Marcia Tiburi : "Le Brésil sombre dans la peur et la mort"

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Marcia Tiburi : "Le Brésil sombre dans la peur et la mort"

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Des manifestations pour et contre Jair Bolsonaro ont eu lieu à quelques kilomètres d'écart à Sao Paulo et Brasilia dimanche 7 juin
Des manifestations pour et contre Jair Bolsonaro ont eu lieu à quelques kilomètres d'écart à Sao Paulo et Brasilia dimanche 7 juin
© AFP - CARL DE SOUZA

Coronavirus, une conversation mondiale. Alors que le Brésil compte officiellement près de 40 000 morts du coronavirus et est en passe de devenir le principal foyer actif de l'épidémie, la philosophe, écrivaine et militante Marcia Tiburi livre une critique virulente de la politique de Jair Bolsonaro, plus que jamais contesté.

Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu en mars une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une  conversation  mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant  les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? » Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons. Depuis le 24 avril, Le Temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.

Marcia Tiburi est philosophe et écrivaine. Engagée en politique au Brésil, au sein du Parti Socialisme et Liberté puis du Parti des Travailleurs, elle a écrit sur le féminisme et sur la montée du fascisme dans son pays, qu'elle a finalement dû quitter en 2018 pour s'exiler aux États-Unis.  Professeure invitée à l'Université Paris 8 cette année, elle a proposé un séminaire sur le thème : "Esthétique et politique : performances, ridicule et absurdité dans la politique contemporaine". Militant désormais contre la politique de Jair Boslonaro depuis l'étranger, Marcia Tiburi partage ici l'inquiétude et la colère que lui inspire la situation actuelle au Brésil.  

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Nous sommes des êtres psychosociaux, ce qui signifie que nous sommes affectés par les conditions du monde dans lequel nous vivons. Les conditions actuelles sont celles de la pandémie, à laquelle tout est soumis. Nous souffrons aux niveaux personnel et familial, de la maladie elle-même, mais aussi de la perte d'êtres chers auxquels nous ne pouvons pas dire adieu, tout en sachant qu'ils sont morts dans une souffrance terrible. Nous souffrons de la peur de la mort des autres et de la nôtre. Et c'est finalement contre la mort que nous nous battons en ce moment.

Il n'est pas exagéré de dire que des populations entières sont profondément touchées, que ce soit sur le plan émotionnel, économique, écologique, politique ou même existentiel, par les comportements imposés par la pandémie : isolement social, changement des habitudes domestiques, de travail et de loisirs. C'est la vie prise par la peur de la contamination. C'est la peur du contact. C'est la réflexion sur la manière de reconstruire la vie en considérant que notre désir, notre croyance en la vie et en la société sont ébranlées. La pandémie provoque du stress et même du désespoir. La dépression et la mélancolie deviennent courantes et les surmonter demande un très difficile effort.  

Dans ce contexte, nous comptons sur la compétence de la science pour trouver des solutions, ainsi que sur la compétence politique des gouvernements et des États. Nous nous appuyons également sur la solidarité en tant que qualité particulière de chaque personne, mais aussi en tant que principe des institutions. Chacun de nous sait que nous ne sortirons pas d'une crise comme celle que nous traversons sans aide. Tout comme chaque personne a besoin de sa famille, de ses amis et de ses collègues dans un esprit de solidarité, l'Union européenne sait la solidarité est l'énergie que nous devons mobiliser pour que les pays européens ne soient pas davantage détruits. Cela est évident et s'applique au monde entier.

"Vivre une pandémie dans un pays où la démocratie était déjà fragile"

Si avancer est difficile individuellement et collectivement dans une société comme la société française, où la démocratie est une réalité - malgré toutes les attaques néolibérales dont elle a été victime -, imaginons ce que c'est de vivre une pandémie dans un pays où la démocratie était déjà fragile et a finalement été détruite, comme le Brésil. Imaginons ce que c'est que de traverser une pandémie lorsque le gouvernement est incompétent, puisqu’au lieu de lutter contre le coronavirus, il semble s'être allié avec lui.

Cultures Monde
58 min

Le fascisme s’est développé au Brésil depuis le coup d'État contre Dilma Rousseff. Il est représenté par le président actuel, Jair Bolsonaro, et par des hommes politiques de son champ idéologique. J’ai le sentiment qu'il pourrait se répandre sur la planète dans tous les États au service du néolibéralisme. La lutte antifasciste est urgente pour la reconstruction des démocraties anéanties, mais aussi en prévention dans les démocraties qui semblent rester intactes.  

