Lisez le journal de Mireille Havet, figure éblouissante et tragique du Paris lesbien des Années folles
Par Céline du ChénéCulture Maison. Qui se souvient de Mireille Havet (1898-1932) ? Céline du Chéné, productrice de documentaires et chroniqueuse à Mauvais Genres revient sur le parcours de cette jeune écrivaine.
Amie de Colette et de Cocteau, qui a fasciné femmes et hommes par son homosexualité revendiquée et ses amours libres. Un vie fugace et brillante, avant la descente aux enfers…
« Une fille comme toi mérite la première place », Jean Cocteau à Mireille Havet
Ils sont peu nombreux ceux qui, aujourd’hui, connaissent Mireille Havet. Celle que Guillaume Apollinaire appelait sa « petite poyétesse », et qui fut la coqueluche des milieux littéraires et artistiques des Années folles, a disparu des mémoires. La faute à la fulgurance de son destin qui, après les lumières de ses débuts littéraires, se mua en tragédie : l’abus de drogues et la maladie la menèrent à terminer sa vie à 33 ans dans un sanatorium suisse.
Après tout, l’oubli aurait pu se justifier. Elle avait très peu publié : des poèmes, quelques contes et un roman. Mais c’était sans compter un coup du destin qui poussa en 1995, par un soir de violent orage, Dominique Tiry, petite-fille de l’exécutrice testamentaire de Mireille Havet, à monter dans le grenier de sa maison familiale. Là, elle découvre une vieille valise remplie de papiers : un trésor puisque s’y trouvait conservé le journal intime que Mireille Havet a tenu de 1913 à 1929. Une œuvre extraordinaire, par son style et sa liberté de ton, et monumentale par son ampleur, que l’éditrice Claire Paulhan a décidé de publier en plusieurs tomes, à partir de 2003 : « un Journal dans lequel », écrit Claire Paulhan, « Mireille Havet décrit “sa vie de damnation“, une vie de guet et d’attente, de songe et d’outrance, une vie aimantée par son ‘goût singulier ’pour l’amour des femmes et les stupéfiants ».
« Méchant garçon de fille adorée ! » Guillaume Apollinaire à Mireille Havet, enfant
Outre les dix-sept cahiers du journal, la valise comprenait aussi des agendas, une abondante correspondance, des brouillons de contes et de poèmes, dont certains inédits. A partir de ces archives, la vie, les amitiés et les fantômes de Mireille Havet se dévoilèrent peu à peu, minutieusement complétés par la biographie que l’historienne Emmanuelle Retaillaud-Bajac lui consacra en 2008, Mireille Havet, l’enfant terrible. Née en 1898 dans une famille bourgeoise désargentée – son père, artiste peintre bénéficie d’une petite notoriété –, elle passe sa jeunesse à Medan. Elle grandit dans un milieu plutôt bohème, mais où la bienséance bourgeoise et le catholicisme de sa mère servent de garde-fou. Quand elle a 9 ans, sa famille déménage à Paris. En 1913, la mort de son père – probablement par suicide après des années d’internement psychiatrique – laissera Mireille, sa sœur et sa mère dans une grande détresse, morale et financière.
Mais Paris, c’est aussi ce réseau familial qui permettra à la toute jeune femme de faire ses premiers pas dans la vie mondaine, artistique et littéraire. Car, très vite, le charme, la vivacité d’esprit et la belle plume de l’adolescente fascinent son entourage. Alors qu’elle n’a pas 15 ans, elle publie son premier poème dans la revue d’Apollinaire, Les Soirées de Paris puis ce sont au tour du Figaro et du Mercure de France de faire connaître sa poésie. A 19 ans, elle suscite l’admiration de tous avec la parution de La Maison dans l’œil du chat, préfacée par Colette. Sa réputation d’écrivaine prodige est faite, renforcée par une aisance et un tempérament de feu qui lui ouvrent toutes les portes. « Aller au-devant, rompre, ne rien admettre, détruire et rejeter tout ce qui, même de très loin, menace une seconde l’indépendance, voici mes lois. Ce n’est pas exactement une politique de conciliation, c’est exactement une révolte. Je ne mangerai pas de votre pain. Je serai abracadabrante jusqu’au bout », écrit-elle dans son journal en 1922.
« Aller droit à l’enfer, par le chemin même qui le fait oublier. »
Lorsque, en 1923, elle publie Carnaval, un roman acclamé par André Gide et René Crevel, Mireille Havet est devenue un personnage phare du Paris littéraire mais pas seulement…. Elle incarne aussi un autre monde, souterrain et nocturne, celui où l’on croise fumeurs d’opium noctambules et libertins. Car, si sa plume ne laisse personne insensible, sa silhouette élégante et androgyne, ses yeux félins et la sensualité qu’elle dégage en troublent plus d’une. Mireille Havet assume parfaitement son homosexualité et ne cache pas ses préférences. Dès 1917, quelques années avant la mode des garçonnes, elle choisit de se couper les cheveux très courts. Véritable « don Juane » à l’appétit sexuel assumé, elle ne se lasse pas de décrire la beauté des corps féminins dans son journal. « Elle développe ainsi un imaginaire lesbien qui est, avant tout, un imaginaire de la “féminité“ », explique Emmanuelle Retaillaud-Bajac. Elle conçoit « l’homosexualité féminine (mais aussi, implicitement, masculine) comme la seule forme de sexualité naturelle, parce que fondée sur l’attirance du même pour le même, de corps qui se connaissent d’instinct ».
