Maltraitances infantiles : un tabou à l'épreuve du confinement

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Maltraitances infantiles : un tabou à l'épreuve du confinement

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Le cauchemar bien réel de la maltraitance infantile.
Le cauchemar bien réel de la maltraitance infantile.
© Getty - princessdlaf

En ces temps de confinement, alors que les risques de maltraitance des enfants augmentent, une prise de conscience s'impose. Mais ce phénomène a toujours existé, enseveli sous l'omerta. Confusion, silence banalisé, flou statistique, déni... État des lieux de la protection de l'enfance en France.

Alors que le confinement peut sauver des vies dans certains cas, il peut en condamner dans d'autres. Dimanche 29 mars, Daoudja, 6 ans, est décédé des suites de coups portés par son père. Ce dernier entendait corriger son fils "parce qu'il avait oublié un document à l'école". Le lundi 30 mars, l'association La Voix de l'enfant constatait une hausse de 30% de cas possibles de maltraitance infantile, en quinze jours seulement. 

A cet égard, le gouvernement a pris un ensemble de mesures d'urgence. Un formulaire en ligne est désormais disponible pour signaler les violences envers les enfants. Il est également possible de signaler des faits graves dans les pharmacies, qui sont chargées de prévenir les forces de l'ordre le cas échéant. En plus du 119, numéro vert contre la maltraitance faite aux enfants, le 114 est accessible depuis le mercredi 1er avril aux victimes de violences intrafamiliales. Habituellement destiné aux personnes sourdes et malentendantes, ce numéro d'urgence sert à donner l'alerte par SMS, et ne sera accessible aux victimes entendantes que pendant le confinement, a annoncé le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner le mardi 31 mars. 

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Mais pour Hélène Romano, psychologue et psychothérapeute, ces mesures sont hors-sol. Dans une lettre ouverte au Président Emmanuel Macron intitulée "Enfants en danger, halte aux massacres", la spécialiste déplore l'absence de mesures adaptées, et dénonce l'interdiction des visites à domicile ainsi que la suspension de toute évaluation de signalement "sauf urgence" par certains conseils départementaux. Elle s'insurge : 

Ce n’est pas à un enfant maltraité ou à une femme victime de violences conjugales de solliciter de l’aide : ils ne le PEUVENT pas. C’est à la société de les protéger, de les repérer, de les prendre en charge. Hélène Romano 

Aux temps du confinement, alerte à la hausse des cas préoccupants. L'experte regrette qu'un "_certain nombre [d'enfants] sortiront de ce confinement tués, ou morts psychiquemen_t". Mais le fait est que, en temps normal, les cas de maltraitance sont déjà préoccupants. Cette situation alarmante ne fait que révéler un phénomène profondément ancré dans notre société, étouffé par un tabou meurtrier. État des lieux. 

Une réalité impensable 

Vanille, Fiona, Marina, Enzo… les noms de jeunes victimes défilent, les histoires tragiques s’enchaînent, contées et copieusement détaillées dans les pages “faits divers” des journaux. Toujours plus effrayants et souvent hors-du-commun, ces quelques récits d’enfants tués par leurs parents masquent une réalité bien plus répandue qu’on ne veut le croire. 

Au cours du XIXe siècle, le médecin légiste Ambroise Tardieu est le premier, en France, à évoquer la maltraitance infantile, en fournissant des descriptions cliniques du syndrome des enfants battus (qu’on appelle désormais communément le syndrome d’Ambroise Tardieu). Les résultats de son étude médico-légale, portée sur les sévices et les mauvais traitements exercés sur des enfants, sont décriés par l'opinion publique et manquent de lui faire perdre son poste, tant il était insupportable pour la bonne société d'entendre que des êtres sans défense puissent mourir maltraités. Tandis que, à cette époque, l'enfant commence à gagner une réelle place dans la société, parler de la maltraitance est presque défendu.

