Irresponsable, militante, inutile... le procès de la sociologie est récurrent. Retour sur l'histoire de la discipline pour comprendre la polémique ouverte par "Le Danger sociologique", de Gérald Bronner et Etienne Géhin.
Voilà quinze ans que Pierre Bourdieu est mort (en 2002) mais sa critique reste lucrative. Dans les médias, l'accueil du dernier livre de deux sociologues, Gérald Bronner et Etienne Géhin, Le Danger sociologique, paru cette rentrée aux PUF, a relancé de vieilles querelles au sein d'une discipline centenaire. Retour historique sur les sept critiques principales adressées par les deux auteurs à la sociologie, avec des archives et les réponses de Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'ENS, pour qui cette polémique relève du "coup médiatique" et "n'a rien d'un débat scientifique".
1. La sociologie n’est pas scientifique
Invité des Matins le vendredi 6 octobre, Gérald Bronner entendait frapper fort :
En sociologie, il s'agit de jouer la science contre l'idéologie car notre discipline est en danger.
Mardi 10 octobre, quand “Le Grain à moudre” le conviait aux côtés du même Gérald Bronner, c’est Jean-Louis Fabiani qui tirera finalement la première flèche :
Les années 70, c’est le moment d’une crise qui n’est pas encore terminée où la socio a basculé d’une ambition scientifique, peut-être discutable mais qui était la sienne, d’une discipline qui pouvait donner des conseils aux princes a une discipline purement critique.
Fabiani, lui-même sociologue, n’est pas le premier à faire à la sociologie le procès du manque de scientificité. Comme d’autres sciences sociales, la discipline a régulièrement souffert d’un procès en légitimité dans le débat public. Elle s’est notamment façonnée au prix d’une compétition avec la psychologie, qui ne fût pas sans heurts. Mais cette fois, c’est depuis la discipline elle-même que vient la polémique, et rarement celle-ci n'a été portée dans les médias par des sociologues avec autant d’écho.
Lorsque France Culture l’avait invité dans l’émission “A voix nue”, en 1988, Pierre Bourdieu répondait déjà à la question de la scientificité de la sociologie :
Je pense qu’on est fondé à parler de science, même si notre science est débutante, balbutiante, il y a malgré tout une séparation de nature entre l’effort scientifique que fait l’historien, l’ethnologue, le sociologue ou l’économiste, et ce que fait par exemple le philosophe. Nous travaillons à être vérifiables ou falsifiables [...] Jusqu’à présent j’étais l’objet d’attaques, mais jamais de réfutations au sens rigoureux du terme, je dirais qu'une des raisons de ma tristesse, c’est que dans le champ intellectuel français, j’ai beaucoup d’ennemis mais je n’ai pas d’adversaires, c’est-à-dire des gens qui feraient le travail nécessaire pour opposer une réfutation. On me répond à Paris IV : "Mais ça c’est totalitaire puisque que vous êtes irréfutable". Pas du tout... simplement, pour me réfuter, il faut se lever de bonne heure : il faut travailler.
Bronner et Géhin réactivent un vieux débat. Mais en réalité, pour bien des sociologues particulièrement remontés sur les réseaux sociaux depuis que Le Danger sociologique gagne en écho, il s’agit moins d’un débat authentique que d’un coup médiatique. Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’ENS, a accepté de répondre :
Ce à quoi nous assistons n’a pas grand-chose à voir avec un débat scientifique. Celui-ci doit se jouer dans le champ de la sociologie, et pas dans les médias. Pour le moment, ce sont les médias qui organisent et cadrent les échanges, et ce qu’on lit dans les cadrages du Point, par exemple, est totalement ahurissant. Aucun sociologue digne de ce nom ne se peut se reconnaître dans ces présentations caricaturales qui opposent Durkheim à Weber, Bourdieu à Boudon, le déterminisme à la liberté, etc. Vus par les journalistes, les travaux sociologiques sont réduits à des “positions” ou des “prises de position” alors que ce sont les travaux et leurs qualités qui comptent. Leur réduction à des “thèses” ou des “options” — qui n’est qu’une façon détournée de réduire les recherches scientifiques à des “opinions” — arrangent bien ceux parmi les sociologues qui sont davantage dans la logique de “coups” (médiatiques) que dans la volonté de faire progresser la connaissance sur le monde social.
