
Les médias américains sont sur la sellette. Comme après l'élection de Trump en 2016, leur incapacité à saisir les aspirations de "l'Amérique profonde" exaspère cette année encore une partie de l'électorat. Et cette tendance va s'aggraver encore avec l'essor de la culture "woke". Explications.
Comme après les élections de 2016, les médias américains sont sur la sellette. Une partie de l'opinion publique met en cause le décalage entre la représentation de l’Amérique offerte aux lecteurs des grandes institutions de la presse et aux téléspectateurs des grands réseaux, d'une part, et la réalité électorale du pays, telle qu’elle vient de se révéler à l’occasion des élections de cette semaine, de l'autre. Les professionnels chargés d’informer le public et les responsables américains ont-ils failli à leur tâche ? Et si oui, quelles sont les raisons de cette distorsion ?
Une corporation majoritairement démocrate
Les journalistes appartiennent aux " classes créatives" décrites il y a quelques années par Richard Florida. Par leur éducation, les études par lesquelles ils sont le plus souvent passés, leurs lieux de résidence et les réseaux de sociabilité dans lesquels ils sont insérés, ils partagent les partis-pris culturels et idéologiques des "élites costales". Celles qui votent à gauche. Ils font partie des "gens de n’importe où" et non du "peuple de quelque part" pour reprendre la précieuse dichotomie établie par David Goodhart.
Cette situation leur a-t-elle masqué les réalités d’une Amérique profonde qu’ils connaissent mal ? Sinon, comment expliquer qu’ils n’aient pas vu que celle-ci ne partageait pas nécessairement l’aversion que leur inspirait le président sortant d’une manière presque unanime ?
Deux universitaires, Hans Hassell et John Holbein ont publié, en avril, les résultats d’une enquête qu’ils ont menée sur 13 000 journalistes politiques américains. Sur les 13 % qui leur ont répondu, ceux qui ont accepté de dévoiler leurs préférences politiques 80 % ont convenu qu’ils étaient proches du Parti démocrate et votaient à gauche. Mais un quart des répondants se définissaient comme "indépendants". Ils ont publié un article dédouanant les journalistes de l’accusation fréquente de biais idéologiques, en révélant qu’ils étaient aussi nombreux à désirer suivre un politique conservateur qu’un libéral. Soit. Cela ne donne aucune indication sur la manière dont ils rendraient compte des uns ou des autres.
Une "communauté auto-référentielle"
Plus révélatrice est l’étude très poussée, menée par deux universitaires, spécialisées dans les études de presse, Nikki Ushe et Yee Man Margaret Ng. Elles ont étudié les messages échangés sur Twitter par les deux mille et quelques journalistes accrédités à Washington, ce qu’on appelle le Beltway, du nom d’une des artères principales de la capitale fédérale. Leur constat est accablant.
Ces journalistes constituent, écrivent-elles, une "communauté auto-référentielle" qui vit en circuit fermé. Leur milieu constitue une "micro-bulle insulaire et donc vulnérable", qui construit "des angles morts" sur quantité de problèmes américains, sur lesquels ils s’entendent tacitement pour faire silence (silencing). Leur identité collective est fondée sur un système de croyances partagées (groupthink).
Mis dans l’obligation de travailler de plus en plus vite, ils sont "comparables aux traders", qui forment également un milieu terriblement conformiste et stressé. Ils sont accros à Tweeter qui est devenu… l’une de leurs principales sources d’information dans la mesure où ils suivent – et recopient – un noyau qui bénéficie d’un accès privilégié à l’information. Mais le pire, c’est que même sur Twitter, ils ne sortent guère de leur "micro-bulle". "Les gens que je connais sur Twitter sont tous également journalistes", confie l’un des interviewés…
Voter contre les médias ?
Résultat : les médias parlent aux médias et parfois même… à propos des médias, comme les chercheuses le disent du micro-milieu que forme CNN, particulièrement enclin à l’auto-référence.
Alors que la cote de confiance du public envers les journalistes s’est effondrée aux Etats-Unis (autour de 30 % des sondés disent leur faire confiance), et que l'opinion des générations les moins âgées se forme désormais sur les réseaux sociaux, cette tendance au parti-pris et à l’entre-soi est problématique. Car elle est probablement l'un des facteurs déclenchant, par réaction, l'envie d'une partie des électeurs de voter contre les Médias... Croyant combattre le populisme, une partie du monde des journalistes le renforce ainsi malgré lui.
Aux Etats-Unis, l'alt-right a fait émerger, en face, ses propres réseaux d'information qui sont bien souvent des moyens de désinformation : Fox News, etc. C'est l'une des causes de la polarisation que l'on constate aujourd'hui et qui va rendre très difficile, à Joe Biden, de gouverner au centre.
D’autant qu’elle risque de s’aggraver du fait des tensions que subissent les professionnels de l’information dotés d’une certaine expérience de la part des nouveaux-venus formés à l’esprit "woke" dans les universités.
Haro sur l'objectivité, outil du "pouvoir blanc"
Candis Callison, professeure de journalisme et directrice de d’un Institute for Critical Indigenous Studies a récemment publié Reckoning : Journalism’s Limits and Possibilities. Pour elle, l’objectivité est un piège tendu par le "pouvoir blanc et mâle" dans lequel il ne faut pas tomber. C’est une manière de ne pas reconnaître sa propre position de pouvoir qui peut causer du tort à certaines communautés. La tendance des wokes est d’exiger que seuls, les membres des minorités ethniques et sexuelles soient autorisés à parler des questions qui les touchent. Elle recommande de passer de l’accuracy (l’exactitude, la précision), à l’advocacy (le plaidoyer, la sensibilisation).
Si cette tendance l’emporte dans le monde des médias américains, chaque "communauté" devra s’informer auprès des militants de sa propre cause. Que resterait-il de l’espace public commun, dans lequel se formait l’opinion dans nos démocraties ?