
On n'y prête pas toujours attention et pourtant ils sont là, dans les toilettes publiques. Ils nous disent bonjour, pour qui voter ou qui contacter pour des échanges sexuels. Mais qu’est-ce qui pousse certains à écrire sur les murs des latrines ? Comment ces mots sont-ils devenus un objet d'étude ?
"ZAD partout", "Jésus sauve'', "ɈɄȽ le sang. wsh pk vs le barrer bande de FDP", "Quand le pouvoir de l’amour aura remplacé l’amour du pouvoir, alors nous connaîtrons la paix"... Ces bouts de phrases n'ont qu'un point commun : être inscrits sur les murs des toilettes d’une bibliothèque municipale. Car se rendre aux cabinets d'un lieu public, c’est aussi pénétrer une petite agora. Au dos de la porte, chacun y va de son commentaire souligné d’un cœur, un pénis ou un symbole de paix. Revenez la semaine suivante, de nouvelles réponses auront complété ce dialogue entre inconnus, à moins que le service d’entretien, armé d’un pot de peinture, ne se soit entre-temps venu rappeler le caractère éphémère de ces gravures.
Mais qu’est-ce qui fait la spécificité de ces messages ? Pourquoi nous interpellent-ils ? Pour comprendre cette littérature de porte de cabinets, des chercheurs et des passionnés se sont mis à répertorier et analyser ce type de graffitis et leur ont même accordé un petit nom savant aux accents latins : "latrinalia".
Au cabinet de curiosité
Il y aurait, dit-on, trois sortes de graffitis : les graffitis touristiques du type "Donald was here !" inscrit dans l’ascenseur de la Tour Eiffel ; les graffitis dits urbains qui s'exposent sur les portes du métro ou les murs d’un immeuble… et les graffitis des toilettes publiques. On doit cette classification sommaire à deux psychologues américains, Stephen. J. Anderson et William. S. Verplanck, dans un article publié en 1983 intitulé “ When walls speak, what do they say ?” et publié dans la revue The Psychological Record. Si la distinction est plutôt récente, le phénomène est aussi vieux que la Rome antique. Les archéologues ont retrouvé sur les murs des latrines romaines des inscriptions dans le même registre que ceux que l’on trouve aujourd’hui dans les toilettes des bars, des écoles, des lieux publics en général. La pratique était apparemment si courante que les autorités romaines auraient décidé de placer des images de divinités sur les murs des latrines afin que les graffiteurs aient le sentiment de souiller un lieu sacré, comme le rapporte l'ethnologue John Gregory Bourke dans Les Rites scatologiques (1891, 1981 pour l'édition française). Des mesures de pionniers agents d’entretien qui n’ont pas empêché le phénomène de perdurer.
Apparemment anecdotiques, ces messages anonymes griffonnés à la va-vite ont été une mine d’or pour certains chercheurs en sciences humaines. Au cours des années 1960, cette curiosité devient en effet l'objet d'étude privilégié de sociologues américains passant un peu trop de temps dans les toilettes de leurs universités. Un article sur le sujet va faire date : " Here I Sit - A Study of American Latrinalia" (Kroeber Anthropological Society Papers), écrit par l'anthropologue Alan Dundes en 1966, spécialisé dans l'étude des traditions populaires, du folklore. Professeur à l'université de Berkeley, il se met en tête, avec l'aide de quelques étudiants, d'analyser les graffitis qui recouvrent les murs des toilettes de l'institution. Ces messages, remarque-t-il, sont différents de ceux que l'on trouve sous l'abribus, à la fois dans leurs formes, moins figuratives que les graffitis de l'art urbain, et dans leurs contenus, bizarrement plus littéraires même s'ils restent triviaux.
"Le terme graffiti, écrit alors Alan Dundes, est trop large [pour les décrire] dans la mesure où il englobe toutes sortes d'inscriptions ou de marques faites sur des murs". Le professeur choisit plutôt de baptiser ce type de graffitis de toilettes publiques "latrinalia", considérant que le néologisme faisait bien entendre ce qu'on décrivait déjà parfois comme de la "shithouse poetry" soit, littéralement, de la "poésie de chiotte". Le suffixe -alia accolé au terme “latrine” exprime alors la multitude de ces gribouillages, mais aussi une certaine trivialité.
La pratique étant selon Dundes universelle, le folkloriste a tenté d'en faire la typologie. Il distingue alors cinq genres de latrinalia : les graffitis publicitaires ou les sollicitations ("Pour passer du bon temps, appelez le 06…") ; les requêtes, comme la demande ironique de nettoyage des lieux par le biais d'un énième graffiti ; les instructions facétieuses (le sociologue cite cette inscription : "En cas d'attaque atomique, cachez-vous sous cet urinoir. Personne n'arrive à le viser.") ; les commentaires d’un événement d’actualité ; enfin, les formules introspectives comme ce message un peu triste, trouvé dans les toilettes d'une sandwicherie : "Je suis assis ici, fatigué et sale, et essaye de me cacher jusqu'à 16h30".