2. La sociologie est trop militante
Se revendiquant d’une “sociologie analytique”, Gérald Bronner étrille ce qu’il présente comme l’autre versant de sa discipline, qui confinerait à la dénonciation permanente, au mépris d’une neutralité axiologique. Dans leur livre, Bronner et Géhin épinglent notamment une dérive de la sociologie qui se serait trop éloignée de sa vocation scientifique au profit d’une approche dogmatique et idéologique. Au point, affirment-ils, de tordre les outils et les résultats de leurs enquêtes à des fins politiques. Dans les Matins de France Culture le 4 octobre, Bronner disait par exemple ceci :
En sociologie, il s'agit de jouer la science contre l'idéologie car notre discipline est en danger.
Quatre jours plus tard, Jean-Louis Fabiani, enfonçait le clou ( toujours dans "Le Grain à moudre") en dénonçant les velléités “prophétiques” de Pierre Bourdieu et son “pathos social en fin de carrière” :
Une caricature, il s’y est perdu en voulant intervenir directement dans le monde social.
Il fait référence aux années 90, lorsque Pierre Bourdieu s’installe plus explicitement dans une contestation politique :
- soutien aux mouvements de 1995
- soutien aux sans-papiers
- appui au mouvement des chômeurs
- revendication d’un droit au revenu
- refus de l’intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie
On se souvient par exemple de la revue Esprit, où Olivier Mongin et Joêl Roman dénonçaient en 1998, après la sortie du livre de Pierre Bourdieu sur la domination masculine, “la fuite en avant du savant” accusé de tremper dans un “discours populiste de la révolte”. Mais aussi de Nathalie Heinich, longtemps présentée comme “disciple de Bourdieu” (son directeur de thèse), et qui s'affranchira. Dénonçant par exemple en 2011 une sociologie qui “barbote encore dans le Moyen Âge” :
Comment faire en sorte que la sociologie devienne vraiment une science -, je répondrai par deux impératifs : d'abord, l'enquête empirique, même si elle ne porte que sur des textes (mais le corpus doit alors être volumineux et raisonné) ; ensuite, la neutralité axiologique, c'est-à-dire la claire distinction entre jugements de valeur des acteurs et jugements de valeur du chercheur, et la suspension de ce dernier dès lors qu'il porte sur les conduites des acteurs (et non sur les travaux des autres chercheurs, qui appellent évidemment l'éloge ou la critique), dans le cadre du travail de recherche ou d'enseignement (ce qui ne veut pas dire l'abstention de toute expertise ni de toute prise de position dans l'espace public). Je suis intimement persuadée que là, et seulement là, est la clé qui permettra à la sociologie de sortir du Moyen Age dans lequel elle tend encore à barboter. Les ethnologues l'ont depuis longtemps compris (ou du moins les meilleurs d'entre eux), mais les sociologues résistent, tant est forte dans notre société la valorisation accordée à l'expression d'une opinion.
