Marcel Proust : les "Soixante-quinze feuillets", l'ébauche autobiographique de "La Recherche", en librairie

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Marcel Proust : les "Soixante-quinze feuillets", l'ébauche autobiographique de "La Recherche", en librairie

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Les “soixante-quinze feuillets”, originaux de la première version de “La Recherche” de Marcel Proust, sont conservés à la Bibliothèque nationale de France.
Les “soixante-quinze feuillets”, originaux de la première version de “La Recherche” de Marcel Proust, sont conservés à la Bibliothèque nationale de France.
- Francesca Mantovani / Editions Gallimard, 2021

Entretiens. Dans l'inédit premier jet d'“A la recherche du temps perdu”, Proust dévoile une marque intime, en utilisant les prénoms de sa mère et de sa grand-mère. Unique sous sa plume, la trace autobiographique de son enfance a été complètement cachée ensuite dans son élaboration romanesque.

Les proustiens l’attendaient depuis des décennies. La pièce manquante dans la construction du monumental A la Recherche du temps perdu est sortie au grand jour, après la disparition en 2018 de Bernard de Fallois

Les "soixante-quinze feuillets", ces fameux manuscrits que possédait l'éditeur, ont été légués à sa mort à la BNF, la Bibliothèque nationale de France. Comme un Graal pour des archéologues, ces écrits datant de fin 1907, début 1908, sont le socle, la genèse de la création du plus long roman de l’Histoire, avec ses plus de 1,5 millions de mots, publié en sept volumes, entre 1913 et 1927.

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Dans cette première version autobiographique, avec des membres de sa famille pour modèles, Marcel Proust, fait jaillir les principaux thèmes de "La Recherche" et introduit des questions centrales de son futur chef d’œuvre, celles notamment de la judéité et de l'homosexualité.

L'ouvrage qui paraît ce 1er avril chez Gallimard, Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, est édité par l’universitaire chercheuse au CNRS Nathalie Mauriac Dyer, arrière-petite-fille de Robert Proust, frère cadet du romancier. La préface est signée par Jean-Yves Tadié, biographe et spécialiste de Marcel Proust, qui vient de diriger un Cahier de L’Herne consacré à l’auteur et comprenant aussi des textes inédits.

“C’est l’histoire de sa propre enfance qu’il commence à raconter” dans les “soixante-quinze feuillets” : Jean-Yves Tadié. Cette photographie de Paul Nadar date du 24 mars 1887. Marcel Proust est alors âgé de 15 ans.
“C’est l’histoire de sa propre enfance qu’il commence à raconter” dans les “soixante-quinze feuillets” : Jean-Yves Tadié. Cette photographie de Paul Nadar date du 24 mars 1887. Marcel Proust est alors âgé de 15 ans.
- RMN-Grand Palais / Paul Nadar

Comment a-t-on appris l'existence de ces mythiques "soixante-quinze feuillets" ?

Jean-Yves Tadié : 

En 1954, par la préface de Bernard de Fallois à son édition de Contre Sainte-Beuve, recueil de critiques littéraires de Marcel Proust. Il y donnait même des extraits de ces feuillets. Sans toutefois en donner beaucoup de preuves, il en parle excellement pour montrer que c’est le premier état de ce qui va devenir A la recherche du temps perdu. Mais il avait toujours nié les avoir. Ce n’est qu’à sa mort, dans l’inventaire de ses papiers et probablement aussi dans son testament, qu’on a eu la confirmation que les feuillets se trouvaient bien chez lui. Et ce n’est donc que très récemment, qu’on les a découverts complètement. 

Avant, on ne les connaissait que très partiellement : deux morceaux exactement. C’est une chose assez singulière. L’héritière de Proust, Suzy Mante-Proust, avait remis en 1949 tout ce qu’elle possédait comme manuscrits, avec la plus grande générosité, à Bernard de Fallois, alors jeune agrégé. Pour qu’il fasse une thèse dont il avait déposé le sujet à la Sorbonne, sur la formation d’A la recherche du temps perdu. Bernard de Fallois, quand je l’ai connu, en 1962, avait à son domicile, tous les cahiers de Proust et tous les inédits qui lui avaient été confiés. Mais il abandonne ensuite l’idée de faire une thèse, il devient directeur du Livre de poche puis de nombreux groupes éditoriaux parisiens et il restitue, en principe, tout ce qu’il avait à madame Mante. C’est donc à son décès qu’on s'aperçoit qu’il n’a pas tout rendu...

