Libertés universitaires : des chercheurs inaudibles à force d'être montrés du doigt ?
Par Chloé LeprinceLe monde universitaire en appelle aux libertés académiques mais l'idée, méconnue, peine à fédérer large dans un climat de suspicion.
L’université est-elle muselée ? L’idée d’une parole académique à l’autonomie de plus en plus menacée, et de chercheurs entravés, a enflé ces dernières années. Au point que des enseignants-chercheurs, des collectifs, des revues ou des laboratoires en appellent aujourd’hui à sauvegarder les “libertés académiques”. Leur crainte, qui conjugue à la fois l’idée d’une mise au pas politique et managériale, et la revendication d’une marge de manœuvre intellectuelle au plus près de leurs travaux, a pris un tour plus urgent encore lorsque les ultimes amendements au projet de loi de programmation de la recherche ont été déposés dans les derniers mouvements de navette du projet de loi, dont le vote définitif intervient à l’assemblée nationale ce 17 novembre 2020.
Début novembre, l’un de ces amendements est notamment venu durcir la répression des mouvements sociaux dans l’enceinte de la fac : la dernière mouture du texte fait par exemple de l’occupation des amphis par une AG un délit passible de trois ans d’emprisonnement. Pour les universitaires mobilisés, c’est la liberté de ton et de parole qui est menacée dans l’enceinte des universités. Une autre réforme vise par ailleurs l’encadrement des carrières universitaires, et modifie la façon dont on détermine qui, et depuis quels travaux - donc quelle orientation intellectuelle -, sera susceptible d’avoir un poste. Jusqu’à présent, c’est une instance paritaire, le Conseil national des universités, qui avalisait les recrutements. Cette qualification par les pairs est aujourd’hui remise en cause, ce qui détricote non seulement tout un pan de l’équilibre symbolique à la fac, mais aussi une forme de garde-corps intellectuel, qui visait à se prémunir par exemple de court-circuits, de passe-droits, ou de nominations très politiques à l’heure où les postes se font plus rares, et les candidats bardés des diplômes ad hoc toujours plus nombreux.
Tous ces méandres sont plutôt opaques au grand public, qui dans l’ensemble connaît peu de choses du monde universitaire. Et qui ne tend pas forcément plus l'oreille quand c’est à la liberté académique que les intéressés en appellent. La notion-même de liberté académique est très méconnue, et ne fait guère l’objet de débats en France. Or elle est historiquement centrale dans l’équilibre à la fois intellectuel et institutionnel de l’enseignement supérieur en France. Elle pose en fait le principe d’une autonomie de la recherche, et d’une liberté de parole des enseignants dans le supérieur.
Le Conseil constitutionnel a tranché
Contrairement à l’Allemagne par exemple, où la liberté universitaire existait déjà en 1850 en Prusse, et où elle a valeur constitutionnelle depuis 1949 et figure très haut dans la loi fondamentale, les libertés académiques ne sont pas fléchées explicitement dans la Constitution française. Mais elles n’ont pas non plus rien à voir avec la pyramide de l’état de droit et un socle de principes inaliénables puisqu’on dit, en droit, que le Conseil constitutionnel a “constitutionnalisé les libertés universitaires”. Concrètement, ça signifie que c’est la jurisprudence, donc des décisions rendues par le Conseil constitutionnel, qui a garanti ce principe d'indépendance. Le rendant au passage intouchable, même si un projet de loi germait dans le but de le restreindre.
Aujourd’hui “principe fondamental reconnu par les lois de la République” dans l’arsenal juridique français, ce principe a été consacré noir sur blanc le 20 janvier 1984, avec le Conseil constitutionnel qui statuait ce jour-là que “les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables”. Deux décennies après la grande refonte des universités françaises en 1968, la date de 1984 est importante, car c’est cette année-là que la loi Savary en appelait aux “traditions universitaires”, pour dire aussi :
Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité.
L’idée “d’objectivité” était-elle trop plastique pour ne pas brouiller le message à terme, et empêcher de verrouiller pour de bon, et depuis la loi, le principe d’autonomie intellectuelle? Trente-cinq ans plus tard, des chercheurs et des enseignants-chercheurs dénoncent une entrave à cette “entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche”, alors qu’ils ont fait plusieurs fois l’objet de rappels à l’ordre venus du monde politique depuis un an et demi. Le calendrier ne tient pas du hasard : c’est celui d’un double tempo qui conjugue à la fois
- une mobilisation sans précédent contre le projet de loi de programmation de la recherche, qui a jeté dans la rue une vaste cohorte d’enseignants-chercheurs, d’étudiants et de chercheurs hostiles au point de paralyser toute une partie de l’année 2019-2020 dans l’enseignement supérieur
- un contexte d’offensive politique qui s’exporte depuis la scène du débat d’idées jusqu’à celle de la recherche universitaire, et pose la question du bien fondé, de la légitimité, voire de la validité de toute une série de travaux dont il semble désormais envisageable que les chercheurs rendent compte.