Ecoutez Nathalie Heinich au micro de "Hors champ" sur France Culture. C’était le 19 janvier 2012, et Laure Adler diffusait une série d’émissions à l’occasion des dix ans de la mort de Pierre Bourdieu :
En réactivant la controverse par l’opposition entre une sociologie “analytique” et une sociologie “critique”, Gérald Bronner et Etienne Géhin surfent à leur tour sur un mouvement de fond d’anti-bourdieusisme qui commence en fait par l’utilisation abondante du terme “sociologie critique”. Le terme est courant, en particulier dans les médias (dont France culture, il faut bien en convenir), pour rassembler une partie des sociologues qui s’inscriraient dans un héritage bourdieusien. En substrat, l’idée de la sociologie comme “un sport de combat”. Sauf que pour Bernard Lahire, cette opposition entre une “sociologie critique” et une sociologie dite “analytique” est encore une construction :
Le terme de “sociologie critique” ne me semble pas pertinent. Il a été inventé et utilisé par ceux qui voulaient se distinguer de la sociologie incarnée par Pierre Bourdieu, mais ne me semble pas correct. Je ne connais de sociologie (ou de science) véritable que critique. Galilée, Darwin ou Bourdieu ont produit des effets critiques en menant simplement des travaux scientifiques. Confondre cela avec du militantisme est parfaitement malhonnête intellectuellement. Darwin ou Galilée étaient-ils des militants ? La sociologie est-elle “critique” parce qu’elle met au jour des rapports de domination ou des structures inégalitaires, ou bien encore parce qu’elle montre aux acteurs qu’ils s’illusionnent sur l’état réel du monde ? Elle fait juste son métier et la domination comme l’inégalité sont des faits qui s’observent, se mesurent, se constatent. Ce ne sont pas des vues de l’esprit. Les sociologues sont des “chasseurs de mythe”, comme disait Norbert Elias.
Pour Lahire, le ressort de cette polémique récurrente (et pas très intéressante à ses yeux) est plutôt d’ordre idéologique :
Les oppositions idéologiques ont toujours existé en sociologie (et plus généralement dans les sciences sociales), mais on voit depuis quelques temps que la droitisation de l’espace politique français a produit des effets de décomplexion chez des auteurs qui assument plus ouvertement leur haine à l’égard des travaux de sociologie qui s’inscrivent dans l’héritage de Bourdieu. Mais s’inscrire dans l’héritage de Bourdieu (ce qui ne veut pas dire se contenter de répéter ce qu’il a fait), c’est comme s’inscrire dans l’héritage de Newton ou d’Einstein en physique : ça n’a rien d’une option possible parmi d’autres.
On peut être scientifique et militant, il n’y a aucune interdiction de principe. La seule chose qu’il faut éviter c’est le mélange des genres ou la confusion des registres. Si vous pensez avoir scientifiquement raison parce que vous avez le sentiment d’être politiquement dans le juste, cela pose un sérieux problème. Dans le cas de Bourdieu, après environ 40 ans de travaux scientifiques empiriquement fondés, il a eu un engagement public plus marqué. Certains ne lui pardonnent pas, pour des raisons politiques, et se retournent vers son oeuvre scientifique en tentant de la disqualifier globalement. Cela n’a aucun sens. En revanche, ceux qui en appellent à la neutralité axiologique et se drapent des vertus de la science objective pour critiquer les “sociologues critiques”, multiplient les interventions publiques normatives et ne sont pas les moins militants. Ils sont simplement plus à droite et, comme de coutume, on a tendance à penser quand on est de droite que seuls les autres sont des militants. Si les contempteurs de la sociologie critique avaient accompli le même effort de connaissance que quelqu’un comme Bourdieu, on les prendrait un peu plus au sérieux. Mais ils en sont loin.
3. La sociologie est irresponsable
C’est l’un des angles de cette nouvelle polémique sur la sociologie qui accueille la parution du livre de Gérald Bronner et Etienne Géhin. Parce que la sociologie dite “critique” serait déterministe, les auteurs l’accusent de déresponsabiliser les individus. Pour Bronner, “certains discours sociologiques inconséquents peuvent, lorsqu'ils se diffusent dans l'espace public, représenter un danger”. Il n’y avait qu’un pas jusqu'au titre de l’ouvrage sorti ce mois d’octobre au PUF : Le Danger sociologique.
