Les départements : ces mal-aimés qui reprennent corps dans la pandémie de Covid-19
Par Anne FauquembergueEntretien. Depuis le déconfinement, l'État réfléchit de plus en plus au niveau départemental. Dans ce contexte, le docteur en géographie Laurent Chalard propose de faire une centaine d'ajustements afin d'adapter le découpage hérité de la Révolution aux réalités fonctionnelles actuelles.
Les départements français tiennent leur revanche avec leur 231 ans d'existence. Jugés obsolètes il y a quelques années encore, accusés d'entretenir le mille-feuilles administratif, ils ont même été menacés de disparition sous les mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, qui voulaient les fusionner avec les régions ou les métropoles. Dans son programme de 2017, Emmanuel Macron souhaitait au moins en enlever un quart ! Mais la crise sanitaire a redonné de la vigueur à cet échelon administratif.
Depuis le déconfinement, l'État réfléchit de plus en plus à ce niveau. Le Premier ministre, Jean Castex, lui-même ancien conseiller départemental (dans les Pyrénées-Orientales) a annoncé des moyens supplémentaires pour cet échelon dans la prochaine loi de finances. Par ailleurs, le projet de loi 3D (décentralisation, différenciation et déconcentration) reviendra dans le débat à la rentrée et pourrait également renforcer leurs compétences. Retour sur l'histoire des départements avec Laurent Chalard, docteur en géographie à Paris IV-Sorbonne et au Labo Rural. Pendant son confinement, le chercheur a revisité la carte de France et il propose aujourd'hui de faire une centaine d'ajustements administratifs afin de mieux rattacher villes et cantons à leurs départements d'influence.
Pourriez-vous tout d'abord nous rappeler l'origine de la création des départements, il y a 231 ans, en 1790 ?
Le département a été créé dès le début de la Révolution française. Dans l'Ancien Régime en effet, il n’existait pas de logique d'organisation du territoire en termes fonctionnels mais tout simplement des découpages hérités de l’époque féodale, c'est à dire des territoires de contrôles pour des seigneurs, des ducs, des marquis... Par exemple, la province de Bretagne correspondait au Duché de Bretagne qui avait été rattachée à la France au XVIe siècle. Certains de ces territoires étaient très étendus, d'autres moins. Les révolutionnaires ont donc décidé de découper la France selon une logique assez géométrique avec des départements à peu près de taille équivalentes, suivant plusieurs critères dont le fait de se situer à une journée en cheval de son chef-lieu (ce qui n’a d’ailleurs pas toujours été respecté). Il est important de dire que ce découpage n'était pas arbitraire. À l'époque, des enquêtes avaient été faites pour déterminer quels territoires étaient à rattacher à quels autres en termes fonctionnels. Si vous étiez dans une vallée, on essayait de voir quels étaient les principaux pôles de centralité de cet endroit pour faire les bons regroupements. À part quelques anomalies, dont certaines pour des raisons historiques, cette maille fine du territoire s'est révélée pertinente. Elle porte aussi l'empreinte d'un État central en train de se renforcer après la victoire des Jacobins sur les Girondins.
À partir de quand et pourquoi ce découpage perd-il de sa pertinence ?
Au cours du XXe siècle apparaissent de nouvelles problématiques comme celle du tourisme par exemple. Parallèlement, on se rend compte que le développement des transports ne peut être pris en charge par un seul département comme sur le littoral méditerranéen. Les autorités commencent à réfléchir à un échelon intermédiaire entre l'État central et les départements sous le régime de Vichy. Mais c'est surtout après-guerre et pendant les Trente glorieuses qu'a commencé à émerger au sein des gouvernements une réflexion plus poussée qui donnera lieu à la mise en place des "circonscriptions d'action régionale" en 1960 puis aux lois de décentralisation de 1982-1983, qui instaureront la région en tant qu'entité administrative. Les régions ont vu leur compétence augmenter au fur et à mesure du temps. Le couple région/intercommunalité a remplacé celui de la commune/département. Cette nouvelle organisation du territoire était d'inspiration européenne à une époque où la notion d'Europe fédérale était encore d'actualité. L'idée consistait à instaurer une Europe des régions et le département dans cette nouvelle organisation territoriale prônée par l'UE n'avaient plus vraiment sa place. Il a vu ses compétences s'amenuiser et d'autant plus que son fonctionnement était considéré comme archaïque. Il avait tendance à fonctionner sur un modèle clientéliste et dans une logique de "guichet" : on distribue de l'argent aux territoires mais sans toujours de réflexion ; contrairement aux régions qui établissent des stratégies sectorielles. Il y a par ailleurs une surreprésentation des cantons ruraux du fait du mode d'élection alors que ces cantons sont moins peuplés que les cantons urbains.