Aujourd’hui, ce malaise perdure et se manifeste avant tout par une certaine confusion. Une difficulté des médias, et même de la justice, à nommer précisément (et uniformément) l’homicide d’un enfant par ses parents. On parle, tour à tour, d’infanticide, de néonaticide, de filicide… Quel mot employer ? Pour Hélène Romano, cette vacuité linguistique est un symptôme : “Le fait de ne pas utiliser les bons termes témoigne d’un moyen de défense, souvent inconscient, qui permet d’éviter, d’éluder le sujet.” Selon l’experte, initialement l’infanticide désigne le meurtre d’un enfant qui n’est pas encore inscrit dans l'État civil par son parent. Le néonaticide, lui, caractérise l’homicide d’un bébé, jusqu’à l’âge de un an. Enfin, le filicide est, plus largement, le meurtre d’un enfant de plus d’un an par une personne venant de sa filiation. C’est donc ce dernier terme qu’il semble bon d’utiliser pour nommer, dans un sens global, le meurtre de mineurs de moins de 15 ans par leurs parents. “Mettre les bons mots au bon endroit, c’est une façon de donner du sens aux choses et d’éviter d’édulcorer une réalité” ajoute la spécialiste.

Dans nos imaginaires, on distingue trop facilement les filicides les plus médiatisés, les plus sordides (affaire Dominique Cottrez, affaire Véronique Courjault, affaire Fabienne Kabou...) des cas plus communs de maltraitance née de violences éducatives ordinaires (lorsque l'éducation passe par des sévices physiques ou moraux). “Cette distinction est dangereuse”, estime Hélène Romano.

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La maltraitance, c'est le déni d'altérité. Le parent ne reconnaît pas son enfant comme un sujet, sinon il ne ferait jamais une chose pareille. Et ce déni autorise tout passage à l'acte, qu'il s'agisse d'humiliations, de violences psychologiques, d'insultes, de menaces, de violences sexuelles, de violences physiques, et, à l'extrême, de violences conduisant à la mort. C'est un continuum. Hélène Romano

Le tabou autour de ces sévices repose sur de fausses idées : seuls les parents “fous” tuent leurs enfants, la maltraitance touche seulement les familles défavorisées. Une étude de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) menée par l’épidémiologiste Anne Tursz entre 1996 et 2000 a permis d’invalider ces clichés : la maltraitance touche tous les milieux sociaux, et seule une minorité des parents filicides présente des troubles psychiatriques graves. Cette méconnaissance chronique du sujet se traduit par une ignorance des conséquences du phénomène. En 2017, une enquête réalisée par Harris Interactive pour l’association Enfant Bleu révélait que 22% des Français interrogés ont été victimes de maltraitance dans leur enfance. Or, compte-tenu de la transmission transgénérationnelle de la violence, il est établi que les parents marqués par leur propre enfance maltraitée sont plus enclins à reproduire ces schémas que des personnes élevées dans la bienveillance et le respect. 

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Aussi ignore-t-on l’ampleur de la maltraitance infantile en France. Et pour cause, le trop peu d’études ainsi que le flou ambiant autour des données recensées rendent l’appréhension de la situation bien compliquée. “Les chiffres donnés en fonction des déclarations sont faussés, parce que tout n'est pas déclaré en tant que meurtres d'enfant” révèle Hélène Romano. L’étude d’Anne Tursz a notamment montré combien le décompte des néonaticides est sous-estimé, souvent confondu avec des morts subites ou accidentelles : c’est ce qu’on appelle “le chiffre noir”. Malgré cette équation à multiples inconnues, certains tentent de faire les comptes : le rapport de 2019 par les inspections générales des affaires sociales (IGAS), de la justice (IGJ) et de l’éducation (IGAENR) recensait 323 filicides en France entre 2012 et 2016. En moyenne un enfant tué tous les cinq jours par ses parents. Mais “on n’a pas de chiffres sûrs”, rappelle Hélène Romano. Cette dernière est moins optimiste.

