Le regard de l'autre | Joe Biden a fait de la lutte contre le réchauffement climatique un enjeu majeur de son mandat, en rupture avec son prédécesseur. Mais le principal critère demeure économique : la transition écologique doit créer des jobs et permettre aux États-Unis d’être leader de ces nouvelles technologies.
C'est peut-être un tournant : le 22 avril, Joe Biden a annoncé une limitation d'au moins 50% des émissions de gaz à effet de serre des États-Unis d'ici à 2030 et il vise la neutralité carbone en 2050, un objectif proche de celui de l'Union européenne. Joe Biden prend donc le contrepied de son prédécesseur Donald Trump et il semble avoir pris la mesure de l'enjeu. Mais attention, les États-Unis demeurent le premier pays au monde en termes d'émissions de gaz à effet de serre, si on rapporte au nombre d'habitants, et le pays reste divisé sur le sujet. Et surtout, la question n'est regardée essentiellement aux États-Unis que sous le prisme économique.
Analyse en six points clés pour " Le regard de l'autre" : géographie, Histoire, droit, économie, psychologie et sociologie.
La géographie
Avec une superficie de près de 10 millions de kilomètres carrés, les États-Unis sont le troisième pays au monde par la taille après la Russie et le Canada et, comme ces derniers, sont aux premières loges pour constater le réchauffement climatique, en particulier sur leurs côtes. Les États-Unis en comptent 22 000 kilomètres : c'est la fonte des glaces et la hausse des températures en Alaska, c'est aussi et surtout la multiplication des phénomènes météo extrêmes depuis l'ouragan Katrina en 2005. Les ondulations du jet-stream qui provoquent ces phénomènes météo extrêmes sont en grande partie dues au réchauffement climatique. Résultat : des ouragans sur la côte est, en Floride et au Texas notamment…
Une vague de froid polaire a mis à mal le réseau électrique dans ce même État début 2021. Des feux de forêts gigantesques ont aussi eu lieu en Californie et dans l'Oregon sur la côte ouest à l'été 2020.
L’Histoire
Depuis la mise en évidence du phénomène du réchauffement climatique par les scientifiques, la position des États-Unis a beaucoup varié sur le climat : elle est tributaire des alternances politiques à Washington. Pour résumer, les démocrates sont beaucoup plus sensibles à la question que les républicains. Le premier tournant a lieu en 2000 lorsque George Bush emporte la présidentielle dans des conditions très controversées face à Al Gore. Si Gore l'avait emporté, il aurait probablement engagé les États-Unis dans une voie très proactive dans la lutte contre le réchauffement car il est très sensible à ce sujet, mais c'est Bush qui a gagné. Et sous la pression des compagnies pétrolières qui multiplient alors les fausses informations sur le climat, Bush en 2001 refuse de ratifier le protocole de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre.
Il faut attendre l'arrivée d'un démocrate, Barack Obama en 2008, pour que les États-Unis s'engagent à nouveau sur ce sujet. Obama promet d'abord une réduction de 80% des émissions de gaz à effet de serre des États-Unis d'ici à 2050, mais il se heurte au refus du congrès à majorité républicaine sur la question. Les États-Unis, néanmoins, s'engagent dans les accords de Paris. Mais avec l’alternance politique en 2016, marche arrière toute avec Trump qui arrive au pouvoir. Et avec lui, les climato-sceptiques. Nouvelle alternance avec Biden en 2020, les États-Unis s'engagent à nouveau sur le sujet. Résultat : depuis vingt ans, un sentiment de confusion sur la politique du gouvernement central américain sur la question du climat. Mais il est à noter que pendant que la confusion régnait au niveau du gouvernement central, plusieurs des 50 états américains se sont engagés de façon très dynamique sur la question du réchauffement. L’État de New York, l’État de Washington, l’Oregon, le Nouveau Mexique et surtout la Californie qui, dès 2006, a adopté une loi très ambitieuses pour lutter contre le réchauffement climatique.
Le droit
Il faut d'abord noter que les États-Unis n'aiment pas être contraints par des accords juridiques internationaux. Ils ont plutôt l'habitude de faire l'inverse, en particulier en matière commerciale : imposer leur propre loi au reste du monde. C'est le principe de l'extraterritorialité. Néanmoins, ils ont ratifié les accords de Paris avec la signature du secrétaire d’État, John Kerry, en 2016. Mais en juin 2017, après quelques mois de réflexion et malgré le tollé international, Donald Trump s'est retiré de ces accords, qu’il jugeait trop contraignants.
Volte face dès sa prise de fonction : Joe Biden réintègre ces accords. Et voici aujourd'hui les États-Unis juridiquement contraints, comme 190 autres pays, par ces accords sur le climat. Objectif : réduire les émissions de gaz à effet de serre de façon à ne pas dépasser une augmentation de la température de 2 degrés, idéalement d'un degré et demi. Pour les États-Unis, plus gros pollueurs de la planète avec la Chine, ces accords sont donc lourds de conséquences.
