Depuis la vidéo polémique du youtubeur Papacito, mettant en scène le meurtre d'un militant de gauche, les influenceurs d'ultradroite se retrouvent sous les projecteurs. Avec des dizaines de milliers d'abonnés et de vues, ils commencent à être relayés par des médias plus grand public.
Ils s’appellent Papacito, Le Raptor, Valek, Bruno le Salé, Baptiste Marchais ou Laurent Obertone, et leurs vidéos sur YouTube attirent chacune plusieurs centaines de milliers de vues. Loin de débarquer sur Internet (la plupart sont là depuis de nombreuses années), ils sortent de l’ombre depuis la polémique après une vidéo de Papacito dans laquelle le youtubeur mime le meurtre d’un "gauchiste", ayant entraîné les plaintes des leaders de la France Insoumise Jean-Luc Mélenchon et du Parti communiste Fabien Roussel. Ces influenceurs défendent et brassent des convictions royalistes, antimodernistes, nationalistes, antirépublicaines, virilistes…
Selon Romain Fargier, doctorant et chercheur au CEPEL (Centre d’Etudes Politiques Et sociaLes de Montpellier), qui prépare une thèse sur le sujet, un influenceur politique peut être défini comme quelqu’un qui "a réussi à construire une communauté avec un nombre de fans et d’abonnés assez important pour avoir une certaine viralité. C’est un leader d’opinion, un leader charismatique au sens de Max Weber". En découlent donc des internautes qui produisent eux-mêmes du contenu en rapport avec l’influenceur : ils partagent un même humour, produisent des mèmes, re-publient des vidéos censurées, etc., et participent donc à la viralité du youtubeur.
Des thèses anti-modernistes sous couvert d'humour
Le succès de ces youtubeurs repose sur des arguments globalement contre la modernité : ils exècrent les féministes, les communautés LBGTQIA+, les mouvements antiracistes, intersectionnels, écologistes, la plupart des médias, les politiques, le tout sous couvert d’humour qu’ils revendiquent transgressif. Sur la forme, ils utilisent plusieurs outils pour diffuser leurs idées : "Beaucoup de mèmes pour ponctuer leurs arguments, énumère Romain Fargier. Des montages très saccadés, très rapides et dynamiques, avec un aspect volontairement de bricolage, en basse résolution". Sur le fond, "Il y a une tendance à intellectualiser leurs propos par des articles scientifiques, la presse anglo-saxonne, des références intellectuelles de droite et d’extrême droite comme Mauras".
Il y a une sorte de franchise réactionnaire commune, avec les codes de l’Alt Right : ce sont des ressors humoristiques, des marqueurs symboliques… Le discours patriote classique franco centré s’efface de plus en plus au profit de cet humour transgressif.
Nicolas Baygert, docteur en sciences de l’information et de la communication et enseignant à Sciences Po
Parmi ces influenceurs d’ultradroite, beaucoup sont issus de la génération inspirée par le forum de jeuxvideos.com et les vidéos d’Alain Soral, même si ce dernier est désormais critiqué et même considéré comme "trop à gauche" par certains, selon Romain Fargier.
Ces figures des réseaux sociaux, principalement sur YouTube, représentent un "éco système médiatiquement indépendant" explique Nicolas Baygert, docteur en sciences de l’information et de la communication et enseignant à Sciences Po. "Les liens qui existent entre eux donnent une logique de renforcement, d’agrégation, communautaire." Ils s’invitent en effet régulièrement entre eux pour des vidéos.
Autre élément à ne pas négliger : il y a aussi pour ces influenceurs une entreprise à faire tourner. Sur YouTube, le programme de monétisation des vidéos est accessible à partir de 10 000 abonnés. Papacito (123 000 abonnés) vend des livres, Valek (357 000 abonnés) du coaching sportif, sans compter les partenariats qui sponsorisent certaines vidéos, comme l’entreprise Terre de France.
De plus en plus de canaux de diffusion
Ces influenceurs créent et entretiennent donc une communauté, hermétique aux médias et aux politiques. Leur audience est "coupée de la vie civique", explique Romain Fargier. Ils restent en marge des partis politiques, critiquent Marine Le Pen, trop à gauche, surnommée "Malika Le Pen" notamment par Le Raptor (708 000 abonnés), à cause des candidat.e.s homosexuel.le.s ou maghrébin.e.s présent.e.s sur ses listes électorales.
Côté médiatique, certains canaux leurs sont ouverts, comme Valeurs Actuelles, à qui Papacito a accordé une interview en juin, Sud Radio ou des chaînes d’extrême droite telles que TV Libertés ou Radio Athena. Selon Nicolas Baygert, "il y a une constellation de fenêtres de médiatisation. Leurs contenus sont également adaptés à différents supports, donc lorsqu’ils sont bannis de l’une, ils trouvent une terre d’accueil ailleurs. On assiste à une segmentation des plateformes, avec des sites pas forcément encore populaires parmi les internautes lambdas." On se souvient par exemple de la plateforme Clubhouse, basée sur l’audio, dont l’échec cuisant (à peine trois mois de succès) ne l’a pas empêchée de faire des émules.
Bannie de TikTok début avril, l’influenceuse Estelle Redpill (en référence à la pilule rouge de Matrix) a vite rebondi sur YouTube : après avoir fait ses armes sur la plateforme de vidéos courtes en ajoutant un vernis glamour à ses idées identitaires et anti-immigration, cette "fan d’Eric Zemmour" poste des vidéos avec Renaud Camus ou répond à des interviews du site d’extrême droite Boulevard Voltaire. Elle affirme vouloir créer son propre parti alternatif au Rassemblement national, "de plus en plus gauchiste" déclare-t-elle à Marianne. Elle a également été invité à deux reprises dans l’émission de Cyril Hanouna, Touche pas à mon poste.