Qu’avez-vous ressenti en découvrant les manuscrits ? Quelles en sont les caractéristiques ? 

Nathalie Mauriac Dyer : 

C’était une énorme émotion, un ébahissement, une joie. J’ai pensé à tous les proustiens qui les attendaient depuis si longtemps. Ce sont de grandes pages. Elles font 36 cm de long et 23 cm de large, beaucoup plus grandes que nos feuilles courantes. Ce sont des feuillets très imposants. On est en 1908, Proust n'écrit pas encore dans des cahiers. Les cahiers viendront quelques mois après qu'il a abandonné les "soixante-quinze feuillets". Peut-être que c'était, dans son esprit, une manière de mettre au net quelque chose qu'il avait déjà commencé. Mais comme il est Proust, cela redevient très vite du brouillon et des pages très raturées. Il n’y a pas encore ces fameuses "paperolles", grandes bandes de papier, qui sont en fait des papiers collés les uns aux autres, sur lesquels Proust fait ses ajouts, plus tard, dans ses cahiers. On a découvert tout de même la petite trace d’un collage sur un des derniers feuillets. Mais là, Proust est encore dans une écriture, je dirais, très lancée. La "paperolle" n’arrive qu’au stade de la relecture et ne se systématise que pendant la Grande Guerre. Ces feuillets-là, Proust ne les a pas tant relus que réutilisés, réinjectés. Il y a aussi trois petits croquis, discrets : un profil féminin, un dessin abstrait d’une tour et une église. Proust dessinait souvent des églises.

“C’est qu’on le surprend avant qu’il ait tout à fait caché l’autobiographie” : Nathalie Mauriac Dyer

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“Ce sont des feuillets très imposants, de 36 cm de long et 23 cm de large. Il y a aussi trois petits croquis, discrets : un profil féminin, un dessin abstrait d’une tour et une église. Proust dessinait souvent des églises” : Nathalie Mauriac Dyer
“Ce sont des feuillets très imposants, de 36 cm de long et 23 cm de large. Il y a aussi trois petits croquis, discrets : un profil féminin, un dessin abstrait d’une tour et une église. Proust dessinait souvent des églises” : Nathalie Mauriac Dyer
- Francesca Mantovani / Editions Gallimard, 2021

Que représente ces textes inédits dans l’œuvre de Marcel Proust ? La pièce manquante, le socle, la genèse de sa création ?

Jean-Yves Tadié : 

C’est toute une histoire secrète. Moi, j’attendais de voir ces papiers depuis presque soixante-dix ans maintenant ! C’est l’origine. C’est un peu comme pour une cathédrale. Tout à coup, on trouve sous terre une crypte, une petite chapelle, un premier édifice qui a été construit avant tous les autres. C’est ça qui est très émouvant. Ce sont en effet, dans l’ordre du temps et de la composition, les premières pages ! Ce sont les premières pages aussi sur le fond, puisqu’il s’agit d’enfance. 

C’est l’histoire de sa propre enfance que Proust commence à raconter, puisqu’on y trouve les prénoms de ses parents et grands-parents. La grand-mère s’appelle Adèle comme la grand-mère de Proust et la mère, Jeanne, comme la mère de Proust. 

C’est un récit très touchant, déjà très riche. On trouve quelques-uns des grands thèmes qui sont développés plus tard et on les trouve dans leur naïveté originelle : la vie dans la maison de campagne, la vie sociale de la famille, le chagrin de l’enfant, thème dominant de ces pages. C’est un enfant visiblement très sensible et au fond assez malheureux et assez solitaire, qui attend sa mère, pleure dans son lit... avec autour de lui une grand-mère qui est déjà caractéristique d’excentricité, de goût pour la nature, de tendresse pour son petit-fils. Mais il y a aussi d’autres thèmes très différents, celui de Venise, cher à Proust depuis qu’il s’y est rendu sept ans avant d’écrire ces feuillets, ou encore celui de l’aristocratie, avec des pages sur les noms nobles. C’est déjà un petit peu Guermantes !

