. Ainsi, il ne faut pas négliger qu’une partie de ceux qui font la moue devant les deux pages du Monde s’inquiètent aussi d’un nouveau procès en sorcellerie ou en fumisterie. Ceux-là craignent notamment de voir la sociologie une fois de plus étrillée alors que la discipline est si souvent malmenée ( par exemple par Gérald Bronner avec Le Danger sociologique, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres).

D’autres critiques mettent aussi en garde contre un militantisme qui avancerait masqué, sous les atours d’une enquête scientifique. Cette idée de “science militante” n'exprime pas nécessairement un agenda caché incroyable, mais l’idée que des chercheurs tendraient tout simplement à prendre leurs rêves pour des réalités, et verraient dans le monde social ce qu’ils espèrent secrètement y trouver. Parce que ça les arrange au regard de leurs travaux, ou tout simplement parce que ça les rassure en tant que citoyens. La chose n’est pas forcément voulue et travaillée mais peut être subliminale, impensée (ou refoulée). 

La médiatisation précoce de cette étude en cours sur les “gilets jaunes” trahit-elle ainsi tout simplement une envie de dire tout haut que non, ces Français issus de milieux populaires si méconnus des grands médias ne sont pas les gros racistes, antisémites, irresponsables et violents qu’on entend parfois décrire au reste du pays ? Le procès en représentativité au regard de l'échantillon et de la méthode est-il un faux procès ? Derrière ces questions, perle en réalité une autre question : celle de la compatibilité des chercheurs avec le temps des médias.

L'intellectuel spécifique comme garde-fou ?

Côté chercheurs, est-il pertinent, judicieux et, tout simplement, possible de se saisir d’un mouvement en cours et/ou de tenter de l’éclairer à chaud ? Certains, comme l’historien Gérard Noiriel (mais il est loin d’être le seul) revendiquent de s’en tenir à la position de l’intellectuel spécifique, censée cantonner la prise de parole du chercheur à un objet clairement borné, sur lequel il a déjà travaillé. Sous-entendu : sur lequel il a du recul. L'épisode des "gilets jaunes" offre à L'Histoire populaire de la France que Gérard Noiriel a publiée en 2018 une visibilité inattendue, mais il n'a pas non plus reculé devant la difficulté qui consiste pour un chercheur à s'adapter aux contraintes des médias - à "jouer le jeu". Il y revenait le 9 janvier sur son blog :

Je m’efforce de rester fidèle à la posture de "l’intellectuel spécifique", c’est-à-dire celle du socio-historien qui n’intervient dans l’espace public que sur les questions qu’il a lui-même étudiées, non pas pour dire aux citoyens ce qu’ils doivent penser, mais pour leur transmettre des connaissances susceptibles de leur être utiles pour leur propre combat.

Cette posture est de plus en plus difficile à tenir aujourd’hui car nous vivons dans un régime que j’appelle (après Bernard Manin) la "démocratie du public" dans laquelle les grands médias (chaînes d’information en continu et réseaux sociaux) jouent un rôle de plus en plus grand. Or ce système de communication est constamment alimenté par des injonctions morales (il faut plaindre des victimes et dénoncer des coupables), ce qui marginalise (ou rend même incompréhensible) la démarche compréhensive et explicative propre aux sciences sociales.

Le Journal des idées
5 min

L'expression “intellectuel scientifique” remonte à Michel Foucault, penseur de l'enfermement, qui s’investissait dans les actions de terrain du Groupe d'information sur les prisons. Toute la difficulté d’un sujet d’actualité, c’est qu’il requiert au fond une grande agilité du chercheur, à qui bien des journalistes demandent à la fois de généraliser et d’éclairer le particulier... si possible sans trop de détours par la théorie. Le tout, dans un tempo si rapide qu’à l’échelle du temps de la recherche, l’exercice confine plutôt à travailler dans l’urgence (ça vaut aussi pour les journalistes mais c’est une autre histoire).

Si le numéro semble particulièrement acrobatique avec les “gilets jaunes”, c’est peut-être parce que ce mouvement est justement protéiforme, peu susceptible de parallèles qui filent tout droit, et que cette mobilisation s’est même avérée mouvante au fil des semaines. Une réalité sociale complexe à saisir en temps réel. Et d’autant plus complexe quand elle tient ensemble des questions distinctes, souvent saisies séparément : 

  • le “péri-urbain”
  • un pouvoir d’achat qui s’étiole
  • un mépris de classe dont on n’avait jamais tant parlé dans les médias
  • les mères célibataires
  • des services publics qui disparaissent
  • le mirage de l’égalité des chances
  • l’antisémitisme et le racisme en général, qui mijotent bel et bien
  • le consentement à l'impôt
  • une démocratie représentative en crise....