Des origines dans l'Alt Right américaine
Cette remise au goût du jour des idées suprémacistes trouve ses racines outre-Atlantique, aux États-Unis, où s’est développé l’"Alt Right", la "droite alternative", un mouvement assez classiquement basé sur le suprémacisme blanc et contre les droits des femmes, des immigrés, des homosexuels et des transsexuels. Les partisans de cette mouvance ont émergé à la fin des années 2000, en particulier sur Internet et des forums comme Reddit ou 4Chan. En lien avec le Tea Party, ce courant a, depuis la présidence d’Obama, infusé le parti républicain américain. Donald Trump ne s’était que mollement défendu d’avoir le soutien de cette frange extrême de la droite américaine, tandis que sa figure de proue, Richard B. Spencer, président du National Policy Institute (un think tank de la mouvance de l’Alt Right fondé en 2005), avait à l’époque largement profité de la victoire du milliardaire.
Faut-il alors s’attendre à un schéma similaire en France ? S’il y a bien un projet politique derrière ces youtubeurs, il occupe pour l’instant uniquement le terrain numérique, à l’exception de quelques actions, comme la gifle à Emmanuel Macron. Pour Jean Massiet, streamer qui commente la vie politique sur Twitch, "Ils s’adressent à une audience qui a sa propre relation au terrain civique, qui le voit comme un lieu de bagarre, de combat : c’est une lutte à mort contre ce qu’ils estiment être des éléments qui mettent en danger la patrie, la nation, la race blanche, la virilité, etc. Ils envisagent le champ politique comme un lieu de combat sur internet via l’injure, le harcèlement, une stratégie de déshumanisation du camp d’en face, avec les codes propres au lavage de cerveau."
L’arène numérique est vue comme un terrain en soi, mais ça n’a aucun effet électoral. Ces jeunes là vont être très facilement dans une radicalité (c’est le cas de l’auteur de la gifle à Emmanuel Macron, qui a suivi un parcours classique de radicalisation sur Internet). Mais sur le terrain, ces jeunes ont déserté les actions politiques, associatives ou syndicales. Il y a effectivement une mutation des engagements qui ne font pas la part belle au terrain.
Jean Massiet
La bataille des idées plutôt que le terrain et les urnes
Mais cette bataille culturelle n’est pas anodine pour autant. "Ces youtubeurs prétendent ouvrir les yeux des gens sur leur pensée, qu’il considère comme étant la réalité", note Romain Fargier, qui fait référence à Antonio Gramsci, intellectuel communiste italien du XXe siècle pour qui la conquête du pouvoir passe par l’hégémonie culturelle, soit la diffusion massive d’œuvres, d’opinions, etc. Une thèse que rejoint Nicolas Baygert : "_Ils veulent avant tout gagner la bataille des idées, avant de la gagner dans les urnes__. Cette notion de méta politique est parfaitement maîtrisée à l’extrême droite, avec par exemple l’école de Marion Maréchal. Il y a bien une recomposition idéologique_", selon l’enseignant.
Si les politiques lorgnent sur les communautés de ces influenceurs, ces derniers n’ont a priori pas grand intérêt à s’affilier à un parti. "Ils risqueraient de perdre en crédibilité auprès de leurs abonnés", affirme Nicolas Baygert. Selon l’enseignant, "Les partis politiques perdent du terrain et ne peuvent pas contrôler ces influenceurs et leur liberté de ton. Ils évoluent hors des structures des partis, mais peuvent éventuellement servir de rabatteurs." Ce fut le cas avec Donald Trump, qui avait largement adopté le ton transgressif de l’Alt Right. Romain Fargier ne croit pas que ces youtubeurs puissent "se retrouver dans les petits papiers des candidats. En revanche, leur vrai pouvoir est de mettre certains sujets à l’agenda médiatique" selon lui, en référence notamment à Étienne Chouard et au référendum d’initiative citoyenne (RIC).
Twitch et 2022
Si les partis politiques peuvent difficilement mettre le grappin sur ces influenceurs, ils pourraient bien essayer au moins d’investir leurs plateformes. Depuis le premier confinement, Twitch est particulièrement scruté. Selon Jean Massiet, "Twitch sera la plateforme de la campagne de 2022". Pour l’instant plutôt épargnée par les influenceurs d’ultradroite, la plateforme de streaming a déjà accueilli plusieurs politiques, du gouvernement ou non. Mais "ce n’est pas parce qu’on un fait un stream qu’on est sur Twitch" tempère Jean Massiet. "Il faut construire sa communauté sur le long terme, et les partis politiques n’y arrivent pas. Jean-Luc Mélenchon a fait une excellente campagne numérique en 2017, il a terminé quatrième. François Fillon n’en avait aucune !"
Les partis politiques tentent d’atteindre un électorat jeune, qui ne vote pas. Or, même avec une campagne numérique, l’abstention reste énorme chez les jeunes. Donc est-ce que les politiques vont avoir envie de venir s’adresser aux jeunes s’ils savent qu’ils ne voteront pas ?
Jean Massiet
D’où l’intérêt de passer directement par la communauté d’un influenceur, à l’instar d’Emmanuel Macron chez les youtubeurs MacFly et Carlito. Mais selon Jean Massiet, "c'était le Président. Ce n’est pas la même chose de faire une vidéo avec le Président qu’avec un candidat. Les partis vont se heurter à une énorme difficulté : les influenceurs n’ont pas envie de se mouiller en politique".
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