Alors pourquoi cet échelon reste-t-il pertinent selon vous aujourd'hui ?
La France a une géographie spécifique au sein de l'Europe nord-occidentale. Elle se caractérise par une relative faible densité de population, autour de 120 habitants par kilomètre carré aujourd'hui, alors qu'on est très largement au-dessus de 200 en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Belgique ou encore aux Pays-Bas. Ce constat permet de dire que notre territoire n’a pas suffisamment de grandes métropoles permettant d’organiser la France dans son ensemble. Nous n'avons pas l'équivalent de ces grandes régions polarisées par une grande métropole qu'on peut retrouver dans nos pays voisins. Prenons l'exemple du Piémont italien. Où que vous alliez dans cette région, vous sentez l'influence de Turin, la métropole. En France, aucune ville, à part la capitale Paris, n'exerce ce type d'influence à cette échelle. Si je prends le cas de la région Grand Est, Strasbourg a une influence à l'échelle de l'Alsace, un petit peu sur le département de la Moselle mais cela ne va pas plus loin et c'est valable pour la majorité des métropoles françaises. Qu'est ce que ça veut dire ? Qu'il y a besoin d'un échelon intermédiaire entre la région et les communes pour organiser les parties de notre territoire qui se composent essentiellement de villes moyennes. Et donc, le département aujourd'hui, c'est tout simplement l'organisation du territoire non métropolisé par des villes moyennes. Je rappelle qu'en France, la majorité du territoire en termes de superficie (et non pas en termes de population) est uniquement sous l'influence de villes moyennes : elles ne peuvent exercer des fonctions de centralité sur le territoire que si et seulement si elles ont des fonctions administratives importantes.
La crise de la Covid-19 a d'ailleurs révélé l'importance des départements...
Effectivement, quand l'État a publié les cartes de diffusion du virus de la Covid-19, il n'avait montré que les grandes régions. Très rapidement, les spécialistes et experts ont dit attention, là, on ne voit strictement rien parce que les régions sont beaucoup trop larges, beaucoup trop grandes, et cela faisait des gros pâtés de la même couleur. Il était impossible d'analyser les dynamiques de diffusion du virus à cette échelle. Et donc, mécaniquement, les services de l'État sont passés à l'échelon inférieur, celui du département. Les logiques de diffusion de virus sur le territoire étaient tout de suite beaucoup plus claires. C'est la meilleure grille de lecture du territoire français, que vous souhaitiez regarder les dynamiques territoriales en termes de croissance démographique, de croissance économique, en termes de chômage, en termes de diffusion de virus... Si c'est la meilleure spatialisation des phénomènes, c'est que le département a un sens.
Pendant le confinement, vous avez revisité le découpage des départements ? Et vous avez conclu que cet échelon restait pertinent aujourd'hui mais que le maillage actuel nécessitait des modifications. Lesquelles ?
Si globalement, on a des périmètres départementaux qui restent assez pertinents, il y a des ajustements à faire là où les limites ne correspondent plus à la réalité des territoires. J'ai déterminé, pour l’instant, près d’une centaine de modifications envisageables.
Cela peut-être des grandes métropoles qui ont vu leur aire d'influence s'étendre largement au-delà de leurs limites départementales comme Lyon ou des agglomérations de taille moyenne comme Avignon ou encore plus petites comme Mâcon. La Préfecture de Saône-et-Loire est en effet complètement excentrée par rapport à son département. Elle se situe aux limites du département de l'Ain dont les cantons de Replonges et Vonnas sont largement sous l'influence de Mâcon pour les déplacements domicile/travail comme pour le bassin de vie. Il s'agirait donc tout simplement de basculer ces communes de l'Ain à la Saône-et-Loire. Mais il y a aussi une autre logique dans ma réflexion qui est de supprimer les anomalies géographiques historiques. C'est le cas des enclaves comme celle de Valréas, l'enclave des Papes. Les communes s'y rattachant appartiennent au département du Vaucluse mais se trouvent encastrées dans la Drôme. Il n'y a pas de continuité territoriale avec le reste de leur département, c'est une aberration qu'il faut supprimer et le cas de figure est similaire avec les enclaves bigourdanes appartenant aux Hautes-Pyrénées mais enclavées au sein du territoire des Pyrénées-Atlantiques.