Pour les auteurs, cette approche déterministe “déresponsabilisante” de la discipline tient notamment au fait que la sociologie opère par prophéties auto-réalisatrices. Par exemple, disait Bronner dans “Le Grain à moudre”, en aggravant les inégalités dès lors que les gens se sentiraient déjà plongés dans les inégalités :
Dans Pour la sociologie qu’il publiait en 2016 à La Découverte, Bernard Lahire rappelait un discours de Ronald Reagan, en 1983, où le Président américain conservateur brocardait la “philosophie sociale”, accusée de déresponsabiliser criminels et délinquants. Alors que Jean-Louis Fabiani estime de surcroît que “le succès social de la sociologie devient un handicap pour la sociologie”, le même Lahire rebondit aujourd’hui :
On a l’impression que les délinquants et criminels ont lu les travaux de la sociologie et ont trouvé une bonne raison de commettre leur crime parce qu’ils se sentiraient déresponsabilisés ! On croit rêver. Qu’un acteur politique prononce de telles âneries, on finit presque par s’habituer, mais quand des sociologues disent cela c’est proprement ahurissant. Ces gens pensent sans doute qu’en supprimant les chercheurs qui mettent au jour des inégalités ou des déterminations sociales bien réelles on pourra enfin vivre dans un monde libre et égalitaire. Ils marchent sur la tête. La sociologie décrit et interprète le monde, et quand elle observe des déterminations sociales, des régularités, des logiques sociales elle les porte aux yeux de tous ceux et celles qui veulent bien les lire. Mais je ne vois pas quels effets performatifs elle pourrait bien jouer sur les tendances de fond du monde social qui n’attendent pas les sociologues pour continuer à œuvrer et façonner le monde social.
Quant à savoir si la sociologie, en décryptant les inégalités, concourt à les aggraver, voici la réponse de Bernard Lahire :
La sociologie souffre surtout de ne pas être suffisamment lue et diffusée, et non des effets "catastrophiques" qu’on lui prête. Sur quelles enquêtes s’appuient ceux qui parlent de ses effets ? Où et par quels moyens ont-ils vus ces effets jouer sur les comportements de nos concitoyens ? Je serai intéressé de connaître les résultats de ces travaux.
Ce débat sur l’irresponsabilité de la sociologie, qui se déploie depuis la discipline elle-même, interpelle aussi vu son contexte. En effet, l’idée qu’il serait urgent de combattre “la culture de l’excuse” ou encore, selon les formulations, “l’excuse sociologique”, prospère dans le champ politique.
Vous avez probablement en tête la saillie de Manuel Valls lorsqu’il était Premier ministre et déclarait, dans le contexte des attentats djihadistes, en mars 2016 :
Expliquer le djihadisme, c'est déjà vouloir un peu l'excuser.
Mais ce n’est pas le seul. En 2014, Jean-Pierre Chevènement avançait sur Public Sénat, toujours au sujet des terroristes qu’il faudrait “combattre avec sang-froid” plutôt que d’enquêter sur eux :
Je ne crois pas à la culture de l'excuse sociologique. Certains des terroristes qui ont frappé la France avaient des diplômes, des salaires de 2200€ par mois.
Cette idée de l’”excuse sociologique” sera réutilisée ensuite par des médias, souvent à droite, ou des éditorialistes, notamment Caroline Fourest. Les auteurs du Danger sociologique ont bien sûr ce contexte en tête. Dans l’Obs, Gérald Bronner avait préféré glisser, d’ailleurs, qu’il jugeait quand même les attaques de Manuel Valls “outrées et illégitimes”.
4. La sociologie manque d’autocritique
C’est l’une des flèches les plus explicites de Gérald Bronner. Incantatoire et performative, la sociologie pécherait aussi par manque de réflexivité. Trop habituée à “hurler en meute”, comme le dit Fabiani, pour se regarder hurler, en somme. Pour étayer sa charge, le sociologue rappelle qu’il existe peu de travaux sociologiques sur la sociologie. C’est en parti vrai, même si Odile Piriou, par exemple, publiait dès 2007 “ La face cachée de la sociologie”.