Il y a l’idée, si on croise un peu toutes les données, qu’il y a au moins un enfant par jour qui est tué par ses parents. C'est possiblement davantage, parce qu’il faudrait aussi compter tous les enfants qui ont subi des maltraitances et finissent par se suicider pour échapper à leurs bourreaux, ou ceux dont le système immunitaire est fragilisé par des maltraitances répétées et qui finissent par mourir de pathologies graves. Hélène Romano

Un silence qui tue

Pour entériner un tabou sociétal, rien de pire qu’un silence généralisé, pesant et banalisé. Avant tout, celui des victimes : un enfant maltraité ne se livre pas. Pour les plus petits, ils ne peuvent formuler leur cauchemar puisqu’ils ne parlent pas encore. Pour les plus grands, la prise de conscience est difficile : enfermés dans un cercle restreint sans pouvoir se comparer aux autres familles, la gravité de ce qu’ils vivent leur échappe. Et, lorsqu’ils sont conscients de leur calvaire, “c’est la terreur, l’angoisse terrible des représailles, le piège de la loyauté qui les bâillonnent” nous confie Hélène Romano. On se souvient de Marina Sabatier, tuée à l’âge de 8 ans en août 2009, après avoir été le souffre-douleur de ses parents pendant six longues années. Entendue par des gendarmes un an avant sa mort, l’enfant justifiait chaque blessure infligée par ses parents en arborant un sourire innocent. “Il y a la peur pour soi, mais aussi la peur pour la famille” précise la psychologue, “ils savent que s’ils parlent, c’est toute la famille qui va s’effondrer”. Et, lorsqu’ils parviennent à se confier, ils se retrouvent coincés dans la boucle infernale du système judiciaire français. Fondée sur la présomption d’innocence, la procédure pénale sous-entend que c’est à l’enfant de prouver qu’il est victime. “On attend que la protection de l’enfant vienne de l’enfant lui-même, ce qui est un non-sens total” soulève Hélène Romano. Dans les cas de violences éducatives perpétuées jusqu'à maltraitance, les enfants peuvent également ressentir une forme de culpabilité.

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Beaucoup de parents en arrivent à malmener, maltraiter un enfant parce qu’il n'est pas sage, parce qu'il est colérique, parce qu'il n'a pas obéi. L'enfant est convaincu qu'il reçoit des coups par sa faute. Aussi, la honte est une arme extrêmement redoutable pour tuer l'enfant psychiquement et l'empêcher de parler. Lorsqu’on est maltraité par ceux qui sont censés nous protéger, faire confiance à quelqu’un d’autre est absolument impensable. Hélène Romano

S’ajoute à cela le silence de l’entourage témoin, chez qui la peur d’accuser à tort ou de trahir un proche se greffe à l’ignorance béante quant à la marche à suivre pour signaler des soupçons de maltraitance. Mis en place en 1989, le 119 "Allô Enfance en Danger", saturé aujourd'hui en cette période à risques de confinement, est longtemps resté inconnu par la population. 

En 1987, "la Voix du silence", programme de France Culture, donnait à entendre les témoignages de jeunes adolescents qui, malgré leur pudeur, incitaient déjà à rompre cette omerta. Néanmoins, les recherches effectuées depuis cette époque démentent certaines observations relevées par des experts dans cette archive.

Moi je pense qu'il faudrait faire quelque chose pour ces enfants. Déjà, en parler beaucoup, à la radio et à la télé. Il faut en parler aux informations, dans des émissions importantes. Témoignage d'une adolescente 

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Plus surprenant, le silence des personnels de santé met au jour un paradoxe : alors que ce sont les plus à-mêmes de réagir pour protéger les enfants maltraités, la plupart témoignent d’une troublante impuissance. Voire d’un aveugle déni. Premier frein : dans la longue chaîne d’intervenants, du pédiatre de secteur au grand magistrat, les professionnels manquent de formation pour la prise en charge des enfants martyrs. Non-habilités à déceler les victimes ou à déconstruire les discours vaseux des coupables, nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à sauver les enfants à temps.

