Loi de 2016 relative à la prostitution : des situations locales très disparates
Par Camille Frasque, Florence Sturm
Entretien. La mise en oeuvre de la dernière loi prostitution est en "accélération" mais reste "diversement appliquée" en France et "ses effets concrets sur le phénomène prostitutionnel" n'ont pas encore été constatés. Enseignements d'un rapport de la fondation Scelles co-rédigé par la sociologue Hélène Pohu.
Le 13 avril 2016, les députés français adoptaient une nouvelle loi visant à "renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées". Le texte réoriente la position française face au phénomène prostitutionnel en mettant fin au délit de racolage et en pénalisant le client de prostitués, passible d’une amende de 1 500 euros. La loi prévoit également des parcours de sortie de la prostitution, avec des aides financières, un accès à l’emploi et aux logements sociaux ainsi que l’octroi d’autorisation provisoires de séjour pour les étrangers.
La fondation Scelles - abolitionniste - publie un rapport d'évaluation locale de la mise en oeuvre de ce texte, financé par la Direction Générale de la Cohésion sociale et réalisé par deux sociologues, Hélène Pohu et Jean-Philippe Guillemet. Menée sur deux périodes, janvier-avril 2018 et juin-juillet 2019, cette étude s’est intéressée à quatre villes : Paris, Bordeaux, Strasbourg et Narbonne.
Entretien avec Hélène Pohu, qui travaille sur les questions de violences faites aux femmes et sur les problématiques de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle.
Vous avez mené cette étude sur quatre localités différentes, quels en sont les premiers enseignements ?
Nous avons choisi trois villes aux caractéristiques différentes. Paris est d’abord la capitale, regroupant un certain nombre d’acteurs associatifs, mais aussi institutionnels. Strasbourg est une ville transfrontalière, proche de pays réglementaristes qui mènent une politique différente de celle de la France. Narbonne est plus petite, le volet de pénalisation des clients y a directement été mis en place une fois la loi promulguée. Bordeaux est une ville de taille moyenne, les acteurs locaux, bien avant la loi, avaient mis en place des réseaux d’intervention pour accompagner les personnes prostituées et lutter contre les réseaux de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle.
Nous avons fait le choix d’évaluer la perception qu’ont les acteurs locaux de la loi, ainsi que sa mise en œuvre. Celle-ci est disparate. Elle est totale à Paris, voire exponentielle, tandis que Strasbourg et Bordeaux font figure de modèles intermédiaires. A Narbonne, elle commence, mais de manière plus timide.
Comment expliquer ces différences ?
Il s’agit de localités différentes, plus ou moins grandes, dont le nombre et l’engagement des acteurs divergent. Ceux-ci s’approprient différemment la loi, qui fonctionne par la volonté de ces acteurs locaux, qu’il s’agisse d’associations, de procureurs, de policiers. Ainsi, à Strasbourg, on comptabilise seulement 3 verbalisations de clients depuis 2017 (contre 4 000 à Paris).
La police est confrontée à d’autres problématiques, comme le terrorisme et la radicalisation par exemple et dit manquer de moyens humains et financiers pour mettre en œuvre ce levier de la loi.

Vous parlez d’une loi complexe ?
Oui, car il s’agit d’une loi systémique. En effet, elle fonctionne si tous les acteurs s’emparent de l’intégralité de ses volets – social, sanitaire, préventif. Des commissions départementales ont été mises en place, mais certains territoires en sont encore dépourvus. Elles sont nécessaires : elles réunissent les acteurs locaux, leur permettent de se rencontrer, de mutualiser leurs connaissances et d’approfondir sa mise en œuvre. Les délégués départementaux créent des outils pour que ceux-ci s’approprient plus facilement la loi, puissent la porter. Lorsque des points de blocage sont soulignés, ces commissions peuvent les faire remonter à la DGCS (Direction Générale de la Cohésion Sociale).
Ces points de blocage ont-ils pu être levés ?
La loi a permis de prendre conscience de plusieurs obstacles. Par exemple, les autorisations provisoires de séjour accordées aux prostitués - renouvelables pour six mois selon les cas - ne leur permettaient pas de s’inscrire à Pôle Emploi. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et l’accès aux logements sociaux a également été facilité.
Toutefois, dans certaines localités, les préfets sont encore réticents à délivrer des APS (Autorisation Provisoire de Séjour). Des associations connaissent par ailleurs des difficultés, comme l’association agrée IPPO à Bordeaux, qui a dû fermer ses portes pour des raisons budgétaires tandis que l’avenir de l’association des Amis du Bus des Femmes est menacé à Paris.
Peut-on évaluer les effets de cette loi sur la prostitution elle-même ?
Il est encore trop tôt pour le faire. Il s’agit en effet d’observer dans un premier temps l’appropriation de la loi par les acteurs, puis sa mise en œuvre, pour plus tard évaluer ses effets sur le système prostitutionnel. Les politiques publiques sont en effet longues à démarrer, le facteur temps est important. Notre analyse se concentre ainsi sur les acteurs de la mise en œuvre de la loi. Mais nous avons également rencontré des personnes en situation de parcours de sortie de la prostitution.
Pour ma part, j’ai rencontré une jeune femme transgenre, arrivée des Antilles. A son arrivée en France, elle n’avait pas de moyen de subsistance et a eu recours à la prostitution comme économie de survie. Dans le cadre de maraudes au Bois de Boulogne, elle a pu rencontrer une association qui l’a accompagnée dans un parcours de sortie. Elle bénéficie aujourd’hui d’un logement, ce qui n’est pas le cas de toutes les personnes engagées dans ces parcours. Elle est aujourd’hui en formation, et pourra bientôt prétendre à un emploi.