Or, c’est un point commun entre Fabiani et Bronner : les sociologues auraient à “se mettre à jour”. Soit d’un point de vue méthodologique, à l’heure où le big data prend le dessus sur les échantillons statistiques d’une ampleur bien plus modeste, avec lesquels la sociologie avait pris l’habitude de travailler. Soit d’un point de vue conceptuel : la sociologie n’aurait pas fait de “mise au point” sur les entités conceptuelles qu’elle utilise - “contrairement à d’autres disciplines”, selon Bronner et Géhin.
Pour Bronner dans “Le Grain à moudre”, “ce qui s’auto-désigne comme la pensée critique manque d’autocritique” :
Il n’y a pas de réflexivité sur les outils qu’elle utilise. Faire de la science en général, c’est faire violence aussi à ses intuitions.
Dans la série “A voix nue” de 1988, Pierre Bourdieu revenait sur les accusations méthodologiques auxquelles il était déjà confronté. Ecoutez ici le troisième épisode du “A voix nue” consacré au chercheur :
Moi quand je veux faire passer un questionnaire je me présente comme historien, dès qu’il y a une citation difficile, je dis à mes étudiants, vous savez, dites plutôt que vous être historien, l’historien est justifié d’exister [...] Ca oblige la sociologie, en tout cas certaines sociologies, à une lucidité permanente sur sa propre existence, à une anxiété du fondement, qui fait qu’elle est, au fond, je crois, plus progressiste scientifiquement.
[INTEGRALE] Pierre Bourdieu dans A voix nue le 01/02/1988
29 min
5. La sociologie est trop bavarde
Le procès en bavardage s’entend de deux manières. Il est d’abord épistémologique. Pour Gérald Bronner, les sociologues devraient “arriver à des choses qui ressemblent à des assertions scientifiques sinon on ne se distingue pas des agents ordinaires”. La discipline se serait même laissée “piéger par la connotation de ses catégories”.
Mais derrière l’idée d’une sociologie trop bavarde point aussi l’idée d’une parole trop médiatique. Pour Gérald Bronner, les sociologues parlent ainsi trop et trop fort depuis qu’une certaine école aurait confisqué la parole. Les héritiers de Pierre Bourdieu tiendraient aujourd’hui “le haut du pavé”, dénonce le chercheur en interview. Quand on passe en revue les archives radiophoniques ou ce qui a pu être diffusé dans la presse, on a pourtant bien le sentiment que la critique de Bourdieu a, depuis plusieurs années déjà, un large écho médiatique.
Il y a tout juste 10 ans, le 2 novembre 2007, Brice Couturier et Tara Schlegel avaient choisi comme titre de leur “Grain à moudre” : “Y a-t-il un espace pour la sociologie non-bourdieusienne ?”
Y a-t-il une place la sociologie non-bourdieusienne? (Du Grain à moudre, 2007)
54 min
6. La sociologie coupe les cheveux en quatre
Mardi 10 octobre, dans “Le Grain à moudre”, Jean-Louis Fabiani apportait une nouvelle dimension critique au débat médiatique actuel : pour lui, la sociologie aurait fini par perdre sa vitalité à trop s’être morcelée.
Jean-Louis Fabiani expliquait notamment dans cette émission que l’émergence des “studies” à l’anglo-saxonne, qui axent la recherche sur des segments d’enquête et des champs disciplinaires restreints, est un frein à la refonte de la discipline :
Il y a quarante ou cinquante studies à Princeton. Les sciences sociales sont une série de studies sur de micro aires culturelles, parfois des populations. L’unité de la sociologie est mise en question. Cet effacement, ce brouillage, sont quelque chose de très important et nous en pâtissons.
Sur le morcellement des recherches en des segments de plus en plus étroits, Bernard Lahire tombe d'accord pour dire que la sociologie "souffre d’une division du travail scientifique trop poussée, qui a eu tendance à limiter les ambitions des chercheurs appelés à être de plus en plus spécialisés". Mais le chercheur ajoute aussitôt :
Mais cette division du travail scientifique ne lui est pas propre. C’est un mouvement scientifique et académique de fond, que l’on peut s’efforcer de corriger.
