« Macbeth d’après Shakespeare », de Heiner Müller (critique de Sheila Louinet), Comédie de Saint-Étienne
Par Trois Coups
Le cas Müller, à Saint-Étienne Une vraie « boucherie, ce “Macbeth” » ! C’est en tout cas ce que les spectateurs se disaient en sortant de la Comédie de Saint-Étienne. Dans la version d’Heiner Müller, cette pièce prend un tour « apocalyptique », où les héros shakespeariens deviennent des personnages assoiffés de sang et de pouvoir. Plus aucune demi-mesure. Un scénario « gore » dans lequel le metteur en scène et directeur de théâtre, Jean-Claude Berutti, s’en donne à cœur joie… dans une scénographie très graphique !

Macbeth d’après Shakespeare © Régis Nardoux
L’argument de la pièce allemande est strictement le même que celui de Shakespeare : lors d’une bataille, un général écossais (Macbeth) a vaillamment défendu la couronne du roi (Duncan). Trois sorcières lui prédisent qu’il deviendra duc de Cawdor, puis roi d’Écosse. S’il accède d’emblée au premier titre, l’ambitieux Macbeth n’hésitera pas à tuer Duncan pour que se réalise la seconde prédiction. Mais à partir de ce moment, la version allemande prend un tour plus sombre que dans la pièce originale : de ce crime commis dans la propre maison de Macbeth et avec la complicité de sa femme, débute une période très noire et sanguinaire… Contrairement à Shakespeare, Müller n’accorde absolument aucune sympathie à ses personnages. Les nobles (tels que Banquo) sont tous des monstres enragés plongeant la population (des paysans) dans la terreur.
Toutefois, la version originale a un tel poids que notre premier réflexe est de nous interroger sur l’intérêt d’une telle réécriture. L’intention de Müller est beaucoup plus sociale et politique. Lorsque le dramaturge allemand se lance dans ce projet, on est en 1971 et en RDA. En 1972, la censure pose son veto : la pièce est interdite pour crime de « pessimisme historique ». Et Jean-Claude Berutti donne toute la mesure du héros müllerien : « Dans la version d’Heiner Müller, le destin joue plus que jamais son rôle de broyeur aveugle, mais les héros sont irrémédiablement rendus responsables de leurs actes. ». Il ajoute dans la note d’intention : « Si je choisis la version de Müller, [c’est parce que] tout s’y déroule plus vite. Je désire en faire un spectacle court qui ne laisse aucun répit au spectateur, mais sans course à la catastrophe, puisque chez Müller les personnages sont plongés dans l’effroi bien avant la première scène… ».
Seulement, ce que Berutti nomme « broyeur aveugle » se traduit ici par une atmosphère très sombre et une bonne dose d’hémoglobine. Le plateau est tapissé de vêtements, ils annoncent déjà les futurs cadavres qui vont joncher la scène. L’effet est troublant, il nous rappelle un certain génocide… ou du moins un décor à la Christian Boltanski. Le ton est donc donné, la mort a déjà œuvré avant même que les personnages n’entrent ! Dans le fond, un échafaudage (sur une hauteur de plusieurs mètres) est recouvert d’une toile légère : le château de Macbeth est un espace trivial, évidé et désolé. Aucune chaleur, mais la mort, de plus en plus présente… Un peu plus tard, des squelettes seront projetés en arrière-plan. Cette désolation ira de mal en pis, elle ne sera que le reflet de l’âme d’un roi et de son armée qui s’enfoncent inéluctablement dans le crime. L’utilisation de la vidéo noircit un peu plus le tableau de ces personnages cruels : des bouches aux dents sanguinolentes sont par exemple reproduites en triptyque et projetées sur la toile de fond. Au même moment se fait entendre une douce musique de chambre. La sauvagerie est alors à son comble, aucune once d’humanité n’est palpable. Macbeth et sa cour sont réduits à l’état de bestialité absolue.
Qu’il s’agisse du décor ou de la mise en lumière, la scénographie est complexe et déstabilisante. Il en est de même pour le choix des costumes, qui sont tout aussi inattendus. Macbeth et sa troupe de combattants sont d’abord habillés de vêtements de camouflage modernes. Puis, une fois le coup d’État accompli, la régression des personnages est illustrée par une altération des corps : c’est ce que le talentueux scénographe et costumier Rudy Sabounghi appelle « des costumes génétiquement modifiés, des costumes mutants ». À la façon des personnages de Jérôme Bosch, les gueules sont déformées et les personnages arborent une allure médiévale (bouts d’armures pour les soldats, coiffes anciennes pour les femmes). On est donc retourné à l’ère sombre de la féodalité : une femme enceinte est éventrée, son enfant mort-né nous est mis sous les yeux, une tête est coupée et le corps d’un torturé pourrit sur scène. Du sang éclabousserait presque le public !