Loyauté et service public
Début 2019, alors que le monde académique commençait à se compter pour marcher contre la LPPR et notamment la fonte des postes prise dans le train des réformes, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, avait émis par exemple un rappel à l’ordre, sommant les universités de faire la preuve de leur “loyauté”. Le recadrage visait en particulier les présidents d’université, mobilisés contre la hausse des frais d’inscription, dont la conférence des présidents d’université venaient de demander le retrait quelques semaines plus tôt. L’épisode remonte au 16 janvier 2019, lorsque Frédérique Vidal répondait, depuis l’hémicycle du Sénat :
Je tiens à rappeler que les universités sont des établissements publics, opérateurs de l'État et qu'effectivement, en tant qu'opérateurs de l'État et fonctionnaires d'État, il est évidemment très important qu'ils portent les politiques publiques décidées par l'État.
En soi, la formule fait échec à l’idée de libertés académiques telle que les universitaires mobilisés la conçoivent, depuis leur lecture du conseil constitutionnel. Mais s’ils perçoivent une offensive sur leur autonomie intellectuelle, ce n’est pas seulement du fait de ce recadrage par leur autorité de tutelle. Ils dénoncent aussi une vague de discrédit à laquelle des chercheurs de plus en plus nombreux ont le sentiment de s’affronter, depuis leurs travaux académiques, et malgré la liberté que la loi garantit en principe à ces travaux. L'inquiétude (et parfois la colère) fait plus particulièrement le plein du côté des sciences humaines et sociales, qui sont davantage montrées du doigt depuis plusieurs années. Par exemple lorsque Jean-Michel Blanquer dénonce explicitement la “complicité intellectuelle” de chercheurs qu’il nomme “islamo-gauchistes” dans la foulée de l’assassinat de Samuel Paty par un islamiste affilié aux mouvements djihadistes. Mais aussi, dans la bouche d’Emmanuel Macron lorsque le président de la République déclarait en avril 2020, déjà au sujet de l’islamisme et de l’idée d’une collusion entre travaux académiques et obscurantisme :
Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessioniste. Cela revient à casser la République en deux.
Or les dimensions statutaires, budgétaires, juridiques, et la question de fond de la liberté académique s’emboîtent pourtant car la réforme intervient dans un contexte où l'on peut voir perler l'idée qu'au fond, certaines facs seraient des bastions qui pousseraient un agenda politique contestataire qu’il faudrait mettre au pas fissa, au nom de la neutralité du service public. Et que cet agenda-là s'armerait précisément du savoir, en se nourrissant de travaux de recherche présumés incontrôlables, biaisés, instrumentalisés. D’autant plus indignes, en somme, qu'ils sont financés sur les deniers publics.
C’est sous cette lumière qu’il faut aussi prendre la mesure de la mobilisation récente pour les libertés académiques, qui s'enclenche dans la foulée de la contestation de la réforme de l’enseignement supérieur, de la hausses des frais d’inscription à l’idée d’une science objectivement utile, capable de rendre des comptes… et pas trop critique. Ainsi, des initiatives comme la grève des revues (de sciences humaines et sociales pour l'essentiel) il y a un an, ou l’apparition d’écrans noirs en guise de profils de professionnels du supérieur sur les réseaux sociaux, il y a quelques jours, ne rallient pas seulement depuis une défense corporatiste d’acquis et de façons de faire, ou des chiffres qui donnent corps à la fonte des postes dans le supérieur à une époque où la population étudiante explose pourtant.
Ces relais de la mobilisation, mois après mois et le plus souvent à bas bruit, sont aussi à regarder comme une tentative de se rassembler contre ce que le monde du supérieur perçoit comme une offensive généralisée, qui s’incarne dans des tours de vis budgétaires mais se nourrit du discrédit ambiant. Pour de nombreux professionnels du supérieur mobilisés contre la LPPR, les réformes statutaires et les économies à venir sont directement ancrées dans une certaine vision à charge du monde académique qui a pu fleurir dans la classe politique.
Les sciences humaines et sociales dans l'oeil du cyclone
En fait de “monde universitaire”, ce sont souvent les sciences humaines et les sciences sociales qui sont le plus visées. Pas seulement pour l’image d’Epinal d’amphis de sociologie où des étudiants moins bien rasés seraient traditionnellement plus mobilisés aux quatre coins de France et de Navarre. Mais précisément parce que c’est dans des départements où l’on travaille sur les discriminations, les représentations, les rapports de pouvoir, ou encore les conflits d’intérêt et bien d’autres choses encore, que les recherches ont attiré le plus de crispations. En substance, c’est là qu’on produirait une recherche “trop militante”. Ou carrément "complice". La charge n’est pas complètement inédite : c’est de cette perception-là qu’était déjà ourlée la saillie de Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, qui dénonçait “l’excuse sociologique” en novembre 2015 après d’autres attentats islamistes :
Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.
Mais ce qui a sans doute changé depuis 2015 et Manuel Valls, c’est l’ampleur qu’a pris la défiance vis-à-vis des sciences sociales, et la portée de son écho. Car dans la foulée d’Emmanuel Macron puis des vagues d’attentats successives, les critiques ont redoublé de vigueur, pour dénoncer la collusion de chercheurs qui travaillent par exemple sur l’islamophobie, dont la notion-même est tournée en dérision ou accusée d'être un faux-nez djihadiste.
