Marie Vassilieff, artiste transdisciplinaire de l'âge d'or de Montparnasse, retrouve la lumière

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Marie Vassilieff, artiste transdisciplinaire de l'âge d'or de Montparnasse, retrouve la lumière

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Deux oeuvres de Marie Vassilieff exposées actuellement à Paris. L'Amant officier et l'enfant, 1947, huile sur rhodoïd (à gauche), et Scipion le noir, 1916, huile sur toile.
Deux oeuvres de Marie Vassilieff exposées actuellement à Paris. L'Amant officier et l'enfant, 1947, huile sur rhodoïd (à gauche), et Scipion le noir, 1916, huile sur toile.

Peintre, sculptrice, décoratrice, partie de Russie au début du siècle dernier profiter du bouillonnement de Paris, Marie Vassilieff revient à l'affiche. Oubliée après sa mort, cette "mère courage de Montparnasse" est à découvrir dans une galerie parisienne, peu après la restauration de son atelier.

Une renaissance. Marie Vassilieff et ses talents multiples (peinture, sculpture, textile, décors et costumes de théâtre, photographie) retrouvent une part de leur éclat. Une galerie parisienne met à l'honneur Maria Ivanovna Vassilieva, de son vrai nom, après la récente réouverture de son atelier, restauré et transformé pour la promotion des femmes artistes. Et après quelques œuvres exposées au musée Pouchkine de Moscou, à la Biennale de Venise, au musée du Luxembourg et bientôt au Petit Palais, à Paris, avec d'autres artistes, cette figure de l'âge d'or de Montparnasse pourrait enfin bénéficier d'une rétrospective monographique dans un grand musée français.

Une quarantaine d'œuvres dont deux tableaux cubistes d'exception

"Il y a une figuration mais ce n'est pas toujours réaliste, cela peut-être aussi surréaliste, cubiste. Elle a eu différentes périodes, de 1913 jusqu'à 1954". Moment à peine croyable, Françoise Livinec répond à la curiosité d'une amatrice d'art de 102 ans, d'origine russe, venue ce jour-là profiter de la double exposition prolongée jusqu'à mi-février. Non loin de l’Élysée, au 24 et au 30 rue de Penthièvre, la galeriste présente une quarantaine de tableaux et de dessins, lui appartenant ou de collections privées françaises. Elle aime à raconter les talents et la femme de fort caractère, pleine d'énergie et de volonté d'avant-garde, qu’elle a découverte par hasard en 2007 à Tours, dans une vente aux enchères de poupées. Ravie de partager les œuvres de cette élève de Matisse qu’elle a patiemment réunies treize années durant, à commencer par ce nu qui serait un grand autoportrait cubo-futuriste, exposé face à un Scipion le noir :

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Françoise Livinec décrit ces deux tableaux cubistes "très très très émouvants, de l'intime".

2 min

"Ces deux tableaux sont des tableaux de l'intime. Ce qui est très audacieux pour l'époque dans le nu de 1913, c'est que beaucoup de cubistes réalisaient des œuvres dans le 'gris coloré', dans des camaïeux de gris. Là, il y a énormément de couleurs, c'est extrêmement vivant et en même temps très sensuel. Alors que les œuvres cubistes sont souvent très intellectuelles. [...] Et l'autre tableau, 'Scipion le noir', est très audacieux car l'homme est nu, aussi ; c'est une odalisque masculine, noire, et on peut également imaginer tous ses remerciements à tous les artistes avec lesquels elle travaillait", explique Françoise Livinec.

Françoise Livinec dans son nouvel espace qui montre les années cubistes de Marie Vassilieff. Ici devant un nu de 1913, huile sur toile de 80 x 100 cm.
Françoise Livinec dans son nouvel espace qui montre les années cubistes de Marie Vassilieff. Ici devant un nu de 1913, huile sur toile de 80 x 100 cm.
© Radio France - Eric Chaverou

Dans le nouvel espace qu'elle a pensé pour mettre en avant des femmes artistes oubliées, Françoise Livinec souligne aussi la grande liberté de celle qui ne s'est jamais mariée, n'a jamais de vie conjugale fixe. "Elle revendique toujours sa liberté, elle est extrêmement sensible et extrêmement tendue entre une grande religiosité, une grande spiritualité et une grande sensualité". En 2009, la galeriste avait d'ailleurs déjà présenté Marie Vassilieff au sein du pavillon des arts et du design, avec d'un côté des œuvres religieuses et de l'autre des œuvres érotiques.

De multiples vies avant de tomber dans l'oubli

"Marie Vassilieff compose avec une science voluptueuse des portraits de jeunes femmes aux yeux subtils, aux gestes félins, où l'acidité des coloris modernes met un charme qui rachète parfois la brutalité des formes." Apollinaire a très tôt remarqué, en ces termes, l'artiste née en 1884, à Smolensk, de riches propriétaires terriens et qui avait d'abord entrepris des études de médecine à Saint-Pétersbourg, reçue major de sa promotion d'infirmières.

