Lídia Jorge : "Notre robe de soie sera tissée par les mains de ceux qui ont treize ans aujourd’hui"
Par Emmanuel Laurentin, Fanny Richez
Coronavirus, une conversation mondiale. La crise sanitaire nous donne peu d’indications sur notre futur. Sommes-nous en train de vivre le début d’un nouveau monde ? L’écrivaine portugaise Lídia Jorge aimerait protéger les enfants et leur transmettre ce qu’il y a de plus beau sur la Terre : le partage et la beauté.
Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets d’une crise mondiale. En cette rentrée, nous étoffons la liste de ces contributions en continuant cette Conversation mondiale entamée le 30 mars. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les bouleversements actuels.
Lídia Jorge a développé très tôt le goût des mots et des histoires. Après avoir étudié puis enseigné la philologie romane, elle vit la guerre coloniale en Angola et au Mozambique. Cette expérience nourrira son livre Rivages des murmures. Dans ses romans, elle raconte l’histoire de son pays, ses mythes aussi, et ausculte avec inquiétude le présent. Le personnage principal de son dernier livre, Estuaire, a 25 ans mais a déjà parcouru le globe. De retour au pays, il se jette dans l’écriture avec le désir de sauver le monde du chaos. « C'est un roman sur la vulnérabilité des êtres, des familles, de la Terre, dans un monde où tout semble pourtant prévu », dit Lídia Jorge.
Lídia Jorge a été récompensée cette année du Prix FIL de littérature en langues romanes pour l’ensemble de son œuvre. Ses livres sont publiés en France aux éditions Métailié. Elle a intitulé le texte qu'elle nous a écrit pour La Conversation mondiale : Métamorphose.
Quand j’avais 13 ans j’ai commencé à m’intéresser aux vers à soie. Je passais des heures penchée sur une boite en carton dans laquelle une vingtaine de vers broutaient des feuilles de murier. Je les ai vu grandir, grossir, commencer à tisser le cocon, comment ils se cachaient à l’intérieur et, au bout de quelque temps, il en sortait des papillons blanchâtres qui se mettaient à pondre des dizaines d’œufs. J’ai assisté à l’éclosion des œufs et l’apparition de nouvelles larves. Et le cycle a recommencé jusqu’à ce que la boite se remplisse d’encore plus de cocons, tellement que j’ai apporté la boite au collège pour la montrer au professeur de Sciences Naturelles. Il s’est penché sur la boite et m’a demandé : de toutes les formes par lesquelles passe cet animal quelle est celle que tu préfères ? J’ai répondu le vers. Le professeur de Sciences Naturelles m’a dit : « Tu as tort, la meilleure phase de la métamorphose ce sont les habits de soie ».
J’ai mis longtemps à comprendre ce que me disait ce professeur de Sciences Naturelles. Et maintenant je pense à lui et à sa réponse quand on me demande ce que je crois qu’il va arriver au monde, et je ne sais que répondre car le présent, si grande que soit l’information sur le moment qui passe, a toujours la forme d’un cocon.
Notre présent flagellé par la pandémie a le don d’éclairer le chemin du passé récent, mais offre peu d’indications sur ce que sera le futur.
Pour le passé, il est évident que l’exploitation des ressources de la Terre que nous avons commencée au XVIII siècle a fini par atteindre des dimensions meurtrières en ce début du XXI siècle, et maintenant que le Coronavirus est venu déclencher la démonstration de cette erreur, si les uns pensent qu’il faut tout arrêter, d’autres, nombreux, jugent que revenir en arrière est impossible. Comme si le désastre imminent était invincible et écrit comme un destin dans la nature de notre espèce.
En vérité, que nous le voulions ou pas, le spectacle se déroule sous nos yeux comme un film. La Terre nous enseigne que nous n’avons aucune importance pour elle. Qu’il se détrompe celui qui croit que la Nature a une âme charitable pour les hommes seulement parce qu’elle nous donne les animaux, la pluie, les fruits et les légumes. Ce n’est pas vrai. La Terre est restée insensible quand les grands reptiles ont disparu, et ensuite les grands mammifères, et il en sera de même avec nous. La Terre, glorieusement bleue, continuera à tourner dans l’Espace que nous soyons sur elle ou pas. Ces derniers mois, nous en avons eu la confirmation. Au milieu des avions arrêtés dans les aéroports, les oiseaux et les animaux sauvages, comme les lièvres et les renards, se promènent et font des nids. Les arbres croissent en direction des maisons et des gratte-ciels. Voilà donc le paradoxe que nous devons résoudre.
Nous sommes enfants de la Terre mais la Terre n’est pas notre mère. Cela me fait mal de le dire mais nous sommes des bâtards de la Terre.
Je regrette que les enfants d’aujourd’hui doivent brandir dans les rues des pancartes disant qu’il n’y a pas de planète B. Ils ne le savent pas, mais comme ces enfants sont impuissants ! Mars est trop loin, et nous ne saurons pas si les véhicules d’Elon Musk y parviendront un jour. Nous, ceux de ma génération, nous nous sentions confortables ici, dans les différents continents de la Terre, et la définition de Carl Sagan selon laquelle nous sommes de la poussière d’étoiles n’était rien d’autre qu’une métaphore. Désormais elle est devenue l’expression de la conscience. On dit à nos enfants, pour la première fois, qu’ils ne sont que de petites particules d’astres.
Ma question est : qu’est-ce qu’on peut dire aux enfants pour qu’ils puissent se construire sur quelque chose d’humain, sûr et cohérent. Que peut-on leur dire quand les relations de travail s’effondrent, la culture technologique incite des fous à diriger des nations ? Les démocraties se laissent corrompre par des extrémistes aux instincts sanguinaires, et nous nous entourons de montagnes d’objets inutiles, produits de plus en plus grande quantité par de moins en moins de mains humaines, moyennant la destruction des ressources naturelles.
Que pouvons-nous leur dire ? S’ils ont treize ans et possèdent une boite en carton avec des cocons, nous pouvons leur dire que l’objectif est de créer un tissu de soie si vaste qu’il puisse couvrir le nouveau monde avec l’utopie d’une nouvelle fraternité, plus juste, plus pacifique, sans mensonge ni sang, en valorisant le partage et la beauté. Ce sera là notre robe de soie, tissée par les mains de ceux qui ont treize ans aujourd’hui.
Lídia Jorge
Texte traduit du portugais par Pierre Léglise-Costa, directeur de la collection « Bibliothèque portugaise » aux éditions Métailié.
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.
Pour écouter l'émission Le Temps du débat avec Lídia Jorge et Fabrice Melquiot : "Que pouvons-nous dire aux enfants ?", diffusée le 11/12/2020 sur France Culture.