« Héroïne, cocaïne ! La nuit avance… »
Mais le personnage flamboyant des débuts laisse place, au fil des ans et des excès, à une autre créature, de plus en plus marginalisée, dont la silhouette s’étiole pour devenir diaphane. Orphée, la pièce dans laquelle Cocteau lui attribue le rôle de la Mort en 1926 en est la poignante illustration. Tenant à peine debout, exigeant sa dose quotidienne de drogue avant de monter sur les planches, Mireille Havet symbolise à la perfection cette présence spectrale « au glamour ténébreux » qui frappera le magazine Vogue. A cette époque-là, elle est devenue complètement dépendante aux stupéfiants. Entraînée dans la consommation d’opium dès 1919, la jeune femme a fini par répondre à l’appel de drogues plus puissantes comme la morphine puis l’héroïne, dont elle augmente les doses et les mélanges. Les blessures amoureuses, la mort d’êtres chers - dont sa mère en 1923 -, les problèmes financiers et une santé de plus en plus chancelante – en 1928, on lui diagnostique une tuberculose – ont eu raison de l’incandescente jeune femme. L’angoisse et la pauvreté, la paranoïa et les crises de manque deviennent ses seules compagnes, la tenant éloignée de l’écriture. Ses derniers manuscrits, Jeunesse perdue et Les Rencontres d’après minuit, resteront inachevés et disparaîtront.
« Vie d’acrobate que la mienne, entre la mort et la poésie suspendue, retenue par un fil toujours, et un fil d’araignée qui fait peur plus d’une fois à ceux qui me regardent », écrit-elle dans son journal en 1926. Mireille Havet, incapable de se mettre à sa table de travail, vit dans des hôtels minables, file à la cloche de bois. C’est finalement un de ses oncles, qui finira par lui payer un séjour au sanatorium de Montana en Suisse. Mais il est déjà trop tard. De ces mois passés là-bas, on ne saura rien. La dernière photo d’elle, datant de 1931, quelque temps avant sa mort, montre un être où toute forme d’espoir a quitté ses yeux sombres. Elle mourra à 33 ans, « l’âge des prophètes et des crucifiés », conclut Emmanuelle Retaillaud-Bajac.
C’est dire si l’apparition de son journal relève de la résurrection. On y retrouve l’écrivaine au tempérament hors-norme, celle dont on attendait tant avant qu’elle n’entame sa descente aux enfers. Sa plume est incandescente, d’un lyrisme brûlant. Ce journal peut se lire de différentes manières, comme le témoignage historique d’une jeune homosexuelle décrivant sa vie amoureuse, écrit si rare dans l’histoire du lesbianisme et des sexualités féminines. « Je ressentais une joie mêlée à un tel orgueil de faire crier et jouir cette femme si pliée, si apte, si expérimentée à toutes les voluptés, à tous les vices, à toutes les possessions ! Et l'aube où nous roulions, mêlées et gémissantes, nous trouvait accolées l'une à l'autre, bras enlacés, et dormant, brisées... et infernales, comme deux anges déchus. » écrit-elle en 1919.
« Peut-être suis-je morte ? Suicidée il y a quelques mois. »
Grâce à la capacité d’auto-analyse de Mireille Havet, ce journal nous permet aussi d’entrevoir l’envers du décor : derrière la flamboyance du personnage public se cache une âme romantique d’une grande mélancolie, que les morts de la guerre, le suicide de nombreux amis ont profondément affectée. Au fil des pages, on découvre que les préjugés moraux ont finalement eu raison de son indépendance : la honte, la culpabilité puis la haine de soi vont prendre le pas sur l’identité positive qu’elle s’était construite dès la fin de son adolescence. « Ainsi, explique Emmanuelle Retaillaud-Bajac, dans les dernières années de sa vie, ce désespoir croissant de ne pas coïncider avec la norme sociale et religieuse devait s’incarner dans la figure du monstre, à laquelle elle recourut plusieurs fois pour décrire l’être déchu et sans place qu’elle se sentait devenue ». Mais à cela, on préférera garder l’image d’une garçonne qui aima la vie, les femmes et qui fut « abracadabrante jusqu’au bout ».
A lire
Mireille Havet, l'enfant terrible, Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Grasset, 2008
Carnaval, roman autobiographique, éditions Claire Paulhan, 2005
Journal 1927-1928 « Héroïne, cocaïne ! La nuit avance… », éditions Claire Paulhan, 2010
A paraître en 2021 aux éditions Claire Paulhan : Journal 1913-1916
Articles d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac :
Pour aller plus loin :
Fonds Jean Cocteau et Mireille Havet
Jean Cocteau unique et multiple
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