Marie Chouinard : "L'amoureuse, la gravitation et son rire"
Par Emmanuel Laurentin, Chloë CambrelingCoronavirus, une conversation mondiale. La chorégraphe québécoise et sa compagnie étaient en tournée en Europe lorsque la pandémie et le confinement les ont renvoyées précipitamment à Montréal. Nous avions proposé à Marie Chouinard de réfléchir à ce que cette période d'arrêt forcé faisait au corps. Voici son intime réponse.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu en mars une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ».
Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Depuis le 24 avril, Le temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici
Aujourd'hui, la chorégraphe québécoise Marie Chouinard, directrice de la compagnie qui porte son nom, présidente fondatrice du prix de la danse de Montréal et directrice de la danse à la Biennale de Venise nous propose sa réponse originale et personnelle à la question que nous lui avions posé : que fait au corps ce moment d'arrêt forcé ? Un texte d'une forme très libre, très différent de ceux publiés jusque-là dans la Conversation mondiale.
ces temps de retraite mondiale me ramènent à la tranquillité
me redonnent du temps pour marcher longtemps le matin
très tôt, dehors
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et remonte ce désir d’être consacrée à dieu
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je me couche dans le tapis de feuilles mortes sur le Mont-Royal
les oiseaux, fous de joie ce matin
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puis m’envahit la sensation amoureuse et pressante de la gravitation
c’est quoi Cela qui me colle à la terre?
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cette étreinte immémoriale m’est le plus grand mystère
et là j’ai tout mon temps, je m’abandonne
à ce contact
à cet amour
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je me souviens
à Percé, j’avais dix-sept ans
seule au monde
couchée sur le bord de la route qui monte vers l’arrière-pays
couchée contre cette courbure
je sentais la courbure de la planète
je me sentais tourner avec la planète
-
je venais de refuser un petit sachet de mescaline
et je souriais, pressentant
que ma drogue serait d’être en vie
-
l’amour existe chez nous les humains
chez les animaux, les plantes
l’amour existait déjà bien avant nous
dans les étoiles, dans les atomes
-
à cause d’une attraction
une particule se met à graviter autour d’une autre particule
qui ne la lâchera plus
cette attraction-là
c’est déjà de l’amour, l'origine de l’amour
-
de là jusqu’à nous
jusqu’à notre amour à nous les humains
c’est une longue histoire
-
« l’amour existe aussi chez nous! »
me crient les pierres en souriant
-
ce que j’aime
moi, danseuse
par-dessus tout
c’est, à part ce qui existe entre la gravité et la lumière :
la lumière
et la gravité
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la lumière me touche
de la façon la plus subtile
la gravité me touche
de la façon la plus puissante
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le temps d’un saut, le temps de la suspension tout au bout de l’envolée de la balançoire, le temps du vertige tout le long de la descente de la grande côte à Baie Saint-Paul dans la voiture que conduisait mon père, le temps d’un rêve où je vole, le temps du tournoiement de la danse :
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le temps d’un rire
celui de la gravité
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absence joyeuse de quelques instants
puis la gravité et moi on se recolle vite l’une à l’autre
l’amour est concret
***
je suis assise sur la chaise, j’écris
le contact de mon corps contre la chaise est si intense
soudainement si intense
que c’en est presque insupportable
-
je ressens la peau, les muscles, les os
ils encaissent la féroce pression du contact
-
je continue d’écrire
collée à la chaise
collée à l’amour de la planète qui monte en moi
dans un baiser éternel
-
je suis toujours arrivée à me tenir hors la folie
mais la ligne est mince
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adolescente, j’ai choisi d’être une humaine
pleinement
sans déraper
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j’écris Cela devient insupportable
et je cours m’allonger sur le sol
-
maintenant que mon corps est étalé
la pression est répartie tout au long
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mais Cela se mêle bientôt de s’intensifier encore
-
folle de dieu
je pourrais sombrer
***
c’est quoi Cela qui me colle à la terre?
pour mon intellect aussi l’attraction terrestre
est une obsession joyeuse et terrible
-
les grands astrophysiciens ne comprennent pas la gravitation
ne se l’expliquent pas
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mystère des mystères
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comme dieu
***
une pierre se tient en elle-même
se colle à elle-même
dans le bonheur d’exister
elle se tient bien serrée sur elle-même
recroquevillée sur la jouissance d’exister
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exultation des pierres
amoncellement des étreintes
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que la matière existe
que la matière persiste
c’est déjà un signe d’amour
un talisman d’amour
Marie Chouinard, Montréal , 9 mai 2020
La compagnie Marie Chouinard était à Bilbao avec le spectacle "Radicale Vitalité", début mars, lorsque la pandémie a stoppé la tournée. Les dates suivantes étaient prévues à Mulhouse, Budapest puis Paris, où le spectacle était à l'affiche du Théâtre de la Ville du 25 mai au 5 juin. Danseurs et techniciens sont actuellement au chômage technique.
Marie Chouinard est l'auteure des livres "Chantier des extases" et "Zéro douze" publiés aux éditions du Passage.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale