
Avignon 2016. Avez-vous déjà vu... l'effondrement d'une dynastie allemande aux prémices de la seconde guerre mondiale, à force de trahisons et d'inhumanité ? Difficile de passer à côté de la pièce acclamée d'Ivo van Hove, "Les Damnés", où le metteur en scène, comme à son habitude, utilise à plein la vidéo.
A tout point de vue, dans la cour d'honneur du Palais des Papes, l'ambiance est glaciale. La température a brusquement chuté et les malheureux spectateurs qui n'ont pas eu l'intuition de s'emparer d'une couverture à l'entrée de la cour s'apprêtent à trembler, à plusieurs niveaux. Certes, les chemisettes un peu légères vont amener l'audience à frissonner, mais surtout la pièce "Les Damnés", du metteur en scène belge Ivo van Hove, est propre à glacer les sangs. Adaptée du scénario du film éponyme de Lucchino Visconti (1969), elle raconte l'histoire à glacer le sang de la dynastie des Essenbeck, empire familial de puissants industriels allemands qui, à l'aune du nazisme, est prête à toutes les concessions, à toutes les perversions des rapports humains, pour s'octroyer le droit de conserver ses privilèges.
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C'est là où s'arrête la ressemblance. Le film de Visconti racontait la décadence, la dégénérescence des Essenbeck. Ivo van Hove, lui, questionne le présent à l'aide des turpitudes passées. L'histoire de cette famille prête à toutes les trahisons, à toutes les manipulations, renvoie aux violences actuelles, sociétales, politiques et terroristes. Et pour parvenir à ses fins, comme à son habitude, le metteur en scène use (voire abuse) d'un de ses procédés théâtraux favoris : l'image vidéo, quasi cinématographique (Tal Yarden).

Impossible d'échapper, en effet, à l'omniprésence de l'écran, gigantesque au centre de la scène, qui captive le regard. La vidéo sert à tous les usages : contextualisation à l'aide d'images d'archives, effets de style avec des ralentis ou des effets miroir, ajout de personnages absents sur le plateau, ou encore sorties de scène, avec la poursuite de personnages dans les couloirs du Palais des papes, lieu idéal pour représenter la demeure forcément démesurée de la famille Essenbeck. La caméra va jusqu'à suivre les comédiens dans la tombe, claustrophobique, contraignant les spectateurs à contempler les défunts, une fois le couvercle du cercueil rabattu.
Mais, surtout, la vidéo lit les visages, glisse sur les corps qu'elle grossit, impitoyable, à l'écran. Sur scène, deux cameramen, étudiants à la Fémis, suivent les comédiens avec leurs steadicams, épiant les moindres faits et gestes des acteurs de la Comédie française, dans un ballet qui n'a rien d'improvisé.

"Ivo van Hove nous a beaucoup fait confiance, raconte Céline Baril, une des deux cameramen. Il nous a donné la caméra et c’était à nous de proposer des plans en voyant les acteurs répéter la scène plusieurs fois. Il disait ce qui lui plaisait, et Tal Yarden, le vidéaste, choisissait les plans. Au fur et à mesure ça s’est précisé, et aujourd’hui tout est cadré au millimètre près, à la hauteur caméra près, rien n’est hasardeux. On est pas du tout en train d’improviser avec la caméra, avec les acteurs. [...] C'est un travail à la fois très proche du cinéma et un peu chorégraphique."
"Les comédiens nous ont très vite assimilés, précise Vadim Alsayed, également cameraman. J’ai l’impression qu’ils jouent avec nous et qu’on joue avec eux" :
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La caméra n'est pas qu'un outil au service du scénario, elle est, aussi, un moyen de communiquer directement avec le public, de l'impliquer d'avantage. Dans un effet saisissant, alors que la famille Essenbeck, de plus en plus isolée, de moins en moins nombreuse, subit les plans retors de l'Hauptsturmführer von Aschenbach (Eric Génovèse), la caméra brise le quatrième mur et laisse l'officier nazi s'adresser directement à l'auditoire.
"Dans cette scène Aschenbach fait visiter les archives, il raconte que tout le monde est fiché, surveillé, explique Eric Génovèse, interprète de l'officier nazi. Ivo a voulu créé ce très gros plan qui, tout à coup, s’adresse directement au public, de manière à ce que ce soit le moment où on découvre qu’il est le mal. Nous sommes, d'une certaine manière, plus des figures que des personnages, et lui c’est celle du nazisme, du mal, de l’embrigadement. [Ivo van Hove] a usé de ce gros plan, avec ce regard directement à la caméra, pour renforcer le propos. Je me rends difficilement compte de ce que ça donne, mais très souvent on me dit que c’est impressionnant, qu’on a l’impression que je parle vraiment au public."
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Non contente de "voler des instants aux comédiens", la caméra implique le public. Entre chaque acte, les personnages, morts comme vivants, font face aux spectateurs, les regardent sans les voir, impassibles. La caméra, elle, scrute la foule, qui se contemple elle-même à l'écran, témoin involontairement passif du massacre qui se déroule sous ses yeux.
"Ça n'est pas une accusation, c’est juste une manière de dire : 'C’est nous qui l’avons créée. C'est l’humanité. Nous sommes tous des êtres humains, là, face à ce désarroi, et qu’est-ce que nous pouvons faire ?'. C’est une manière d’englober et nous et le spectateur face à cette impuissance. Ça n’est pas une accusation. Mais elle pose la question de nous dire 'Agissons, ou en tout cas réfléchissons.' " Eric Génovèse

Reste à savoir si le mélange est savamment dosé. Le public, s'il est enthousiaste, s'interroge sur l'omniprésence de la vidéo :
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Qu'importe, l'image cinématographique sert jusqu'à l'ultime soubresaut de la pièce, jusqu'à l'ultime sursaut du public lorsque, à l'aide d'effets stroboscopiques, elle suggère les coups de feu d'une mitraillette pointée vers les spectateurs, assassinés sans avoir pu agir, dans un dernier rappel à l'actualité et aux attentats. Le silence qui précède l'ovation est, définitivement, glaçant.
- Les Damnés, d'Ivo van Hove, jusqu'au 16 juillet dans la cours du Palais des papes, à Avignon. La pièce peut également être vue sur le site de Culture Box.