L’économie
C'est la question centrale depuis le début : la position des États-Unis sur le climat est dictée par les enjeux économiques, et c'est encore le cas aujourd'hui. Dès le départ, le refus des États-Unis de s'engager est liée au fait que ce pays est, plus que tout autre, tributaire des énergies fossiles : le charbon, le pétrole, le gaz et leurs versions récentes, de schiste, et le lobby énorme de l'industrie automobile. C'est pour cette raison que les États-Unis sont le plus grand émetteur de gaz à effet de serre au monde, rapporté au nombre d'habitants, loin devant la Chine ou l'Union européenne. Et dans les derniers jours de son mandat, Donald Trump a même accordé 1400 autorisations supplémentaires de forage.
Aujourd'hui, Joe Biden change radicalement la politique climatique des États-Unis : arrêt des forages et de l'oléoduc Keystone venu du Canada. Il s'engage à réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, mais attention, il ne faut pas s'y tromper : il s'agit d'abord et avant tout d'un arbitrage économique.
Pour trois raisons : la première, c'est le montant de la facture du réchauffement climatique de ces événements météo extrêmes. Au moins 400 milliards par an pour l'économie américaine, c'est trop cher. La deuxième raison, c'est que le but est de créer des emplois, au moins deux millions selon Joe Biden grâce à la conversion de l'économie américaine vers les énergies durables et renouvelables - le solaire l'éolien la voiture électrique, la rénovation des bâtiments. L'énorme plan de relance de l'économie que prévoit Joe Biden réserve moins 600 milliards à cette conversion vers les énergies vertes. C'est d'ailleurs comme cela que Joe Biden vend cette politique aux Américains : “Nous allons créer des jobs, par des grands travaux à la Franklin Roosevelt, un “new deal”. Il s'agit bien de créer de la croissance, de créer de la richesse, en aucune manière d'être dans une logique de décroissance. Enfin, la troisième raison : c'est le pari de s'imposer comme un leader commercial mondial sur ce secteur. Ne surtout pas laisser la Chine s'imposer sur ce marché. Par exemple, sur la voiture électrique : et non seulement la voiture en tant que telle, mais les batteries, les stations de recharge (grâce aux innovations de Tesla, grâce à la conversion de General Motors).
Il s'agit bien de gagner des parts de marché, mais attention, pour remporter son pari, Joe Biden va devoir convaincre le congrès de financer ces mesures, ce n'est pas gagné, et convaincre aussi la société américaine de changer de logiciel : renoncer au culte de la voiture individuelle ou bien limiter la consommation de viande. Et puis il peut y avoir des contradictions au niveau local : par exemple, pendant la campagne électorale de l'automne dernier, Joe Biden avait refusé de se prononcer sur l'interdiction de la fracturation hydraulique. Elle est dangereuse pour l'environnement mais cela crée des emplois, en particulier dans des États clés comme la Pennsylvanie. La priorité est donc bien de créer des emplois.
Psychologie et sociologie
Joe Biden n'a pas une sensibilité écologique personnelle au départ. Il s'est converti à la lutte contre le réchauffement par arbitrage cartésien. Une fois qu'il a eu fait cet arbitrage, il est devenu pro actif : il remanie la haute administration qui entoure l'émissaire spécial John Kerry, il multiplie les décrets pour limiter les émissions de gaz toxiques et surtout, il cherche à se poser en leader mondial sur le sujet. Il y’a un enjeu de soft power, d'image : il veut faire apparaître les États-Unis comme le nouveau leader de la lutte contre le réchauffement, on vient de le voir avec ce sommet organisé à Washington auxquels ont participé les plus grands leaders de la planète. Il y a donc de la part de Joe Biden un but de puissance.
Mais sur le plan sociologique, la situation est beaucoup plus compliquée parce que le pays reste divisé. Il y a clairement une ligne de partage des eaux entre les démocrates et les républicains : 90 % de l'électorat démocrate considère que le réchauffement climatique est une menace majeure pour les États-Unis. Chez les républicains, c'est seulement 30%. Parmi eux, il y a même encore beaucoup de climato-sceptiques qui nient l'existence même du réchauffement. Et certains, notamment au sein de l'électorat évangélique pro-Trump, voit dans le réchauffement la main de dieu à laquelle il faut obéir. Nombre d'entre eux se méfient de la science qu'ils assimilent au diable.
En résumé, les États-Unis regardent la question du climat d'abord du point de vue économique et ils restent divisés, essentiellement entre les démocrates et les républicains. ce qui veut dire aussi que les décisions du pouvoir actuel peuvent tout à fait être détricotées en cas d'alternance politique rapide.
Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos
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