Malte : qui a voulu tuer la journaliste Daphne Caruana Galizia ?
Par Sylvain Tronchet, Cellule investigation de Radio France
Projet Daphne. En octobre 2017, la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia était tuée par l’explosion d’une bombe placée sous sa voiture. 18 médias internationaux ont repris son travail sur la corruption et les circuits internationaux de blanchiment d’argent sale et ont aussi enquêté sur son assassinat.
L'assassinat en octobre 2017 de la blogueuse anti corruption Daphne Caruana Galizia a traumatisé Malte. Six mois après, face à cet événement dans un pays qui a présidé l'Union européenne, 18 médias internationaux ont décidé de mobiliser 45 journalistes. Un " projet Daphne" destiné à poursuivre ses investigations, mais aussi à éclaircir le mobile précis de ce meurtre.
Le 16 octobre 2017, en début d’après-midi, Daphne Caruana Galizia quitte sa maison de Bidnjia, dans le centre de l’île. Elle doit se rendre à sa banque suite au gel de ses comptes en raison des poursuites judiciaires intentées contre elle par le ministre de l’Economie, Chris Cardona. Sa Peugeot 108 emprunte la petite route qui descend des hauteurs du village où elle vit avec son mari et où ses enfants ont grandi. Elle ignore que non loin de sa maison, un homme observe son départ. Elle ne sait pas non plus que sur la colline d’en face, un autre l’observe prendre la route. Ni qu’un troisième, en mer, tient un téléphone portable dans sa main et s’apprête à envoyer une commande au détonateur qui se trouve sous siège. La voiture fait environ 300 mètres. A 14h58, une première explosion, relativement faible la stoppe net. Puis une deuxième, extraordinairement violente, pulvérise la véhicule et le catapulte au milieu du champ, sur sa droite. Dans la maison, son fils, Matthew, venu passer quelques jours en famille, entend l’explosion. Il a compris. Il y a eu de nombreux assassinats à la voiture piégée ces derniers mois à Malte.

Une enquête dans des conditions particulières
Dans un si petit pays (trois fois la surface de Paris), tout le monde se connaît… La première juge nommée, en charge de l’enquête, était une femme dont l’inimitié avec Daphne Caruana Galizia était notoire. La journaliste avait critiqué son action sur son blog, la magistrate l’avait poursuivie… La famille a engagé une procédure pour la récuser. Elle a fini par se démettre d’elle-même.
A Malte, la majorité des magistrats sont nommés par le gouvernement, de même que le chef de la police, qui est aussi le procureur général puisque c’est lui qui décide -ou non- d’ouvrir les enquêtes. La famille de Daphne Caruana Galizia a toujours clairement exprimé sa défiance envers les autorités judiciaires et policières de leur pays. Elle a d’ailleurs refusé de remettre l’ordinateur de la journaliste à la justice, de peur qu’il soit exploité pour remonter jusqu’à ses sources. La police maltaise est par ailleurs notoirement sous équipée. Pour l’enquête sur cet assassinat, elle a reçu le concours des polices néerlandaise et finlandaise, d’Europol, et du FBI.

Trois suspects arrêtés début décembre, mais un mobile manquant
Le 4 décembre, la police arrête deux frères, George et Alfred Degiorgio, et Vincent Muscat. Tous les trois sont connus des services de police, même s’ils n’ont jamais été condamnés. George Degiorgio a eu un conflit avec un homme qui est mort dans l’explosion de sa voiture en 2016. L’assassin n’a jamais été retrouvé. Vincent Muscat a reçu trois balles dans la gorge en 2014 lors d’une altercation. Il a réussi à s’enfuir. L’homme qu’il a désigné comme étant le tireur, est mort par balles quelques mois plus tard. Son assassin n’a jamais été retrouvé.
Les trois hommes nient avoir organisé l’attentat qui a tué Daphne Caruana Galizia, mais les enquêteurs disposent d’éléments accablants. La géolocalisation de leurs téléphones mobiles, des enregistrements (George Degiorgio était mis sur écoute) les désignent. Les enquêteurs ont établi que la bombe, qui avait été placée sous le siège conducteur la nuit d’avant, avait été déclenchée par un téléphone mobile se trouvant en mer, au large de Malte. Quelques heures avant l’explosion, George Degiorgio est filmé par les caméras d’un port prenant la mer aux commandes de son bateau. Les policiers ont également retrouvé l’ADN de son frère sur un mégot abandonné à l’endroit d’où il aurait surveillé le départ de la voiture. Une demi-heure après l’explosion, George Degiorgio envoie un SMS à sa compagne : "Buy me wine, my love" (achète moi du vin, mon amour). Elle répond : "OK".

De nombreux éléments semblent désigner les trois hommes. Mais un autre manque cruellement : le mobile. Quel aurait pu être leur mobile ? Ils n’avaient a priori aucune raison de s’en prendre à la journaliste. Sur l’île, tout le monde est persuadé qu’il y avait un commanditaire. Mais qui ? Daphne Caruana Galizia avait tellement d’ennemis…
Qu’ont découvert les journalistes du projet Daphne ?
Concernant les commanditaires potentiels, une chose est certaine, la piste politique n’est pas à l’ordre du jour du côté des enquêteurs. D’après nos informations, la thèse privilégiée actuellement par la police maltaise (les enquêteurs étrangers sont repartis maintenant) serait celle d’un acte commis par une organisation criminelle sur laquelle la journaliste enquêtait.
Elément troublant, les informations que nous avons recueillies montrent que les enquêteurs ont la conviction que les suspects étaient avertis de l’imminence de leur arrestation. L’un des trois suspects s’était opportunément débarrassé de son téléphone portable le jour de son arrestation, et il avait écrit le numéro de téléphone de sa compagne sur sa main. Des éléments qui accréditent la thèse de fuites au sein de la police maltaise.
Ces dernières semaines, une rumeur courait sur l’île. Le ministre de l’Economie, Chris Cardona, celui-là même dont Daphne Caruana Galizia avait affirmé qu’il se trouvait dans une maison close en Allemagne, aurait été vu en compagnie de l’un des assassins présumés dans un bar d’un village du centre de l’île. Nous lui avons donc posé la question. La réponse de Chris Cardona est claire : s’il admet fréquenter ce bar, il ne se "souvient pas avoir eu de discussion avec l’un de ces trois individus", et affirme en tout cas n’avoir jamais "eu de rendez-vous avec l’un d’eux". Tout juste admet-il qu’étant par ailleurs avocat pénaliste, il avait déjà entendu parler d’eux.

