Les géants du web et la philanthropie 2.0

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Les géants du web et la philanthropie 2.0

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Les principales entreprises du numérique se sont toutes lancées dans des projets philanthropiques.
Les principales entreprises du numérique se sont toutes lancées dans des projets philanthropiques.
© AFP - Damien Meyer

Ce samedi, Microsoft, Amazon et Google présentent leur projet FAM, un mécanisme d'action contre la famine via l'intelligence artificielle. Une philanthropie 2.0 qui interroge : ces géants du web feraient-ils passer l'intérêt collectif avant leurs propres intérêts ?

La Banque mondiale, les Nations unies et le comité international de la Croix-Rouge sont partis d'un constat simple. Dans le monde, 124 millions de personnes vivent actuellement dans des situations d'insécurité alimentaire, liées bien souvent à la pauvreté, aux conflits armés et aux désastres climatiques. Et dans les années à venir ? Combien d'autres personnes devront faire face à la famine ? Pour mieux prévenir les risques, les trois organisations font appel aux services de géants du web. Amazon, Microsoft et Google vont s'associer pour créer le projet FAM (Famine Action Mechanism). Le système sera détaillé ce samedi, en Indonésie. Grâce à l'intelligence artificielle et au pouvoir des données, le mécanisme fournira les premiers signaux d'alerte identifiant les crises alimentaires susceptibles de muer en véritables famines. Cela permettra ensuite de déclencher des programmes de financement destinés à une intervention rapide.

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Si l'idée est louable, l'action de ces "nouveaux philanthropes", comme les qualifie la spécialiste Virgine Seghers, prête toujours à interrogation. La frontière entre solidarité collective et business est très ténue.

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Les origines de la philanthropie

La notion de philanthropie apparaît au début du XVIIIe siècle. Le théologien Fénelon l'emploie pour la première fois dans son ouvrage Le dialogue des morts, paru en 1712. Un philanthrope est alors qualifié comme une "personne qui est portée à aimer tous les hommes".  En 1780, la Société philanthropique est créée à Paris, avec pour mission de diminuer les maux des citoyens. L'une des vertus conférées à un philanthrope est de participer au bien de ses semblables. 

C'est aux Etats-Unis que la philanthropie se développe, à la Belle Époque, entre les années 1880 et le début de la Première Guerre mondiale. La philanthropie prend alors une autre dimension. Elle devient "organisée" et "gérée avec la vigueur et les méthodes d'une entreprise", explique l'universitaire Olivier Sunz, dans son ouvrage La philanthropie en Amérique. C'est le début des première fondations : Carnegie ou Rockefeller, pour ne citer qu'elles. 

À la fin des années 1990, le numérique se développe à vitesse grand V. Dans le secteur, Bill Gates, le fondateur de Microsoft, sera le premier à se lancer dans la philanthropie, en créant sa propre fondation en 2000. Il la dote de 25 milliards d'euros, soit la moitié de sa fortune personnelle, pour financer des projets destinés à éradiquer la malaria en une génération.

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Depuis, d'autres ont suivi le mouvement, comme Jeff Bezos, patron d'Amazon et l'homme le plus riche du monde, ou encore Mark Zuckerberg, gérant de Facebook et cinquième fortune mondiale selon le magazine Forbes.

La philanthropie, une culture américaine

Tous ces géants du web ont un point commun. Non seulement leur compte en banque affole les compteurs, mais ils sont tous Américains. "La philanthropie fait partie de la culture américaine", explique Pascal Lorne, président de la French Tech Aix-Marseille et qui a travaillé pendant plusieurs années à la Silicon Valley en tant qu'entrepreneur. 

Dans la société française, c'est l'État qui collecte l'argent des plus riches, à travers l'impôt, et qui redistribue aux plus démunis, à travers des aides. Aux États-Unis, c'est organisé différemment. Il y a moins de taxes sur les entreprises et les particuliers. La redistribution de l'argent se fait plus à travers des systèmes de collectes privées, des dons. Ce partage, ce n'est pas l'État qui s'en occupe, c'est l'individu. 