C’est un récit autobiographique, pas encore un roman ?

Jean-Yves Tadié : 

C’est ça qui est très intéressant. Il y a cinquante ans, dans le livre Proust et le roman, j’avais voulu montrer justement que la grandeur de Proust tenait au fait qu’il avait voulu être romancier et non pas simplement un autobiographe. Après ces "soixante-quinze feuillets", on va voir comment, par un phénomène de transfert, de complicité, de réécriture constante, Proust transforme sa vie en roman. C’est-à-dire qu’il transforme le réel en imaginaire. 

Là, nous avons le réel de son enfance, dans ces "soixante-quinze feuillets". C’est une enfance privilégiée, une enfance bourgeoise, choyée... pas une enfance de Dickens, c’est le contraire même. 

Mais en même temps, c’est un enfant malade. Il a une sensibilité anormale et déjà les premières atteintes de ce qui va devenir l’asthme. Et malade psychologiquement aussi, parce qu’il n’est pas autonome. Il a un besoin maladif d’abord de sa mère, mais aussi de toute la cellule familiale. 

Dans les feuillets, il se décrit tel qu’il a été enfant et tel qu’il l’est encore au fond de lui-même, alors qu’il n’est pas tout jeune, qu’il a 37 ans au moment où il écrit ça. Il n’a jamais été brutalisé. Ce n’est pas un enfant martyr, mais un enfant malheureux, oui, malheureux, mais avec de grands moments de bonheur. L'émotion est très présente dans ces pages et se communique aux lectrices et lecteurs.

"Nous avons le réel de son enfance dans ces "soixante-quinze feuillets" : Jean-Yves Tadié

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 Dans les “soixante-quinze feuillets", la mère s’appelle Jeanne, comme la mère de Marcel Proust, Jeanne Proust ici photographiée par Paul Nadar, le 5 décembre 1904.
Dans les “soixante-quinze feuillets", la mère s’appelle Jeanne, comme la mère de Marcel Proust, Jeanne Proust ici photographiée par Paul Nadar, le 5 décembre 1904.
- RMN-Grand Palais / Paul Nadar

Les "soixante-quinze feuillets" datent de fin 1907, début 1908 : une période charnière pour Marcel Proust, avant qu’il se lance concrètement deux ans plus tard dans l’écriture d’A la recherche du temps perdu ?

Jean-Yves Tadié : 

Comme toute origine, c’est parfois très modeste. Pensez aux sources d’un fleuve. Les sources de la Seine ou de la Loire, ce n’est pas grand-chose. Les sources d’A la recherche du temps perdu, c’est ça ! La véritable source est un petit ruisseau. S’il n’y avait pas A la recherche du temps perdu ensuite, les "soixante-quinze feuillets" seraient juste un petit essai autobiographique. Mais ce qui est très mystérieux - les génies sont toujours mystérieux- c’est que Proust tombe en panne, après six mois d’écriture. Proust se confiait sur beaucoup de choses, dans son énorme correspondance, mais très rarement sur les questions de composition de son roman. Il ne dit jamais par exemple, comment il a choisi le titre A la recherche du temps perdu. On aimerait savoir, mais on ne le sait pas. 

Là, Proust ne dit pas vraiment comment il commence et ne dit pas pourquoi il s’arrête. Il pense, selon moi, que ça ne va pas, parce qu’il n’arrive pas à ce moment-là à faire un roman... comme Balzac ! A mon sens, il a dû se dire : "Je fais des souvenirs, mais je ne veux pas être Pierre Loti, avec Le roman d’un enfant, je ne veux pas être Anatole France avec Le Livre de mon ami, je ne veux pas écrire une fois de plus des mémoires". Il s’est peut-être dit : "Ça ne marche pas, il faut autre chose". Parce que si vous commencez à raconter votre enfance, vous n’allez pas concevoir, comme fera Proust ensuite, cinq cents personnages différents. 