En outre, fine est la frontière entre incompétence et dénégation. Dans une étude récente, Hélène Romano s’est penchée sur les résistances des professionnels au signalement de maltraitances, notamment infantiles. Qu’est-ce qui fait qu’un soignant qui voit, qui sait, qui a la preuve qu’un enfant est maltraité ne lance pas d’alerte ? 60% des 1 500 professionnels interrogés ont déclaré ne pas avoir signalé des faits de maltraitance avérés. Leurs raisons ? En tête, la crainte des représailles institutionnelles : en signalant, les praticiens s'exposent à de possibles plaintes déposées à l’Ordre des Médecins. Les plus isolés, comme ceux qui exercent dans des petits villages, risquent de perdre leur patientèle. A cela s’ajoute une méconnaissance du système judiciaire : alors qu’on estime que le secret professionnel permet de se dédouaner de toute responsabilité, la levée du secret médical est obligatoire dans les cas de mauvais traitement sur l’enfant, sous peine de sanctions. Enfin, “l’identification projective est un des freins majeurs au signalement dans les situations qui concernent les enfants issus de milieux aisés” ajoute l’experte. Quand des professionnels se retrouvent face à des auteurs de maltraitance qui leur ressemblent, ils s’y identifient et se retrouvent psychiquement sidérés.

Une tradition éducative violente et un déni moral 

Hormis ce silence assourdissant, le tabou s’appuie sur une tradition éducative violente. Il aura fallu attendre 2019 pour que le droit de correction soit supprimé en France, soit 200 ans après sa création. Hélène Romano explique : “Pendant très longtemps, on pensait qu’il fallait dresser l’enfant, obtenir son obéissance en le terrorisant”. L’enfant est conçu comme une propriété des parents, et non comme un sujet à part entière. “Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le parent avait le droit de vie ou de mort sur son enfant, cela explique la banalisation des violences physiques. En plus de la culture de violence éducative, la culture judéo-chrétienne d’expiation de la faute n’a pas facilité les choses”. Le fameux adage selon lequel l’éducation est une affaire privée participe également à forger un sentiment de toute-puissance chez les parents.

Dans Les Châtiments corporels de l'enfant : une forme élémentaire de la violence (2017, Erès), Daniel Delanoë évoque le glissement pernicieux entre châtiments corporels et maltraitance. En 2018, il parlait de son travail au micro de l'émission "Matières à penser", sur France Culture.

Il faut en finir avec l'expression "qui aime bien, châtie bien", avec les justifications morales, religieuses, éducatives des châtiments corporel. Le critère d'absence de blessure visible n'est pas pertinent, puisqu'il existe des blessures psychologiques. Daniel Delanoë

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Cette culture du domptage de l’enfant se double paradoxalement de représentations morales figées, comme la valorisation du lien biologique ou de “l’instinct maternel”. On considère alors que tous les parents aiment leurs enfants naturellement, presque de façon génétique, et que la famille est tout sauf un lieu de violences. Sujet douloureux à aborder, relevant de l’indicible, l’impensable, l’inexplicable, la maltraitance infantile dérange notre ordre éthique et finit par passer à la trappe. Selon Hélène Romano, il est urgent que la prise de conscience récente sur les violences conjugales s'étende à toutes les formes de maltraitance, notamment à celle des enfants. A cet égard, elle déplore l'hypocrisie du gouvernement, dont les actions concrètes sont encore trop peu nombreuses.

Pour sortir de ce tabou, la psychologue prône un “changement de la culture de la représentation de la maltraitance”, pour permettre, avant toute chose, de former correctement les professionnels de santé_._ “On ne pourra changer cela qu’avec une véritable volonté politique, qu’avec des décisions d’État”. A cet égard, on peut noter la mise en place, en 2017, du premier plan interministériel dédié à la lutte contre la maltraitance infantile, impulsé par Laurence Rossignol, Secrétaire d’État chargée de la Famille, de l’Enfance et des personnes âgées. Au niveau juridique, les violences éducatives ordinaires sont désormais abolies par la loi (n°2019-721), un cap symbolique selon les associations pour la protection de l’enfance. 

A ce jour, la situation à hauts risques du confinement fait tristement office de révélation, et pousse le gouvernement à prendre des mesures en urgence. Néanmoins, un long travail reste à faire pour sauver ces enfants en danger, et briser l'omerta.