Lison Daniel fait rire des centaines de milliers de personnes sur la scène virtuelle d'Instagram avec ses "caractères". Croquer l'époque dans la concision et sans clichés : une démarche qu'elle partage avec un illustre ancêtre, auteur des "Caractères" du XVIIe siècle : La Bruyère.
En 2017, les filtres apparaissent sur Instagram. Lison Daniel, comédienne et scénariste, s’amuse à inventer des drôles de personnages à partir de son visage ainsi transformé. Depuis, le compte “les.caractères” séduit des dizaines de milliers de personnes, à l'affût des aventures de ses personnages.
Saisir l'esprit du temps
Dans ses portraits de la vie moderne, croqués en une minute, Lison fait résonner les déboires de ses personnages avec l’esprit du temps : confinement, burn-out, injonctions à la performance, solitude, séries du moment… comme chez Jérôme, coach sportif, ou chez Rebecca, Parisienne de 30 ans. Lison Daniel : "Rebecca a un bullshit job, qui est un terme apparu il n’y a pas très longtemps. Elle est en quête de sens, elle ne se pose pas de questions, mais en fait il y a un grand vide à l’intérieur d’elle. Et je pense que c’est un problème qu’on est beaucoup à partager. J’aime bien... dénoncer, c’est un grand mot, mais souligner des traits de la société moderne que je trouve un peu ridicules, pathétiques ou risibles. C’est ça qui me fait rire avec 'les caractères'."
Une démarche et un titre partagés en toute modestie avec un lointain et génial ancêtre : La Bruyère. Chronique de l’époque, peinture de la variété humaine et sociale, concision, quête du ton juste… Les Caractères s'écrivent à distance des clichés.
Du stéréotype, mais à distance des clichés
Lison Daniel : "Pour moi, le stéréotype est important pour créer le rire. On en a besoin pour reconnaître une catégorie sociale, un habitus... Et en même temps, il faut toujours nuancer. C'est le travail d'un auteur aussi, de donner toujours un peu de complexité parce que sinon, on n'y croit pas, on y croit mal, et quand je n'y crois pas ça ne me fait pas rire. Et il y a déjà ce côté très burlesque du filtre, qui fait que je ne peux pas aller trop loin dans la caricature. Par exemple pour la bourgeoise du 17e arrondissement de Paris, Isabelle, si je l'avais faite avec une fourrure, un verre de champagne et un petit chien à la main, ça ne fait pas rire. Ce n'est pas juste une grande bourgeoise bête et méchante qui exècre les pauvres. Elle est plus complexe parce que la réalité est plus complexe. C'est important pour moi de retranscrire ça, sinon ce n'est pas drôle."
Une façon de contrer le cliché pour Lison consiste à ne pas céder à la tentation de traiter des personnages qu'elle connaît mal. Lison Daniel : "Par exemple, pour faire Franck, le caviste, je ne suis pas très bonne en vins, mais je sais ce que je ne sais pas, et je sais ce qu'il faut que j'aille rechercher, où m'informer, me documenter sur tel ou tel point précis. Ou pour Gaëtan, le prof de théâtre, j'ai une bonne connaissance de Racine, parce que je l'ai étudié, j'ai lu Barthes 'Sur Racine' en cours de théâtre, etc. En revanche, j'ai des connaissances pas terribles en musique classique, je ne ferai pas de chef d'orchestre. Ce qui est important pour moi, c'est d'enraciner mes personnages avec leur culture aussi."
Autre astuce pour toujours sonner juste : être à l'écoute des tics de langage. Se glisser dans les mots de toute catégorie sociale ou de toute origine géographique, avec une nette préférence pour les accents du sud de la France, via un bain immersif du côté de Marseille pendant des années. "Je suis très sensible à la façon qu'ont les gens de s'exprimer. Je laisse traîner mes oreilles, dans le bus, aux terrasses des cafés... J'ai une petite oreille pour les accents et pour les langues, c'est quelque chose qui me plaît, donc j'essaie d'apporter ça le plus possible."
Us et abus du filtre
Lison Daniel : "Le filtre, c'est cette chose qui en une seconde vous fait vraiment croire que je suis un vieux psychanalyste hongrois de 70 ans. Et c'est extrêmement précieux quand on est comédien, c'est formidable de pouvoir se passer des costumes, maquillages... Mais le filtre, c'est aussi beaucoup fait pour embellir les gens : peau lisse, dents blanches, yeux de biche... et moi c'est quelque chose que j'ai vraiment du mal à intégrer. Je trouve que c'est terrible, c'est une plaie. Et de la même manière, Instagram, je trouve que c'est un problème. Un problème dans nos vies. Les filtres sont un problème dans nos vies. Je trouve que le selfie est quelque chose de ridicule, et dangereux. C'est un manque de pudeur terrible. Le filtre me permet à moi de mettre une distance vis-à-vis de mon image. Et m'enlaidir, c'est une façon de détourner un peu cet outil."
Grande admiratrice des descriptions de personnages dans les romans du XIXe siècle, plus inspirée par la littérature que par les humoristes et stand-uppers actuels, c’est dans les livres ou sur scène que Lison imagine une suite pour ses caractères, sans filtres. Car pour elle, malgré son succès sur les réseaux sociaux, "rien ne remplacera jamais la scène d'un théâtre".