Dans une logique légèrement différente, on pourrait également citer l'exemple de la vallée de l'Ubaye qui se trouve dans le département des Alpes-de-Haute-Provence. Cette vallée est reliée au reste du département uniquement par des cols alpins, des cols d'altitude alors que son seul point d'accès naturel, c'est la vallée de la Durance qui se situe dans le département des Hautes-Alpes. Il y a une logique évidente à faire basculer ce territoire des Alpes-de-Haute-Provence vers les Hautes-Alpes. Enfin, nous pouvons citer un dernier exemple dans l'est de la France. Du fait de la guerre franco-allemande de 1870 et de l'annexion qui s'en est suivie de ce qu'on a appelé ensuite l'Alsace-Lorraine, il y a eu des modifications des découpages départementaux, d'où l'existence du micro Territoire-de-Belfort, qui ne correspond plus aux logiques fonctionnelles actuelles d’un ensemble urbain Belfort-Montbéliard-Héricourt tri-départemental ! Le cas est similaire pour la Meurthe-et-Moselle dont la forme est étrange : le gros du département est centré autour de Nancy et le reste se compose d’une bande de terre de quelques dizaines de kilomètres de largeur tout au plus remontant vers le Nord jusqu'à la frontière du Luxembourg et de la Belgique, qui correspond tout simplement aux territoires de la Moselle qui n'avaient pas été annexés par le Reich allemand après la guerre de 1870. Quand ces territoires ont été récupérés par la France après la Première Guerre mondiale, les périmètres départementaux n'ont pas été remodifiés mais ils n'ont plus aucun sens en 2020.
Dans quelle perspective serait-il souhaitable de faire ces modifications ?
C'est d'abord pour améliorer la gestion à l'échelle locale. Prenons le cas de la crise sanitaire. Si aujourd'hui, un département décide de confiner sa population, cela peut poser problème aux agglomérations bi-départementales. Prenons l'exemple du bassin de vie d'Avignon : si le département du Vaucluse décide de confiner parce que le taux de malade de la Covid-19 est trop élevé mais que le Gard ne le fait pas, dans la même agglomération, vous auriez une partie de la population confinée, l'autre non. Voilà donc un exemple qui montre que lorsque la limite départementale est mal placée potentiellement, cela peut entraîner des aberrations au niveau de l'action de l'État et donc pour les habitants.
À vous écouter, une question se pose néanmoins au sujet du phénomène de métropolisation. Ne le minimisez-vous pas ?
La métropolisation est une réalité évidente. La croissance économique et démographique se concentre dans ces grandes métropoles. Mais leur importance dans notre pays a été surestimée en termes de représentation. Cet imaginaire repose sur les statistiques de l'Insee. L'Institut national de la statistique et des études économiques a tendance à diffuser des chiffres donnant l'impression que la France est entièrement couverte de métropoles et que le reste du territoire est marginal. Mais on a vu avec la crise des "gilets jaunes" que c'était faux. Les élites se sont construits une représentation de la France au cours des dix/quinze dernières années qui ne correspond pas à la réalité de la géographie de notre pays. Aujourd'hui, la majorité des gens vivent en dehors des grandes métropoles, de nombreuses communes comptant plus de 2 000 habitants, considérées comme urbaines par l’Insee, s’apparentent à de gros villages.
Par exemple, le petit bourg de Toucy dans l’Yonne, qui compte 2 662 habitants, constitue une unité urbaine et une aire urbaine, ce qui est ridicule pour qui connaît le contexte local ! Parmi les experts, il y a d'ailleurs un débat aujourd'hui : quelle est la part de la ruralité en France ? En effet, l’Insee utilise plusieurs définitions de l’urbain, avec des résultats différents à la clé, allant d’un peu plus de 77 % de la population pour le zonage en unités urbaines à 85 % pour le zonage en aires urbaines, et jusqu’à 95 % en incluant les "communes multipolarisées" au zonage précédent ! Si vous êtes un décideur politique, vous pouvez vous dire que tous les Français sont urbains.
L'Insee a une énorme part de responsabilité dans la vision que nous avons de notre territoire. Je rappelle qu'à l'échelle internationale, on considère qu'il faut au moins 10 000 habitants pour faire une ville. Quand vous désignez des territoires en tant qu'urbain et pas en tant que rural, vous faites le choix de gonfler l'urbain et de diminuer le rural. Ce n'est pas une question politique. Le paradigme de la métropolisation a été lancé par Nicolas Sarkozy et le processus a été accentué par François Hollande, président de gauche. Les élites françaises ont été formatées par l'ultralibéralisme qui considère qu'il n'y a pas d'avenir en dehors des métropoles. La traduction sur le plan territorial a été de considérer que l'avenir de la France était la tertiarisation et qu'elle passait par les grandes métropoles.