Dans son analyse, Dundes faisait par ailleurs écho aux travaux de son prédécesseur Allen Walker Read (1906-2002), lexicographe et folkloriste connu pour ses études, tout à fait sérieuses, des mots "OK" et "Fuck". Constamment en quête d’expressions dotées d'"une qualité humaine, brute et osée" à étudier, il n'y avait pas de meilleure matière que les graffitis pour satisfaire cet orpailleur de bons mots. Pendant plusieurs mois, lors d’un voyage à travers le nord-ouest des Etats-Unis et du Canada, Allen Walker Read a collecté ceux qui recouvrent les murs des toilettes qu'il fréquentait. En 1935, il les publie dans un recueil : Lexical Evidence from Epigraphy in Western North America : a Glossarial Study of the Low Element in the English Vocabulary. Le contenu de ses trouvailles était si cru que l’ouvrage fut d’abord publié en France avant de paraître aux Etats-Unis des années plus tard, sous le titre de Classic American Graffiti (1977). D'un simple phénomène qui nous distrait dans un lieu où l’on ne fait que passer, le graffiti de toilettes publiques était devenu un sujet de terrain "cool" pour universitaires.
Qui sont les poètes des toilettes ?
On peut comprendre ce qui pousse certains chercheurs à vouloir dégoter ces bafouilles. Mais quelle est la motivation de ceux qui les écrivent ? Pour s'exprimer ainsi dans des lieux pourtant si peu accueillants ? Pour Read, l'une des principales raisons se niche dans "le désir humain bien connu de laisser une trace de sa présence ou de son existence", de la même manière que l'on grave ses initiales dans le tronc d'un chêne. Un peu trop simple pour Dundes, désireux de trouver un fondement plus psychologique à ce geste. Selon lui, l'écriture de ces messages exécutée aux toilettes renvoie plutôt à "un désir infantile de jouer a_vec des excréments et de les salir artistiquement_", voire à une forme de "créativité anale issue de l'envie de grossesse" qu'éprouveraient les hommes. Pas convaincus par cette argumentation pseudo-psychanalytique ? "Je demanderais seulement que vous proposiez une théorie alternative" répond le spécialiste, dont les sujets aussi peu conventionnels que le sous-texte homoérotique du football américain, les combats de coqs ou les blagues de mauvais goût, ne manquaient pas de susciter quelques haussements de sourcils dans le milieu académique.
Mais la spécificité de ce type de graffitis tient d'abord à son lieu d'élection. Les toilettes publiques étant traditionnellement non-mixtes, les messages qui s’accumulent sur leurs murs s’adressent à ceux qui partagent avec leurs auteurs, le genre. Cette différence d’audience des graffitis des toilettes publiques a fait gloser des sexologues comme le controversé Alfred Kinsey, connu pour ses études descriptives du comportement sexuel de la femme et de l'homme publiées dans les années 1950. Ce dernier considérait que les latrinalia, à l’instar des blagues ou rêves érotiques freudiens, contenaient "l’expression inhibée des désirs sexuels" permettant de déterminer des "différences basiques dans la psychologie sexuelle". Rien que ça.
Il n'y avait qu'un pas à faire, ensuite, pour faire des latrinalia la pierre de touche de stéréotypes de genre bien connus : les femmes auraient tendance à produire des graffitis plus affectifs et moins érotiques ou vulgaires que les hommes, car leur sens des conventions sociales serait plus développé, peut-on lire en substance dans Psychology of the Bathroom (2012) du psychologue Nick Haslam. De très nombreuses études sur les latrinalia ont pris cet angle. Par exemple, selon un article publié en 2018 dans The World Journal of Social Sciences and Humanities (et s'appuyant sur des latrinalia trouvés cette fois non pas aux Etats-Unis, mais aux Philippines), les graffitis des toilettes des femmes relevaient davantage de "l'expression de soi" et de "l'appartenance à un groupe" que ceux trouvés dans les toilettes des hommes. D'après une autre étude encore, basée cette fois au Canada et publiée dans The Human ethology Bulletin en 2014, il y aurait plus d'interactions, d'échanges de conseils ou de débats, dans les graffitis des toilettes des femmes que ceux des hommes, lesquels relèvent davantage d'une forme de "marquage". Plus nuancée, la critique d’art et spécialiste de graffitis Stéphanie Lemoine rappelle cependant dans un entretien pour Atlantico que "les toilettes publiques ne sont pas toujours genrées" et qu’il est dès lors "difficile d'identifier les auteurs (généralement anonymes) des graffitis".
Un lieu d'aisance
Au-delà de l'aspect genré des latrinalia, ce serait donc plutôt la dimension à la fois publique et privative du lieu qui singulariserait ce type de graffitis. Les toilettes sont comme des espaces partagés se donnant des airs de pièce privée, du simple fait qu’elles sont closes et que l’usage auquel elles sont dédiées ne permet généralement l’accueil que d’une personne à la fois - exception faite des pissotières, dispositifs qui n'offrent pas beaucoup d'intimité. Le graffeur a donc une audience, un public, tout en ayant la garantie d’agir et de s’exprimer en toute discrétion. Protégé par l’anonymat, il peut alors partager sur les murs les plus secrètes de ses pensées, qu’elles soient haineuses (propos racistes, sexistes...) ou honteuses (confidences, aveux...), sans se soucier de possibles sanctions. Bien que le graffiti puisse être considéré comme du vandalisme et donc comme une activité illégale, enfreindre la loi dans cet espace qui échappe généralement à la surveillance n'apparaît pas très dangereux.