Proust ne veut pas être intimiste, l’homme d’un seul livre qui publie ses souvenirs et après cela, c’est fini. Il veut être l’égal de Balzac, de Stendhal, de Dostoïevski, des plus grands ! Les "soixante-quinze feuillets" sont devenus un brouillon, parce qu’il les a abandonnés, mais quand il les écrit, Proust croit que ça va être son livre. C’est cela que je trouve très extraordinaire. Moi, j’aurais été très content d’avoir écrit ça, mais pas lui, parce qu’il y a cette formule "Je sens un allons plus loin" qui va toujours le guider, dans l’approfondissement du texte, de la vie, de la pensée et de la poésie. Proust était porteur d’une œuvre qui le dépassait et qu’à force de travail, il rejoindrait cette image idéale.

“Peut-être que ces feuillets, dans son esprit, étaient une manière de mettre au net quelque chose qu'il avait déjà commencé. Mais comme il est Proust, ça redevient très vite du brouillon et des pages très raturées” : Nathalie Mauriac Dyer
“Peut-être que ces feuillets, dans son esprit, étaient une manière de mettre au net quelque chose qu'il avait déjà commencé. Mais comme il est Proust, ça redevient très vite du brouillon et des pages très raturées” : Nathalie Mauriac Dyer
- Francesca Mantovani / Editions Gallimard, 2021

Quels sont les autres enseignements de ces "soixante-quinze feuillets" sur Proust, sur la construction de son œuvre ?

Jean-Yves Tadié :

C’est le substrat ou la fondation autobiographique. En réalité, Proust n’invente rien. Il parle de sa propre vie. Mais il arrive à la transformer peu à peu, plus tard, en fiction. Il fait, je le souligne encore, du réel, de l’imaginaire. D’événements somme toute très simples, comme le "baiser du soir" ou "la vie dans la maison d’Auteuil ou d’Illiers", il en donne une ampleur telle que c’en est complètement métamorphosé. Et là, dans les "soixante-quinze feuillets", nous avons ce dont il est parti, avec des phrases plus courtes. Vous trouvez cela, par exemple, chez de très grands peintres. Les premiers dessins qui mènent à de très grands tableaux. C’est à peu près équivalent. On peut s’en passer, si on a le grand tableau... mais en même temps, si on veut comprendre vraiment, ces esquisses initiales sont très précieuses. Et c’est très différent des textes publiés en 2019, par les éditions de Fallois que Proust lui-même jugeait indignes de figurer dans son recueil Les plaisirs et les Jours, lorsqu’il avait 25 ans, en 1896. 

Les "soixante-quinze feuillets" ne sont pas quelque chose qu’il a rejeté mais qu’il a récrit. C’est la première couche que Proust a reprise à partir de 1909, en la modifiant, en la développant jusqu’en 1922, en l’amplifiant considérablement, par la richesse des images, par la profondeur des lois qu’il dégage, commentaires, maximes... et par le côté comique qu’il donne souvent à sa vision du monde. 

Et ça, c’est un phénomène d’écriture ajoutée. Il y a des mots des feuillets qui reviennent dans l’œuvre finale. Mais Proust n’est pas le premier à s’être beaucoup retouché et le même travail de complexification avait déjà eu lieu chez d’autres auteurs. Un de ses maîtres, c’est Flaubert et son travail infini sur la page. Sauf que Flaubert partait tout de même d’une histoire extérieure à lui. Flaubert ne raconte pas son enfance dans Madame Bovary.

Le Journal de la culture
5 min

Nathalie Mauriac Dyer : 

Le "baiser du soir", la grande scène avec Maman, se passe vraisemblablement du côté de la maison d'Auteuil, chez l'oncle Louis et tout ce qui attrait aux promenades du côté de Villebon et Méséglise appartient au côté paternel. On voit que ces deux expériences du côté de "Maman" et du côté du père, Proust ne les a jamais vraiment fondues. Il n'a pas réussi à intégrer le "baiser du soir" à "Combray II". Cela correspond à quelque chose qui ne peut pas être mêlé chez Proust et c'est la première leçon de ces "soixante-quinze feuillets". 

Deuxième leçon : Proust a utilisé son oncle, Louis Weil, pour construire le personnage de Swann. C'est très intéressant parce qu'il ne l'a jamais dit. Les feuillets nous apprennent qu'il voulait aborder la question de la judéité, mais il ne voulait pas l'aborder en impliquant sa famille. 