1926, poupées africaines dont Joséphine Baker. Et Marie Vassilieff dans son atelier en 1922.
1926, poupées africaines dont Joséphine Baker. Et Marie Vassilieff dans son atelier en 1922.
- Pierre Delbo. Trampus. Collection Claude Bernès

Amie de Fernand Léger, de Foujita, Cocteau ou d’Hélène Boucher, celle qui a choisi de finir sa vie dans la Maison nationale des artistes de Nogent-sur-Marne a presque été oubliée après sa mort en 1957. Régulièrement au Salon des indépendants dès 1910, elle a pourtant participé en 1915 en Russie à l'exposition devenue mythique "0,10", ses tableaux cubistes figuraient l'année suivante chez le couturier Paul Poiret à côté des Demoiselles d'Avignon de Picasso et elle a créé à Paris une Académie russe de peinture et de sculpture qui a notamment attiré Chagall, Zadkine, Orloff, Soutine.

Figure aussi de Montparnasse, grâce à son atelier transformé pendant la Grande Guerre en cantine pour les artistes impécunieux. Modigliani y a exposé pour la deuxième fois de son vivant et Trotski y est passé, ce qui vaudra d'ailleurs à Marie Vassilieff d'être accusée d'espionnage. Sans oublier  son flacon du parfum 'Arlequinade' pour Poiret, autre de ses amis, ses illustrations pour les Ballets suédois, son travail sur le rhodoïd (matière plastique transparente) ou ses deux colonnes pour le restaurant La Coupole.

Flacon Arlequinade, 1923, pour Paul Poiret. Et robe créée par Marie Vassilieff pour le "Bal Banal" - fête des émigrés russes organisée à Paris en 1924.
Flacon Arlequinade, 1923, pour Paul Poiret. Et robe créée par Marie Vassilieff pour le "Bal Banal" - fête des émigrés russes organisée à Paris en 1924.
- Musée International de la Parfumerie Grasse. Et photographie à droite de Pierre Delbo

Pourquoi alors un tel oubli ? Comme souvent, malheureusement, parce que c'était une femme, et une femme autonome. L'historien de l'art Benoît Noël, auteur avec l’expert et collectionneur Claude Bernès d’un livre sur celle qu’il qualifie de "mère courage de Montparnasse", l'explique aussi par son oeuvre transdisciplinaire et ses poupées portraits, trop fragiles :

Benoît Noël : "Elle a le grand mérite d'être une artiste transdiciplinaire"

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"Il ne faut pas oublier que, de son vivant, elle a été essentiellement connue, et de façon internationale, pour un genre qu'elle a créé : les poupées portraits [NDLR : elle fera aussi des poupées effigies et des poupées caricatures]. Ces poupées de petite taille, assez caricaturales, s'inspiraient de l'art premier. Il y en a une magnifique avec Paul Poiret, le fameux couturier des années folles, qui porte Marie Laurencin dans ses bras. Elle en a fait de toutes les gloires artistiques du moment, de Joséphine Baker, André Derain, Pablo Picasso, Henri Matisse. [...] Malheureusement, alors qu'elle pensait que ces poupées allaient continuer à éclairer sa gloire, très peu ont survécu, seulement une quinzaine aujourd'hui. Car ces poupées faites en cuir de chevreau, en papier mâché, ont été données à l'époque à des enfants pour jouer" décrit Benoît Noël.

Jean Cocteau, Manuel Ortiz de Zárate, Henri-Pierre Roché, Marie Vassilieff, Max Jacob et Picasso. En 1916, à Montparnasse, devant le café La Rotonde.
Jean Cocteau, Manuel Ortiz de Zárate, Henri-Pierre Roché, Marie Vassilieff, Max Jacob et Picasso. En 1916, à Montparnasse, devant le café La Rotonde.
© Getty - Fine Art Images / Heritage

Bientôt au Petit Palais, parmi d'autres artistes, en attendant sa rétrospective

Mais comme son atelier de l'Avenue du Maine, Marie Vassilieff reprend des couleurs et refait parler d'elle. En 2019, une exposition à Nogent-sur-Marne invitait déjà à passer une journée avec elle. Deux de ses toiles ont été retenues en 2021 au musée Pouchkine de Moscou pour Les Muses de Montparnasse. Puis, ses poupées portraits ont été mises à l'honneur l'an dernier dans l'exposition Pionnières, au musée du Luxembourg. Enfin,  des photos d'elle ont été choisies pour la dernière Biennale de Venise.

La double exposition de la galerie Livinec a donc été prolongée. Et surtout, celle qui vend les œuvres présentées entre 1 500 euros et un million d'euros confie : "Grâce à la presse, nous avons eu beaucoup de visiteurs et nous avons déjà redécouvert une dizaine d'œuvres, de propriétaires venus nous les proposer. