Ingurgiter des images, avaler des fragments d'œuvre… La pratique vous paraît farfelue ? L’iconophagie existe pourtant depuis l'Antiquité et se poursuit de nos jours.
Boire l’eau d’une sculpture, gratter et manger un tableau, avaler des pains d’épices moulés à la forme de personnages... Cette pratique s’appelle l’iconophagie.
Vouloir faire corps avec une image, ça existe depuis l’Antiquité et c’est même encore pratiqué aujourd’hui… Mais alors pourquoi manger des images ?
"Un iconophage c'est cette personne qui, plutôt que de faire l'expérience d'une image visuellement, choisit de le faire de manière plus concrète en mangeant soit directement l'image, soit en prélevant un morceau de l'image avant de l'incorporer à un liquide ou à une préparation comestible pour finalement l'ingérer", introduit Jérémie Koering, historien de l'art et auteur d'un livre sur les iconophages.
L’image, dans ce sens, figure la représentation
Ainsi, dans l’Égypte Antique, le magicien Nofrekôptah expliquait à sa sœur que pour capter le savoir ultime, il suffisait d’écrire les mots d’un livre sacré sur des papyrus, les dissoudre dans de la bière et boire la solution.
"On considère qu'en mangeant cette image, en la prenant en soi, une part de ce pouvoir peut être captée. Et cette captation du pouvoir a pour finalité, bien souvent, de soigner ou de se protéger d'un mal, d'éloigner un mal", poursuit l'historien.

Pour qu’un iconophage s’y intéresse, l’image doit être chargée en symbole et avoir une histoire à laquelle on peut adhérer.
Par exemple, au VIe siècle, un préfet d'Afrique, Théodore Picridios, souffrant de problèmes intestinaux, raconte avoir guéri après l’ingestion d’un cachet à l'effigie du saint Syméon le Stylite réputé guérisseur.
"On produisait grâce à cette terre que l'on trouvait sur le sanctuaire de Saint-Siméon, des cachets, des jetons à son effigie, à son image et on pouvait utiliser ces jetons pour réaliser une sorte de médicament, si vous voulez, que l’on ingérait, qu'on buvait et qui pouvait nous soigner. Donc là, il y a un récit assez long de cet épisode de guérison qui nous montre tout d'abord que la chose est acceptée, qu'elle est, si ce n'est commune en tout cas assez répandue, et qu'elle ne pose pas plus de problèmes que ça sur le plan sur le plan théologique, par exemple, ou religieux", détaille Jérémie Koering.
Une vision différente de l'iconographie
Souvent non comestibles, comme la terre de Saint-Siméon, les images qu’ingurgitent les iconophages peuvent aussi prendre la forme de pains d’épices, ou de gaufrettes. On pense évidemment à l’hostie qui est estampée de dessins à sa fabrication puis ingurgitée à la messe pour faire corps avec le Christ.

Des millénaires durant, l’iconographie faisait partie intégrante de nos vies.
"Ces images, précisément, on les vivait de manière tout à fait différente, avec presque tous nos sens impliqués aussi bien la vue, le toucher, l'ouïe, peut être même l'odorat. Il y avait une relation à l'image qui était beaucoup plus sensorielle qu'elle ne l'est aujourd'hui parce que l'image était quelque chose qui avait une substance. C'est quelque chose qui était lié à la matière et à la configuration de cette matière", développe l'historien.
Progressivement, à partir du XVIIe siècle, cette relation physique avec l’image disparaît. L’image est davantage protégée et mise en avant pour qu’on l’admire.
"Un musée en tant qu'institution sacralise aussi l'art, lui confère une fonction différente de celle qui était prêtée aux images qui circulaient beaucoup plus. Par conséquent, la dimension physique, sensible, sensuelle aussi, qui gouverne un petit peu notre rapport aux images, s'est trouvé transformée avec cette modification dans notre conception de l'être d'un être qui est avant tout esprit qui distingue l'homme entre les animaux", conclu-t-il.
Des artistes contemporains, comme Piero Manzoni ou Dennis Oppenheim ont essayé, ce dernier siècle, de retrouver ce rapport physique à l’image avec des œufs “œuvre d’art” comestibles ou des pains d’épices artistiques.
Mais l’iconophagie, aujourd’hui, montre un nouveau visage… Elle reste présente mais sans être nommée ou conceptualisée, comme la dégustation d’un gâteau à l'effigie de son enfant...
À lire : "Les iconophages, une histoire de l'ingestion des images" de Jérémie Koering. Actes Sud, avril 2021.