Les "studies" ont-elles enterré la sociologie ? Certains répliquent qu'il n'est pourtant pas question de choisir. Michèle Lamont présidait entre 2016 et 2017 l'Association américaine de sociologie. Sur sa page sur le site de Harvard, on peut lire : "Professeure de Sociologie ET d’African et African-American Studies à Harvard University". Le 13 juin 2015, elle était l'invitée de "La Suite dans les idées" pour ses travaux sur la production culturelle des inégalités :
7. La sociologie est inutile
La question de l’utilité de la sociologie est presque aussi ancienne que la discipline elle-même. Vieux cheval de bataille enfourché à nouveau par Gérald Bronner, donc, lorsque ce dernier interpellait dans “Le Grain à moudre” :
Qu’est-ce que nous apportons ? Quelle est notre utilité ? II est temps de regarder ça !
Et Bronner de renchérir en s’appuyant sur “un sentiment de déclassement” qu’il dit percevoir chez ses confrères, Pour étayer ce déclassement de la discipline, il cite par exemple la baisse des allocations de recherche - de l’ordre d’une ou deux par promotion en thèse. La querelle qui se fait jour depuis la médiatisation de l’ouvrage Le Danger sociologique intervient quelques mois après qu’une pétition très suivie dans le monde de la recherche a protesté contre l’éviction de la sociologie d’un concours CNRS.
Malmenée, la sociologie souffrirait d’une crise de légitimité. C’est en tout cas l’interprétation qu’en fait Jean-Louis Fabiani, pour qui “les sociologies n’ont pas la légitimité qu’ont gagné les économistes”. Alors que d’autres disciplines, comme donc l’économie, se seraient tenues “à distance avec le bruit et la fureur sociale”, la sociologie aurait fini par pâtir de son inscription dans le réel, “dans le monde social dans ses combats, dans ses disputes”.
Réponse de Bernard Lahire :
La sociologie, quand on considère la multiplicité des travaux de qualité qui se font en son sein, et notamment toutes les thèses d’une grande rigueur et d’une grande finesse qui se soutiennent n’a rien d’une discipline malade. Elle se porterait mieux si certains — politiques, éditorialistes ou universitaires — ne s’acharnaient pas à en dénier tout intérêt. Elle souffre, comme beaucoup d’autres disciplines scientifiques, du mode de financement de la recherche, de la loi LRU, de l’autoritarisme académique, etc...
Depuis ses débuts, la sociologie a eu mauvaise presse. Quand elle est bien faite, elle dérange tous ceux qui voudraient pouvoir exercer leur pouvoir ou profiter de leurs privilèges en toute tranquillité. Une partie des phénomènes d’inégalité et de domination repose sur leur méconnaissance. Faire de la sociologie n’est donc pas une mince affaire parce qu’on touche aux intérêts de gens encore vivants et qui peuvent se retourner contre les chercheurs.
En 2001, Jean-Claude Passeron, au micro de l’émission “La Suite dans les idées”, arguait que son épistémologie de l’enquête lui avait permis de résister aux éternels procès faits à sa discipline :
J’ai essayé de creuser le fait que les phrases de conclusion des ouvrages sociologiques devaient avoir une objectabilité pour être scientifiques. Les phrases où il n’y a plus rien à objecter c’est ce que Eric Weil [philosophe allemand, ndlr] appelait le "même pas faux". Ce qui est terrible pour prouver quelque chose. Or il vaut mieux, dans les sciences sociales, prouver quelque chose plutôt que rien.
Jean-Louis Fabiani, qui dirigeait alors l’ouvrage consacré à Passeron disait ceci ce jour-là :
Le mérite de Passeron est de nous permettre de vivre, tout simplement. D’habiter les sciences sociales d’une manière qui ne soit ni honteuse ni délirante.
A écouter aussi
Le livre Le Danger sociologique était aussi au programme d'Avis Critique, l'émission de Raphaël Bourgois