Sur la scène médiatique, certains concepts sont aujourd’hui montrés du doigt - au risque d'empiler les contresens et les raccourcis expéditifs. Cette immixtion dans le champ scientifique n’est pas seulement hasardeuse sur le plan du sens : elle est aussi désastreuse en termes de respectabilité de la discipline aux yeux du grand public, inondé comme jamais de notions souvent mobilisées à la hache, tordues plutôt qu’expliquées, et rarement remises dans leur contexte. C’est le cas de l’intersectionnalité, ou par exemple encore, de l’islamophobie. Au mieux, “ des concepts fumeux”, disent les détracteurs, journalistes ou hommes politiques. Au pire, un véritable cheval de Troie, c’est-à-dire les coups de butoir coalisés du politiquement correct nord-américain et du djihad enfonçant ensemble l’universalisme à la française, depuis les bancs de l’université.
Infamant ? Du côté des départements de sciences sociales, même ceux qui se refusent à utiliser des cadres théoriques comme l’intersectionnalité ou des concepts comme l’islamophobie (et qui parfois les combattent scientifiquement en dénonçant une boursouflure identitaire) savent que ces chercheurs ne sont ni les supplétifs, ni les alliés objectifs de l’islamisme. Ou qu’il ne suffit pas d’être une chercheuse voilée, ou un chercheur issu d’une famille maghrébine pour être le porte-parole d’une cause - même si des chercheurs ont pu juger urgent de l’éclairer empiriquement pour montrer l'aberration de la charge.
Même si le climat s’est tendu, et que les positions ont pu se raidir, ces anathèmes-là, indignes au regard des critères de la démarche scientifique, ne font pas partie du débat d’idées et de l’affrontement scientifique qui peut exister au sein des facs et des laboratoires. Ils ressortent plutôt du monde politique et médiatique, où l’on pointe comme jamais auparavant la responsabilité des sociologues dans l’explosion de violence, ou l’escalade islamiste… quitte à mélanger volontiers la loupe et la cause, l’explication, et l’origine.
En réalité, le concept d’intersectionnalité n’est au fond qu’un outil pensé pour articuler ensemble plusieurs discriminations dont sont susceptibles de faire les frais certaines personnes qui cumulent les stigmates et, par exemple, les femmes, issues de quartiers populaires, et noires. C’est-à-dire, une approche, une façon de regarder comment le quotidien des unes et des autres peut être imprégné de la façon dont leur sort s’insert dans la société. C’est face à ces intrusions extraterritoriales de la politique et parfois du brouhaha dans le champ des concepts et sur le terrain de travaux que tout le monde n’a sans doute pas lu, que de nombreux chercheurs invoquent aujourd’hui la liberté académique. Ils l’invoquent avec d’autant plus d’urgence qu’aux yeux du mouvement mobilisé, le train de réformes en cours, jusque dans ses ressorts institutionnels, empêche de garantir sereinement la marge de manœuvre nécessaire à ces travaux. C’est-à-dire, une autonomie intellectuelle suffisante pour que les chercheurs choisissent leurs sujets de recherche et les outils pour les mener, et enseignent leur discipline à l’abri des jugements de valeur et des pressions liées à l’agenda politique.
Fausse science et idées totalitaires
Or le discrédit ambiant, et un climat plus général qui pose au fond la question de la légitimité de certaines disciplines, a cornerisé une partie du monde académique. De batailles de chapelles grossies à la loupe médiatique en procès en fausse science, on ne débat pas même du bien fondé de certaines grilles de lecture, ou de leur usage. Mais finalement de la légitimité des chercheurs à s’exprimer. L’idée qu’il pourrait bien être temps de mettre de l’ordre profite ainsi d’un effet d’aubaine : une fois l’université montrée du doigt comme un lieu de confiscation de la parole et un temple de la pensée unique et du savoir militant, à la merci des féministes ou des indigénistes, l'agenda politique s'ouvre un boulevard où les questions intellectuelles et budgétaires dansent au même rythme.
Là encore, il n’est pas sûr que les travaux aient suffisamment voyagé, et essaimé large, pour que le débat prospère en toute connaissance de cause. Mais l’annulation bruyante d' une conférence de Sylviane Agacinski sur la procréation médicalement assistée, prévue à l’automne 2019 à l’université de Bordeaux, ou la polémique sur l’utilisation de masques noirs dans une mise en scène d’Eschyle à la Sorbonne au printemps 2019, donnent du grain à moudre à l’idée que quelques chercheurs auraient pris en otage les rouages intellectuels de l’université française.
L’arroseur arrosé ? Plutôt du carburant tout frais dans la machine à fabriquer du brouillard autour du monde de l’université, si méconnu du grand public. C’est dans ce contexte sans précédent que la loi de programmation pluriannuelle de la recherche arrive ce mardi 17 novembre pour un ultime tour de piste devant les députés. L'opinion publique n'existe pas, disent les sociologues critiques. La preuve ? Hors des facs, personne ou presque pour élever la voix sur le sort fait à ceux qui en décortiquent les ressorts.