En 1999, alors qu'il n'était qu'un simple député fédéral, Jair Bolsonaro avait déclaré que si un jour il était président, il fermerait le congrès, réaliserait un coup d'État et tuerait quelque 30 000 personnes [il avait affirmé que « la dictature militaire  aurait dû assassiner quelque 30 000 personnes » à commencer par Fernando Henrique Cardoso, président du Brésil entre 1995 et 2003.] Il avait également affirmé que le vote ne changerait rien au Brésil, mais qu'une guerre civile le ferait. Aujourd'hui, plus de 30 000 personnes ont été tuées par le coronavirus. Que fait le "président" face à cela ? Il fait du jet-ski, monte à cheval, fait des selfies parmi les groupes de fascistes qui le soutiennent, stimule le racisme, l'homophobie, s'attaque aux féministes, aux journalistes et à d'autres dirigeants. Il flatte Donald Trump sans rien obtenir en retour. Il protège ses trois enfants impliqués dans des affaires de corruption  et des suspicions de meurtres ( dont celui de la conseillère municipale de Rio Marielle Franco.)

Le président et ses ministres ont tenu un discours terrifiant par leur négligence face au coronavirus et ont abandonné la population en général, mais surtout la population pauvre, également marquée par les préjugés raciaux. Depuis le début de la pandémie, le président a déjà changé trois fois de ministre de la santé.  Le poste est actuellement occupé par un officier militaire intérimaire, et les informations sur le nombre de décès ne sont pas transparentes.

Un groupe de médias a essayé de compter et de publier les chiffres à partir des données des hôpitaux, et lundi dernier, un juge de la Cour  suprême fédérale, Alexandre de Moraes, a ordonné que le gouvernement communique les statistiques de la pandémie dans leur intégralité. Jair Bolsonaro attaque la souffrance des gens avec des expressions scandaleuses, comme la célèbre phrase "Je ne suis pas un fossoyeur" ou cet autre "Et alors ?" , lorsqu'on lui demande quelles mesures prendre pour lutter contre la progression de l'épidémie dans le pays, sachant que la sous-déclaration cache probablement trois fois plus de victimes

Au Brésil, la destruction de la société, mais aussi de la culture et de la nature, s'accentue chaque jour. L'assassinat de jeunes et d'enfants noirs par la police dans les favelas peut être considéré comme un massacre qui a des racines historiques dans le sort réservé aux esclaves et aux peuples indigènes. Les féminicides sont toujours plus nombreux dans un pays qui cultive un machisme structurel et un machisme d'État.  La faim, la pauvreté, les inégalités sociales, économiques et éducatives, la destruction des droits du travail, la mise au rebut des institutions, s'ajoutent au manque d'assainissement de base et, en cette  période de pandémie, l'attaque du SUS (Système de santé unifié) rend la  situation du pays encore plus tragique. Certains disent que ce sont les militaires qui gouvernent le pays et que la fonction de Bolsonaro n'est que décorative. C'est peut-être la raison pour laquelle il apparaît si souvent comme quelqu'un qui -ne sachant pas comment gouverner parce qu'il est une marionnette qui a été utilisée par les élites pour chasser le Parti des Travailleurs du pouvoir- se consacre à agir comme s'il était encore en campagne politique. Se présentant comme un homme agressif qui crie des gros mots, il n'est rien d'autre qu'un "super mâle décoratif" fier de son style grotesque. Ceux qui connaissent l'Ubu Roi d'Alfred Jarry comprendront la fonction du discours grotesque dans  l'exercice de ce pouvoir disqualifié, qui se transforme en violence gratuite, effet de la stupidité devenue une forme de gouvernement.  

Le bolsonarisme technofasciste se déplace sur les réseaux sociaux avec une énorme industrie de Fake News, de diffamation de la gauche dans un climat de spectacularisation promu par l'entreprise qu'on a appelée "cabinet de la haine". La perception de la société brésilienne a été manipulée par des techniques de psycho-pouvoir afin qu'elle ne perçoive pas que la mort vient vers elle. Le succès du fascisme va de pair avec le succès du projet néopentecôtiste des églises de marché pour exploiter le peuple et favoriser les demandes des pasteurs autoritaires.  

Contre l'exacerbation de l'appareil de pouvoir capitaliste-raciste-machiste qui domine le Brésil et au-delà, nous devons opposer des projets de solidarité internationale et de démocratie radicale. Cela implique une "repolitisation" du monde qui passe par la présence et l'action politique de ceux que le patriarcat capitaliste et machiste a condamnés à la sous-citoyenneté. Le Brésil sombre dans la peur et la mort. Cependant, la lutte antifasciste et antiraciste commence à prendre de l'ampleur. Inquiets, Trump et Bolsonaro veulent transformer l'antifascisme en terrorisme, par une dangereuse inversion de sens. Dans le Brésil d’aujourd’hui, il est devenu courant de dire que Jair Bolsonaro est un ”génocidaire”. C'est une expression très forte, mais compte tenu de tout ce qu'il a dit et fait, elle peut prendre des proportions qui vont au-delà de la simple opinion publique, et des accusations sont portées devant les tribunaux internationaux.

Comment le Brésil peut-il surmonter cela ? Je crois que cela ne sera pas possible sans l'aide internationale et la force des antifascistes qui  sont dans la résistance. 

Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.