Pourtant, deux témoignages recueillis par les journalistes du Projet Daphne semblent contredire cette version. Le premier est un client du bar Ferdinand’s, à Siġġiewi (à 10 km de la capitale), rencontré par deux journalistes de France Télévisions et Radio France.
Voici ce qu’il leur a raconté :
- 1er journaliste : Il y a un politicien qui est allé dans un club pour homme, non ?
- Témoin : Cardona. Il boit avec nous ici.
- 2e journaliste : Il vient ici ? Il est du coin ?
- Témoin : Oui. Il vient tous les samedis et tous les dimanches. Chris Cardona. Et il y a la journaliste qui est morte à Malte. Caruana Galizia. Il y a 3 personnes qui ont été arrêtés.
- 1er journaliste : Et ces hommes venaient aussi ici ?
- Témoin : Oui, oui.
- 1er journaliste : Dans le même bar ?
- Témoin : Dans le même bar.
- 1er journaliste : Et ils connaissent le politicien, Chris Cardona ?
- Témoin : Oui.
- 2e journaliste : Vous les avez vu ensemble ?
- Témoin : Oui, oui.
- 1er journaliste : Plusieurs fois ?
- Témoin : Ensemble, à boire des verres ou autre.
- Journaliste 1 : Ils étaient ensemble avant ou après le meurtre ?
- Témoin : Avant, oui.

Un autre témoin, qui a été présenté aux journalistes du "Projet Daphne" par un responsable du parti d’opposition au gouvernement va dans le même sens. Il est encore plus précis. Lui affirme avoir vu Chris Cardona discuter "l’air préoccupé" avec Alfred Degiorgio en novembre, soit un peu moins d’un mois après l’assassinat, toujours au Ferdinand’s bar. D'après lui, les deux hommes avaient manifestement rendez-vous, ils sont restés près d’une heure et demi ensemble, sortant même pour faire le tour de la place du village. Il y avait, selon lui, une grosse vingtaine de clients dans le bar à ce moment.
D’après nos informations, la rumeur de cette ou ces rencontres est parvenue jusqu’à la police maltaise. Le magistrat en a même été informé par l’avocat de la famille, qui a affirmé disposer de plusieurs témoignages. A notre connaissance aucun politique n’a encore été entendu dans cette affaire.
Chris Cardona nous a expliqué qu’il avait été convoqué par la première magistrate (finalement récusée) mais qu’il n’avait aucune nouvelle du juge actuellement en charge de l’instruction.
Pour troublants qu'ils soient, les témoignages qui contredisent la version du ministre de l'Economie ne le désignent pas non plus comme un potentiel commanditaire. Une source proche de l’enquête explique ne pas croire à la piste politique. La thèse privilégiée serait celle d’un crime commandé par une organisation criminelle sur laquelle la journaliste enquêtait.
Dans quel contexte ce crime a-t-il été commis ?
Le contexte politique maltais et le débat autour de la personnalité de Daphne Caruana Galizia était avant sa mort d’une violence inouïe, inimaginable en France. Lors du débat télévisé avant les dernières élections législatives, l’actuel Premier ministre, Joseph Muscat, n’avait pas hésité à dire que la journaliste était la maîtresse de son adversaire, le chef du parti nationaliste, Simon Busuttil.
Malte est une société totalement bipolarisée entre les deux partis politiques historiques : le parti nationaliste (centre droit) et le parti travailliste. On vote souvent par tradition familiale et les antagonismes sont très nombreux entre les deux camps. Rares sont les acteurs "neutres" ou sans opinion dans une société où l’appartenance à tel ou tel camp signifie aussi obtenir un emploi, un logement, des marchés publics ou autres avantages…
Daphne Caruana Galizia était clairement proche du parti nationaliste. Ceci dit, elle avait fait quelques révélations embarrassantes sur son actuel leader, Adrian Delia, affirmant qu’il était lié à des proxénètes londoniens, ce que l’élu a toujours nié. Elle était détestée ou vénérée, selon que l’on appartient à un camp ou l’autre.
Daphne Caruana Galizia était également l’objet de nombreuses procédures judiciaires. Lorsqu’elle est morte, elle faisait l’objet de 47 procédures de poursuites en diffamation, la plupart initiée par des membres ou des proches du parti travailliste au pouvoir.
Un ministre avait tenté de remettre en cause son statut de journaliste, arguant qu’elle était une "blogueuse" pour la forcer à dévoiler ses sources.
Une banque d’affaires maltaise sur laquelle elle avait enquêté, la bank Pilatus, lui avait intenté en mai 2017 un procès aux Etats-Unis. Les avocats de la banque estimait le préjudice pour leur client à 40 millions de dollars ! Pour contester cette procédure ouverte devant un tribunal américain Daphne Caruana Galizia aurait dû payer 300 000 dollars. La banque a renoncé à cette action le lendemain de sa mort, mais certaines procédures sont toujours en cours…