Le lieu est donc propice à une certaine intimité ; on s’y isole, on s’y déshabille. La teneur particulière des messages des latrinalia viendrait de là : on va aux toilettes pour pratiquer une forme de lâcher prise, certains s'y soulageraient aussi par des mots "sales", des propos scatologiques aux dessins obscènes... Mais on retrouve aussi dans certains messages plus poétiques voire philosophiques, le reflet de l’isolement du lieu propice à l’introspection et à la méditation sur le sens de la vie… Pour Maëlle Bazin, professeure à l’université Panthéon-Assas et chercheuse au CARISM, spécialiste des écritures exposées et de l’iconographie militante, ces inscriptions, aussi triviales soient-elles, sont aussi un moyen d’entrer en contact avec des inconnus :
"Certains écrits sont plus de l’ordre de l’érotisme, du sexuel, et s’accompagnent de numéros de téléphone avec un appel à être contacté. Il y a l’idée d’un lieu de rencontre alternatif". Souvent, ils renseignent sur l'actualité avec laquelle ils s’accordent : "Dans certains lieux, les graffitis fleurissent selon l’actualité politique. Ces messages sont commentés, ils s’agencent sur le mur de sorte qu’on peut presque parler d’une sorte d’espace de débat qui a lieu en dehors des réseaux sociaux, mais parfois avec les mêmes codes ; on voit par exemple des '+1' ou des hashtag à côté de certains messages." Y en a-t-il plus au moins avec les réseaux sociaux ? Certains chercheurs, dont Nick Haslam, estiment que le phénomène est en déclin :"pourquoi griffonner pour un maigre public à la fois quand vous pouvez faire des commentaires anonymes tout aussi vulgaires sur un forum de discussion en ligne ?" écrit le psychologue). D'autres fans de latrinalia, au contraire, observent autant de messages, reprenant par contre des thématiques que l'on trouve sur les réseaux sociaux ainsi que ses codes ("+1" en signe d'approbation, hashtags ou mots-clés et mèmes), les adresses de comptes Instagram remplaçant les numéros de téléphone.
Du lieu d'aisance au concours d'éloquence, il n'y a qu'un pas. Reprenant les codes des réseaux sociaux, le mur des toilettes devient un fil d'opinion où débattent les habitués du lieu, dans une forme d'affrontement par l'écriture, par flèches interposées d'un message à l'autre (voir par exemple ce commentaire du sociologue Denis Colombi sur son blog, à propos d'un débat de jeunes sciencespistes dans les toilettes de la rue Saint-Guillaume, autour du graffiti "1793 - 1968 - 2011 ?"). C'est particulièrement le cas des milieux étudiants, que ce soit à "Ass-ass" comme on peut le lire dans les toilettes souterraines de l'université Panthéon-Assas, ou à "Science-popo", comme s'amusent à écrire certains étudiants de l'IEP. Parfois, le graffiti déborde même de la tribune de ces cabinets dont les syndicats étudiants, à coups de marqueurs indélébiles et à grand renfort d'autocollants, se disputent l'espace. C'était par exemple le cas, en 2017, lorsqu'un graffiti des toilettes de Sciences Po Grenoble, "le colonialisme est mort mais ses enfants vivent encore", a fait l’objet d’un sujet de partiel. Ou encore en 2016, lorsqu' une étudiante en philosophie a été placée en garde à vue pour avoir tagué "J'ouvre une bouteille à chaque fois qu'ils ferment un cercueil d'un flic" à l'université de Tolbiac.
Mais pourquoi les lit-on et avons-nous parfois, tellement envie d'y répondre ? Parce que plus qu’à nul autre endroit, nous sommes une "audience captive", selon l’expression du psychologue Nick Haslam, de ce petit espace public clos qui devient alors un petit forum d’anonymes prêts à se livrer sans détour. Devant le lavabo, au moment de prendre quelques gouttes de savon, quelques polis "excusez-moi" ; mais derrière la porte des toilettes, le loquet bien fermé : de très familiers "vas te faire foutre". Les graffitis des toilettes publiques savent aussi s’affranchir de leur habitat naturel pour s’exposer en ligne sur des forums dont les contributeurs sont les archéologues qui les répertorient comme des espèces rares. Ils sont alors comme des trouvailles : celle de l’auteur du graffiti dont jaillit le bon mot qu’on retient, et celle du récepteur, qui derrière la porte des toilettes reçoit le message d’un inconnu comme s’il ne s’adressait qu'à lui.
Les images des GIFs sont issues du documentaire " In Search of Bathroom graffiti", de Joselyn McDonald, tourné dans les années 1990, au Texas (Etats-Unis).