
Retour sur la genèse des Fragments d'un discours amoureux, oeuvre entre le roman et l'essai qui décrypte l'intime. Un œil sur les manuscrits personnels de Roland Barthes, une oreille prêtée à Tiphaine Samoyault, sa biographe et au sémiologue lui-même, grâce aux archives.
On peut le lire de la lettre A à la lettre V, de "s'abîmer ", à "vouloir-saisir ". On peut aussi le feuilleter au gré du hasard, glaner ici ou là une phrase qui fait mouche, s'étonner de voir si bien formulés par la plume d'un autre des sentiments subtils que l'on a soi-même expérimentés. Paradoxalement publié en 1977, époque où "jouissance " s'impose comme maître-mot, Fragments d'un discours amoureux , de Roland Barthes, constitue une sorte de bréviaire de l'amour romantique, de la frustration sentimentale.Roland Barthes y décrypte par ordre alphabétique, ausculte, tous les états auxquels est soumise une âme amoureuse : l'attente, l'errance, l'exil, les pleurs, le ravissement…

"L'autre est impénétrable, introuvable, intraitable ; je ne puis l'ouvrir, remonter à son origine, défaire l'énigme. "
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Publié en 1977, grand succès d'édition (100 000 exemplaires vendus dès publication), ce texte a commencé à être élaboré de 1974 à 1976, au cours d'un séminaire. Car depuis les années 60-70 Roland Barthes, qui enseigne notamment à l'Ecole des Hautes études (EHESS) et au Collège de France, à Paris, rend inséparables son enseignement et ses projets d’écriture. Son essai S/Z par exemple (1970), est initialement un séminaire sur Sarrasine, quant à Roland Barthes par Roland Barthes (1975), un texte autobiographique, il donne lieu à un séminaire d’une année sur "Le Lexique de l’auteur".
Le discours amoureux et "l'étoilement"
"Barthes revendique la réhabilitation de l’amour. L’amour qui ne peut être qu’un discours qui vient de celui qui aime à l’objet aimé, forcément absent ; c’est l’écriture qui va pallier cette absence." Marie-Odile Germain, conservateur des manuscrits de Barthes à la BnF
D'où vient l'idée de faire du discours amoureux le sujet d'un cours, puis d'un livre ? D’une interrogation de Roland Barthes sur sa propre expérience : il est personnellement tenaillé par une passion insatisfaite pour l'un de ses étudiants, Roland Havas. Tiphaine Samoyault, critique littéraire, romancière, universitaire, a consacré une volumineuse biographie à Roland Barthes, publiée en janvier 2015 . Pour elle_*, *_ le fait que Barthes ait porté ses réflexions sur son vécu dans la sphère de l'enseignement, puis de l'édition, assumant totalement le lien entre sa pensée et ses pulsions profondes, lui donne sa place très singulière dans le champ littéraire, son caractère indéfinissable :
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"Barthes n’est pas un chercheur au sens plein du terme. Foucault a passé des années en bibliothèque pour faire des recherches avant de devenir un intellectuel reconnu, c’est quelqu’un qui a derrière lui une œuvre de savoir. Il n’y a pas d’œuvre de savoir chez Barthes. Le savoir surgit de ce nouage entre vie, subjectivité et écriture. Tout se passe dans l’intelligence du monde qui l’entoure et dans la capacité à créer une langue à partir de ce regard très aiguisé et très sensible, et la façon dont il lit le monde exactement comme la littérature." Tiphaine Samoyault
Roland Barthes est un praticien de la forme brève. Mais au terme "fragments ", Tiphaine Samoyault préfère la notion d'"étoilement ". L'étoilement est-il propre à Roland Barthes ? "Certes, Barthes a toujours écrit des textes courts, il aime les formes brèves. Comme il le dit parfois, il aime les « attaques ». Mais lorsqu’on entend « fragment » on pense beaucoup au suspens du fragment. Chez Barthes, il n’est pas question d’un suspens sur un silence qui serait plein, un silence soit oraculaire, soit mystérieux, soit obscur. La question est plus celle de la disposition, de la recomposition perpétuelle des fragments les uns par rapport aux autres. "
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Genèse du texte, de la fiche aux Fragments
C'est lycéenne que Tiphaine Samoyault a découvert Barthes dans le cadre d'une étude du Plaisir du texte : "C’est la première fois que j’entendais parler aussi librement de ce croisement entre vie et littérature autrement que chez Proust. La notion de plaisir n’était pas particulièrement valorisée par la pensée en général. Elle apparaissait comme non sérieuse, en quelque sorte. Et ce qui m’a toujours frappée, chez Barthes, c'est cette capacité à parler des choses les plus essentielles, mais de manière non assertive, non dogmatique, pas prise dans le carcan de l’argumentation sérieuse. "
Sa biographie, Tiphaine Samoyault l'a écrite en deux années, elles-mêmes précédées d'une longue étude du "dossier préparatoire " qui comporte les documents annexes aux manuscrits des œuvres de Barthes, dont ceux des Fragments d'un discours amoureux : notes de cours, papiers personnels… "Ils ont été écrits à la même époque et rendent compte d’une expérience amoureuse comme Barthes en a finalement assez peu eues dans sa vie. D’une très grande passion qu’il a pour quelqu’un, et qui n’est pas réciproque. "
L'universitaire a pu accéder à l’ensemble du fonds d’archives. Elle s’en est imprégnée pendant de nombreux mois et a obtenu l'autorisation de les citer, ainsi qu’un certain nombre de correspondances privées : "C’est aussi ce qui m’a déterminée à écrire cette biographie, la possibilité d’apprendre du nouveau de l’exploitation un peu systématique de ce fonds d’archives. "
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Marie-Odile Germain est conservateur général au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France (BnF), où elle s'occupe notamment du fonds des archives de Barthes, offert à la BnF par Michel Salzedo, frère du sémiologue. Elle est également commissaire de l'exposition qui s'y tiendra jusqu'au 26 juillet 2015, sur "Les écritures de Roland Barthes" (partenariat France Culture), et notamment celles des Fragments d’un discours amoureux .