Mais ces scènes gore sont loin d’être insoutenables pour le spectateur. Peut-être parce que les masques sont déjà une mise à distance, mais surtout parce que le décalage est permanent. Nous sommes à mi-chemin entre le sérieux et la dérision : du coup, l’illusion n’opère pas. Par exemple, les costumes de camouflage sont grossiers et les sorcières se changent sur scène. Et ce qu’on trouve exagéré ou trop appuyé, Jean-Claude Berutti l’a voulu ainsi : « Ce que je souhaitais ici, c’est trouver les tricks et avouer les trucs ». Ce parti pris confère à l’ensemble un effet grotesque à la limite du mauvais goût. La surcharge des décors, le cumul des fonctions des comédiens et l’invraisemblance récurrente des scènes – mais aussi du jeu – imposent au spectateur un regard de biais. La mise en scène nous laisse cependant pantois. Doit-on rire ou pousser des grands cris d’horreur ? Avec ses clins d’œil mi-sérieux mi-amusés, ce néogrotesqueréclamerait ici une redéfinition.
« Certains chefs cherchent l’homogénéité, moi je préfère l’hétérogénéité… », précise encore le metteur en scène en parlant du choix des comédiens. Bien que la voix des acteurs soit un ton un peu au-dessus et la déclamation à la limite de la fausseté (ce qui nous a souvent dérangés pendant le spectacle), ces dissonances n’écorchent pas l’oreille de Berutti… En plus des deux comédiens permanents de la Comédie de Saint-Étienne (Louis Bonnet et François Font), il a fait venir de divers pays d’Europe, et pour la saison 2010-2011, six acteurs francophones. Si leur accent français est pour la plupart impeccable, chacun d’entre eux débarque nécessairement avec un vision de la scène qui lui est propre et une façon de jouer différente de celle des Français. Cultiver cette disharmonie, c’est donc encore aller dans le sens du dramaturge allemand. Aussi, ce directeur de troupe pousse la provocation en affirmant vouloir « être plus müllérien que Müller »… Berutti enfonce les portes et brise les carcans habituels du théâtre français. Nous en apprécions ou non l’effet, le choix est assumé et le travail remarquable.
On sort de ce spectacle en se demandant à quoi au juste on vient d’assister… Chef-d’œuvre ou création d’un metteur en scène mégalomane qui ne lésine pas sur les moyens ? Expérimentation du gore ou grandeur et décadence mi-loufoques mi-délirantes et superbement « kitschissimes » ? Ce qui est certain, c’est que ce Macbeth est un ovni… Le spectateur ne peut qu’être déstabilisé face à une telle mise en scène. Mais ni Müller ni Berutti ne sont là pour nous bercer avec un spectacle qui ronronne. Et il n’y aurait que le grand écran qui permettrait de donner des éléments de comparaison. Stanley Kubrick avec Orange mécanique , par exemple, ou le cinéma dit « de la cruauté » des années 1970, dont le propos est de comprendre le fonctionnement d’un groupe d’individus lorsque le fil social est rompu et non de montrer une violence gratuite. De même, Müller, à la même époque, ne s’intéresse pas au mal lui-même, mais à sa description. Aujourd’hui, ce genre de cinéma n’entre pas dans le politiquement correct, car il dénonce notamment le pouvoir en place et met le spectateur face à ses responsabilités. N’est-ce pas précisément ce que fait Jean-Claude Berutti en mettant en scène ce mal qui gangrène le pouvoir ?
Autrement dit, ce Macbeth dérange. Une espèce de « dinguerie », un roi qui se situe à la frontière de la férocité d’un Caligula et du délire d’un Ionesco (on pense bien entendu au Roi se meurt ). Et la mise en scène de Jean-Claude Berutti est tout aussi dérangeante… Cela fait du bien d’être bousculé à ce point ! ¶
Par notre envoyée spéciale
Sheila Louinet
Les Trois Coups
Macbeth d’après Shakespeare , de Heiner Müller
Éditions de Minuit
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Morel, 2006, 112 pages, 12 €
Mise en scène : Jean-Claude Berutti
Avec : Jacek Maka, Louis Bonnet, Roger Atikpo, François Font, Jérôme Veyhl, Urša Raukar, Adela Minae, Larissa Cholomova, Marc Badiou, Tommy Luminet, Ismaël Tifouche Netou, Sylvain Delcourt
Scénographie : Rudy Sabounghi
Costumes : Rudy Sabounghi, assisté d’Ouria Dahmani-Khouli et Irène Bernaud
Création lumière : Laurent Castaingt
Son : Fabrice Drevet
Dramaturgie : Yves Bombay
La Comédie de Saint-Étienne • 7, avenue Émile-Loubet • 42048 Saint-Étienne cedex 1
Réservations : 04 77 25 01 24
Du 15 au 22 octobre 2010, puis du 4 au 9 novembre 2010 à 20 heures
Durée : 2 heures
20 € | 15 €