Pour l'entrepreneur, ce système de partage se fait "naturellement", car il a été assimilé très tôt. "Lorsque l'on passe la graduation aux États-Unis, c'est-à-dire l'équivalent du passage du collège au lycée pour nous en France, les élèves ne peuvent pas rentrer au lycée sans avoir un certificat de bénévolat de 50 heures auprès d'associations d'aides aux plus démunis. Dès le système éducatif, la notion de partage est acquise", ajoute Pascal Lorne_._

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Des intérêts pour l'entreprise

Le décor est posé. Mais qu'est ce qui pousse pour autant ces rockstars du net à investir une partie de leur fortune personnelle dans des projets en apparence bien fondés ? "__L'image de marque joue un rôle important", reconnaît Pascal Lorne. L'entreprise est ainsi valorisée et bénéficie d'un capital sympathie dans l'opinion publique. 

Autre avantage : la fiscalité. Les philanthropes américains peuvent déduire de leurs impôts plus d'un tiers de leur dons. Il est aussi possible de faire passer sa fondation pour une entreprise classique privée. Cela permet par exemple à la Chan Zuckerberg Initiative (CZI), créée par le fondateur de Facebook, de générer des profits, en se débarrassant du statut d'association à but non lucratif. Et grâce à un tour de passe-passe juridique, la CZI s'exonère de de droits de succession et d'impôts sur les bénéfices. 

Priscilla Chan, co-fondatrice de la Chan Zuckerberg Initiative, était à un meeting sur la philanthropie, en 2016.
Priscilla Chan, co-fondatrice de la Chan Zuckerberg Initiative, était à un meeting sur la philanthropie, en 2016.
© Getty - Mike Windle

S'il convient de ne pas négliger l'image de l'entreprise et les avantages fiscaux, c'est dans le domaine des affaires que résident principalement les intérêts de ces grands groupes. En 2016, la fondation de Bill Gates est épinglée par un rapport de Global Justice Now. Elle est fustigée pour "sa coopération étroite avec les multinationales". Une coopération mise en lumière par Francis Charhon, dans son ouvrage Vive la philanthropie !

La Fondation Gates, appuyée par les États-Unis, s’est opposée à une politique nutritionnelle contraignante proposée par l’ONU en vue de réduire les sucres, le sel et les matières grasses saturées dans les aliments préparés. Or la Fondation Gates possède 10 % des actions de Coca-Cola.

L'accès au numérique pour tous et sa visée à long terme

C'est dans le domaine du numérique que ces géants du net mettent à profit leur savoir-faire pour des projets philanthropiques. L'exemple le plus marquant est sans doute celui de la fondation Google.Org. Elle s'est faite remarquer en 2010 en lançant son application Google Person Finder, après le séisme d'Haïti, pour retrouver des personnes disparues. Louable dans la forme, un peu moins sur le fond. Google.Org peut ainsi avoir accès aux données personnelles des utilisateurs et des personnes recherchées. Et plus l'application est téléchargée, plus il y a de bénéfices. Faire de l'argent sur de telles catastrophes, ce n'est peut-être pas le but premier, mais cela devient parfois la finalité. "Ces géants du web ont des positions hégémoniques, des comportements de marché très discutables, reconnaît Pascal Lorne. Ils sont en situation de quasi monopole. Google sur la pub et Facebook sur l'information par exemple. Forcément, cela pose question pour les citoyens. Ils se demandent à quoi ça rime et dès qu'il y a une nouvelle initiative, il y a un soupçon d'intérêt caché." 

Le projet Loon, lancé par Google, est certainement le prochain sur la liste. Il consiste à diffuser de la 3G via des ballons dirigeables à haute altitude et a été mis en place pour la première fois à Porto Rico en 2017 pour donner accès au réseau à plus de 250 000 habitants privés d'internet après le passage de l'ouragan Maria. Bientôt, ces ballons seront déployés en Afrique de l'Est, dans des zones non-couvertes par internet.
"Il y a un vrai intérêt de Google à couvrir ces populations-là pour arriver, in fine, à augmenter la pénétration internet, et donc de leurs revenus internet", note le président de la French Tech Aix-Marseille, Pascal Lorne.

Le déploiement d'un ballon de Google à Porto Rico, pour donner accès à internet aux habitants sinistrés de l'ouragan Maria.
Le déploiement d'un ballon de Google à Porto Rico, pour donner accès à internet aux habitants sinistrés de l'ouragan Maria.
- Loon Project

Facebook a aussi compris cet intérêt. Le premier investissement de la Chan Zuckerberg Initiative, en 2015, a été le financement d'Andela. Un projet à 24 millions de dollars pour former des jeunes développeurs numériques en Afrique, ce qui permettra à terme, à la société, de s'appuyer sur un formidable réservoir de talents.