La liste peut être encore largement complétée. Or la plupart de ces sujets qui affleurent à hauteur de rond-point ou de plateaux télé sont en réalité documentés de très longue date par les sciences sociales, à travers des travaux conséquents, nourris, et souvent de plus en plus accessibles à la lecture. Ça n’empêche pas de se pencher à chaud sur un mouvement social qui démarre, comme par exemple le sociologue Raphaël Challier, qui suit sur le terrain des "gilets jaunes" en Lorraine et qui était invité du "Grand reportage" de France Culture le 11 janvier. Mais ça permet, entre autres, de prendre du recul. 

Grand reportage
56 min

Côté médias, la familiarité avec les sciences sociales est rare, et l'usage d'enquêtes académiques, plus rare encore. Alors que les sondages, tous chiffres dehors, sont réputés plus scientifiques parce qu’arithmétiques, ils séduisent aussi parce qu’ils sont livrés clés en main. Or, c’est tout le travail de pédagogie du chercheur qui consiste à se saisir de son enquête au grain fin pour distinguer des lignes de force éclairantes. Le zoom par le détail peut ainsi se révéler d’une grande richesse, et toute la pertinence d'une enquête est loin de tenir au nombre de questionnaires passés. Dans l'introduction du petit ouvrage collectif Où va la France populaire ?, qu'ils ont dirigé et qui sort à pic ce 16 janvier (aux PUF), Nicolas Duvoux et Cédric Lomba écrivent justement ceci :

Pour étudier [des] classes populaires fragmentées, les études qui suivent et pensent par "cas" afin d'appréhender les situations vécues plus finement que les grands agrégats statistiques d'usage ne le permettent. Il n'y a bien sûr aucune opposition entre le type de démarche ici entrepris et les formes d'objectivation plus traditionnelles, par l'exploitation de grandes bases de données grâce à des méthodes quantitatives par exemple. (...) L'objectif de ce livre est de donner toute sa place à l'analyse de famille et de ménages, à partir d'entretiens et d'observations qui permettent d'entrer en profondeur dans les conditions sociales d'existence de certains des membres des classes populaires.

Où va la France populaire ? rassemble les travaux de cinq chercheurs aux objets apparemment disparates, mais qui permettent, un peu à la manière d’un microscope, de saisir ce dont il est précisément question dans la mobilisation des “gilets jaunes”. Et donc de concilier travail de fond et contingence de l'actualité, à condition de faire un petit pas de côté.

La Suite dans les idées
44 min

Grain fin et longue haleine : la lumière par l'exemple

C’est par exemple le cas du chapitre que signe la sociologue Ana Perrin-Heredia, qui travaille depuis sa thèse sur la gestion des dépenses dans les ménages peu dotés. Pour l'ouvrage dirigé par Duvoux et Lomba, elle a sélectionné trois cas, incarnés par trois femmes vivant en HLM dans un quartier populaire de l’Est de la France. 

Ces trois femmes (34, 36 et 42 ans) se connaissent pour la bonne raison qu’elles ont un beau-frère en commun ou parce qu’elles sont sœurs. Elles ont aussi en commun de venir de familles nombreuses de la classe ouvrière semi-rurale, et de gérer au quotidien les dépenses d’un foyer au revenus extrêmement modestes - mais les 10% des Français les plus pauvres vivent avec moins de 800 euros par mois.

Vu de loin et un peu vite, les revenus de ces trois femmes ne semblent pas loin d’être équivalents. Sauf qu'en passant par le détail d’une enquête de longue haleine qui croise de nombreux entretiens et un accès aux cahiers de dépenses de la famille, la chercheuse montre justement que ces “petites différences” peuvent en fait se révéler très substantielles. C'est le cas par exemple (parmi d’autres explications) :

  • lorsqu’elles sont rapportées à ce que touche réellement la famille (10 euros de moins sur une aide écrêtée n'a pas la même portée selon qu'on touche 750 ou 2500 euros)
  • lorsqu’elles sont synonymes de surcoûts du fait de ce qu’implique pour eux de manquer de “seulement” 40 euros à la fin du mois (agios de 8 euros à chaque opération bancaire une fois à découvert, nécessité de contracter de nouvelles dettes pour faire face...) 
  • lorsqu’une part du salaire est variable, ou qu'une prime cesse tout simplement d’être versée du jour au lendemain
  • lorsqu’une prestation sociale telle qu'une aide de la CAF est indexée sur le nombre de jours dans le mois (et que le mois est court)

On saisit parfaitement à la lecture de ce chapitre d’Ana Perrin-Heredia que si l'une des familles se révèle s’en sortir mieux, et une autre infiniment moins bien, ce n’est pas forcément (voire pas du tout) lié au fait que ces gens feraient n’importe quoi de leur argent, alors que d'autres agiraient en bons élèves. Par un hasard du calendrier, ce texte a paru le lendemain du jour où Emmanuel Macron choisissait de dire que si certains ménages modestes ne s’en sortent pas, c'est d'abord parce qu’ils “déconnent”. Justement parce qu'ils ont ce grain fin, ces travaux offrent un regard précieux sur l'actualité

Les Pieds sur terre
27 min