Lisez les "Journaux" de Kafka parce que c’est un anti-journal de confinement
Par Manou FarineCulture Maison. La première traduction intégrale des "Journaux" de Kafka vient de paraître : 800 pages rétablies au plus près du rythme, du corps et de la langue de l’écrivain pragois. De quoi prendre le pouls avec Manou Farine, productrice de la Compagnie des poètes, de l’œuvre la plus addictive du XXème siècle.
La première traduction intégrale des Journaux de Kafka vient de paraître, signée Robert Kahn pour les Editions Nous.
Un évènement
Ne faudrait-il pas deux traductions par texte ? Et pour les grands livres, une re-traduction par génération ?
C’est en tout cas la conviction de Robert Kahn, philologue, germaniste, fin Kafkologue, disciple du linguiste et théoricien de la traduction Antoine Berman (1942-1991).
Il était donc temps de passer de notre Biblio tout corné, tout griffonné, à la couverture coquelicot et mastic des Editions Nous. Passer de 1954 à 2020, du Journal aux Journaux de Kafka. De l’élégance fluide de la traduction de Marthe Robert à la netteté prodigieuse de celle de Robert Kahn. Au programme ? Remettre de l’ordre, c’est-à-dire du désordre dans les 12 cahiers noircis entre 1910 et 1922 par l’auteur du Procès. Obéir à une chronologie volontiers broussailleuse et inconfortable, où 1911 peut tout à fait se glisser avant 1910. De quoi, nous dit Kahn, "suivre dans toutes ses ramifications le processus d’écriture de Kafka". Remettre de l’intégrité aussi, Max Brod ayant livré au public et à Marthe Robert des notes un poil lissées et censurées.
Sous l’autorité de l’ami et légataire, exit les ébauches de fiction – notamment le premier chapitre de L’Amérique – exit les quelques récits érotomanes, visites de bordels, les répétitions, abréviations, litotes, ponctuations désinvoltes, phrases orphelines - "Comme sont éloignés de moi par exemple les muscles des bras" / "Ce soir j’ai de nouveau été empli d’un talent anxieusement retenu" - . Kahn remet le texte dans la lettre. A la lettre. Comme il l’avait fait avec Les lettres à Milena (2015) ou les Derniers Cahiers (2017) parus déjà aux Éditions Nous.
Garder tout. Garder le rythme, sec, précis et "laisser résonner dans la langue d’arrivée l’écho de l’original". Autrement dit ne jamais laisser croire que le texte aurait été écrit en français. Robert Kahn a disparu le 6 avril, sur la pointe des pieds, après nous avoir offert le fruit d'un travail titanesque et admirable.
Un anti-journal du confinement
Le confinement, ce pénible passeport vers le Journal ? Celui de Kafka serait peut-être une sorte d’anti-journal d’écrivain. Le moins bourgeois qui soit. Le moins diariste qui soit. L’envers par la cime. Rien d’un fantasme d’écriture. Rien d’une vitrine. Rien d’un confinement. Littéralement : les pages rendues soulignant le Kafka du dehors. Celui qui arpente les boulevards Pragois, court les conférences et les lectures, - Kraus, Loos, Lowy, Steiner, Werfel et Brod bien sûr – se passionne pour le Théâtre Yiddish des années 10 et ses actrices, désire, passe près du bordel "comme si c’était la maison d’une bien-aimée", consolide sa position de cadre supérieur, ce qui donne un sérieux coup à l’image du scribouillard écrasé d’ennui, et confit dans son bureau.
C’est un Kafka moins saint, moins laïc que ne l’avait voulu le canon Brodien. Quant au-dedans, au lit, au canapé, à la fenêtre, ils sont bien plutôt les lieux d’une attente et d’un combat, qui toujours mettent en mouvement jusque dans l’impuissance à écrire. De dialogues en ébauches de narrations, d’insomnies en récits de rêves, le Journal est tenu avec une ardeur variable mais ne cesse de creuser face à l’échec inéluctable. Il faut bien s’exercer à la narration en attendant le grand œuvre. « Chaque jour au moins une ligne doit me viser comme on vise les comètes avec le télescope » écrit-il dans le premier cahier. D’une main, pensait Kafka, écarter le désespoir, de l’autre enregistrer ce qu’on aperçoit sous les décombres, disant l’impossibilité d’écrire en même temps que celle de ne pas écrire. Lui, irrémédiablement singulier et isolé, utilise le Journal contre lui et pour la littérature.
Cet après-midi je fus gagné par la douleur de mon abandon, si térébrante et si dure en moi que je remarquai que c’était ainsi que la force, que j’acquiers en écrivant ceci et que je n’ai vraiment pas destinée à cet usage, se dilapide.
Jusque dans l’estomac, les tempes, les muscles, le crâne, le battement du sang.
Une pulsion de relecture
Un confinement ne suffirait pas à lire ces Journaux de Kafka, d’autant que, comme à la retraduction, ils appellent à la relecture. A la citation. A la copie. A la reprise. Crayon à la main, mémoire au taquet. Il y a dans la lecture de ces Journaux, dans cette syntaxe scalpel, cette langue simple, dure, jamais diluée, quelque chose comme la tentation coupable du fétiche, de la collection. Comme si chaque bout de phrase contenait tout (n’est-ce pas là Kafka ?) : "Cet après-midi encore je me suis étiré pendant 3 heures sur le lit en m’excusant par des songes" ou encore "Consolation de l’écriture : étrange mystérieuse, peut-être dangereuse, peut-être libératrice : le bond hors de la file meurtrière, acte-observation" et "Ma vie est l’hésitation avant la naissance" ou "S’il te plaît père laisse quand même le futur dormir encore, comme il le mérite."
Et tant pis pour les fétiches. Il y a à les relire quelque chose d’addictif qui engage à sans cesse se déplacer. Tous confinés qu’on est.
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