Le comportement amoureux de Swann, le fait de prendre les femmes par en haut par peur d'être méprisé, est interprété comme lié à sa judéité. Or, ce même comportement est attribué à l'oncle dans les "soixante-quinze feuillets". Mais il n'est jamais question de l'expliquer par la judéité parce que c'est l'oncle ! C'est ça qui est très fascinant. C'est de voir comment Proust joue avec les éléments autobiographiques et il camoufle, il camoufle, il camoufle. 

L'autre leçon aussi, c'est qu'il parle déjà beaucoup d'Alfred Agostinelli, son grand amour qu'il a rencontré en 1907, donc très peu de temps avant. Et je pense que c'est cet amour-là qui lui a probablement redonné le désir d'écrire. 

Alfred Agostinelli est présent de manière allusive, dans le chapitre Noms nobles qui évoque le charme des noms de lieux liés à la noblesse, le charme des noms nobles, qui est un grand thème, bien sûr, de "La Recherche". Mais en réalité, Proust en profite pour nous décrire des excursions qu'il a faites en Normandie, des excursions qu'il a faites avec Agostinelli, en 1907. Il autopastiche son propre article paru dans le Figaro, également en 1907, Impressions de route en automobile, qui émane de ces expériences de périples automobiles avec Agostinelli. Et puis, ce qui est très intéressant aussi, c'est que pour l'ancêtre de Swann qui s'appelle Monsieur de Bretteville, il est dit que son domaine est à Bretteville-l'Orgueilleuse. Or, Bretteville-l'Orgueilleuse est encore un lieu que Proust a visité avec Agostinelli en 1907. Ce sont vraiment des allusions. On peut parler d’une autobiographie allusive. Sans doute que Agostinelli, lui, quand il lisait ça, comprenait très bien de quoi il était question.

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Votre arrière-grand-père, Robert Proust, le frère cadet de Marcel Proust est-il aussi présent dans les "soixante-quinze feuillets" ? 

Nathalie Mauriac Dyer : 

Oui, absolument et c’est vraiment central. Il est question de Robert Proust, petit garçon. Il y a tout un épisode que Marcel Proust désigne dans un carnet comme “Robert et le chevreau”. Le prénom n’est pas mentionné dans les "soixante-quinze feuillets", mais c’est bien Robert, âgé de 4 ou 5 ans, qui refuse de se séparer de son chevreau alors qu'il est à la campagne et qu'il faut rentrer à Paris. Il y a une scène très comique et en fait très codée, comme j'essaie de le montrer dans la notice. Il existe une photographie de Marcel et Robert Proust, enfants, où ils sont en robe, comme Robert en porte une dans l'épisode. Il a aussi une grande houpette sur la tête et les cheveux bouffants, dans ce même épisode, comme sur la photo. C'est assez charmant et touchant aussi bien sûr. 

Dans le roman, Robert n’est plus là. Le frère a totalement disparu. C’est le héros qui quitte, non plus son petit chevreau mais ses chères aubépines, dans la scène de "l'adieu aux aubépines". Il n’y a plus que le héros qui n’a pas de nom et qu’on reconnaît bien. Il doit rentrer à Paris et il n’arrive pas à se séparer des aubépines qu’il embrasse et auxquelles il tient des discours raciniens, comme Robert avec son petit chevreau. Robert est quand même là, malgré tout.

Robert Proust disparaît totalement dans le roman, mais il est bien présent dans les “soixante-quinze feuillets”, avec une ”houpette”, comme dans cette photographie de 1877, les deux frères dans un épisode “sont aussi en robe” : Nathalie Mauriac Dyer
Robert Proust disparaît totalement dans le roman, mais il est bien présent dans les “soixante-quinze feuillets”, avec une ”houpette”, comme dans cette photographie de 1877, les deux frères dans un épisode “sont aussi en robe” : Nathalie Mauriac Dyer
© Getty - Stefano Bianchetti / Corbis

L’exploitation de ces “soixante-quinze feuillets” a-t-elle été évidente ou compliquée dans leur correspondance avec l’œuvre finale ? 