Elle explique qu'il y a trois séries de manuscrits : ceux du livre (dactylographie, corrections…), ceux du séminaire (fiches, bibliographie…), et puis un petit cahier inachevé dont les dernières pages sont déchirées. Intitulé "Chronologie et Premier index", il raconte avec pudeur l’anecdote sentimentale.
Autant de documents qui témoignent du processus d'écriture de Barthes, et sur lesquels nous nous sommes penchés, avec leur conservateur. Marie-Odile Germain :
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Pour autant, Tiphaine Samoyault ne regarde pas seulement ces manuscrits comme des avant-textes, des textes préparatoires : "Ils se situent à jamais en aval et nous aident à comprendre toute sa recherche de forme. " Elle évoque cet entrelacs de documents qui lui a permis de décrypter la genèse empirique, de longue haleine, des Fragments d'un discours amoureux :
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Cette passion frustrée à l'endroit de Roland Havas est convoquée de manière très explicite dans un cahier de Barthes ; des notes n'étant pas destinées à être publiées. Le texte final en fait l'économie pour des raisons de pudeur, bien sûr, mais aussi par souci de créer des lieux communs, un espace commun ou l’on puisse rejoindre l’autre. "Fragments d’un discours amoureux, c’est une réussite absolue en ce sens ", estime Tiphaine Samoyault :
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Dans "Le masque et la plume", en 1977, Roland Barthes, interviewé par François-Régis Bastide, abordait la notion de "déréalité ", partant d'une situation personnelle vécue dans un café, pour arriver aux différentes typologies du sujet amoureux. Un extrait qui illustre parfaitement cette capacité du sémiologue à embrasser l'expérience commune :
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Le succès de l'ouvrage s'explique aussi par le caractère collaboratif de cette réflexion sur le discours amoureux. En effet, contrairement à ses cours du Collège de France, le séminaire de Barthes est propice à la discussion car le sémiologue y est entouré d'amis. Ceux-ci d'ailleurs, sont cités à la fin des* Fragments* , dans la "Tabula gratulatoria", aux côtés des nombreux auteurs ayant nourri sa réflexion : Goethe bien sûr, pour Les souffrances du jeune Werther , mais aussi Baudelaire, Dostoïevski, Foucault, Freud, La Rochefoucauld, Sainte-Beuve etc. "Le séminaire de Barthes était un petit phalanstère qui a donné naissance à un travail un peu collectif. L’intime devient extime ", explique Marie-Odile Germain.
"Ce qui permet à Barthes d’éviter la psychologie, c’est de produire un texte fragmentaire qui arrête le sens avant de tomber dans l’explication, la causalité et la raison. Il est dans la description d’un état. L’intime vient dans la mise en relation, parfois implicite, entre son expérience, celle de l’autre, et le texte qu’il est en train d'écrire. Si ce texte était psychologique, il serait très vite démodé." Tiphaine Samoyault
Roland Barthes invite donc chacun à devenir lecteur de son propre monde, à s’approprier le texte… Idée qu'il théorise en 1968 dans La mort de l’auteur . Barthes cautionnerait-il aujourd’hui qu’on accède à ses manuscrits étant donné qu’il pensait, c'est du moins ce qu'affirment d'aucuns, que le texte moderne supposait cette mort de l’auteur ?
"Je pense qu’on se trompe souvent lorsqu’on emploie l’expression « mort de l’auteur », qui est devenue véritablement un slogan, dans ce sens" , affirme Tiphaine Samoyault, pour qui il n’y a pas "d’autonomie ni de clôture du texte " chez Barthes.
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Fragments d'un discours amoureux a été le plus grand succès de librairie du vivant de Barthes. Plus, même, que les Mythologies (1957), où Barthes saisit avec brio et ironie l'actualité de son époque, celle des prémices de la société de consommation et de la culture de masse.
Selon Marie-Odile Germain, la parution des Fragments d'un discours amoureux a même constitué une sorte d’événement majeur dans la reconnaissance de Barthes comme écrivain : "Avant, il était considéré comme un grand intellectuel engagé, un grand professeur, un théoricien de la littérature, de la langue, comme un sémiologue, comme un structuraliste, puis un post-structuraliste", estime Marie-Odile Germain, "Là, avec ce livre, il devient un écrivain quasiment pour le grand public. Il va passer à * "Apostrophes" d’ailleurs, avec Bernard Pivot. Dans la même émission, il y aura Françoise Sagan."*
La conservateur des manuscrits s'en amuse : les Fragments d'un discours amoureux se vendent toujours comme des petits pains à chaque Saint-Valentin. Aussi, rien d'étonnant à ce que nombre d'internautes se soient sentis concernés par l'appel à témoignages que nous avons lancé sur les résaux sociaux lorsque, curieux, nous avons voulu savoir de quelle manière ce livre leur parlait, cent ans après la naissance de Barthes.
Ces réactions, nous les avons soumises à Tiphaine Samoyault. Une lecture qui l'a émue. Elle y a vu autant de fragments venant prouver que la courageuse acceptation par Barthes de sa vulnérabilité, alliée au souci d'élargir le référentiel à tous nos coeurs battants, porte plus que jamais ses fruits :
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En 1978, dans les "Nuits magnétiques", Alain Veinstein et Marie France Nussbaum lisaient des extraits de Fragments d'un discours amoureux :
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