Nathalie Mauriac Dyer : 

Les proustiens travaillent depuis tant d'années qu'il y a beaucoup de brouillons qui ont été transcrits. Tout ce qui avait été écrit n'était pas tout à fait juste, forcément, puisqu'on n'avait pas la pièce centrale. Il a fallu effectivement tout relire à la lumière de ce nouvel élément qui reconfigurait l'ensemble du paysage. Cela représente une année intense de travail. Les feuillets sont rangés dans l’ordre de ce que sera le texte définitif. On ne sait pas si cet ordre avait été donné par Proust. 

Ce qui est certain, c’est que la partie des "promenades", le deuxième chapitre Le côté de Villebon et le côté de Meséglise, était vraiment en désordre et a été compliqué à remettre en ordre, parce que c’est un passage très travaillé. Proust se réécrit. Là, j’ai un peu peiné pour reclasser ce manuscrit et parvenir à une solution qui tient. 

C’est rare que Proust mette des titres au moment du brouillon. Il n’y a aucun titre de sa part dans ces feuillets. Fallois avait donné une série de titres. J’en ai gardé certains, j’en ai modifié d’autres, pour des raisons génétiques. J'ai par exemple dédoublé le chapitre qu'il avait appelé "Jeunes filles". 

J'ai créé un premier chapitre Séjour au bord de la mer, dans lequel il est question du héros, de son frère et de la grand-mère. Et j'ai créé un autre chapitre que j'ai appelé Jeunes filles parce que là, il est à la mer non plus avec sa grand-mère, mais avec Maman et que clairement, il est plus âgé, puisqu'il est en train d'être séduit par toutes ces jeunes filles. Ces deux chapitres différents s’imposaient et ça correspond d'ailleurs à la suite de la genèse, puisque pendant très longtemps, il y avait trois séjours à Balbec : un séjour avec la grand-mère sans les jeunes filles, un autre séjour avec les jeunes filles et plus tard, le séjour avec Albertine. Dans la transcription courante en bas de page, les notes d'établissement indiquent la leçon du manuscrit. 

Chaque fois que j'ai dû donner un léger coup de pouce, on voit cette leçon du manuscrit. Et puis, j'ai tenu à ce qu’il y ait aussi une transcription dite diplomatique, c'est-à-dire une transcription intégrale topographique qui reproduit exactement toutes les ratures, toutes les additions de Proust, page par page, folio par folio, de façon à ce que les spécialistes, mais aussi les amateurs et les curieux, puissent découvrir à quoi ressemblent les "soixante-quinze feuillets", en attendant que la BNF ait numérisé tout cela. 

Quand ce sera numérisé, ce sera encore mieux parce qu'on pourra aller sur gallica.bnf.fr et voir à la fois le manuscrit et la transcription diplomatique.

Votre notice critique et vos notes occupent près de 200 pages, comme pour séparer une lecture grand public des feuillets et leur analyse pour les spécialistes de Proust et celles et ceux qui veulent aller plus loin ? 

Nathalie Mauriac Dyer :

Il y a sûrement plusieurs lectures possibles. Je pense que le texte de Proust est vraiment accessible, même si on n'a jamais lu Proust. La notice et les notes sont peut-être effectivement un peu plus réservées aux spécialistes. Elles sont assez pointues, c'est vrai, mais c'est indispensable. J'ai dû commencer par ce travail très fouillé pour arriver à prendre plus de surplomb, mieux saisir ce que faisait Proust. Mais de nouveaux lecteurs vont certainement trouver d'autres choses. 

J'espère aussi qu'il y aura des personnes qui vont se découvrir une vocation de spécialiste de Proust. Ce serait formidable. Ce qu’il y a de merveilleux avec Proust, c’est qu'il est inépuisable. Même dans les brouillons, surtout dans les brouillons ! Mais c’est vraiment un ouvrage pour tous les lecteurs de Proust. Mon ambition a été de satisfaire le spécialiste le plus exigeant, mais surtout de rendre accessible cette découverte à tout lecteur de Proust et même aux primo-lecteurs. Il y a une transparence, dans le premier chapitre, qui est parfaitement accessible à tous. Après, comme toujours chez Proust, même quand il est très simple, il y a un feuilletage, il y a une épaisseur, il y a une multiplicité de perspectives. Mais ça, c'est avec le temps qu'on s'en rend compte... On a tous, plusieurs Proust, au fil du temps !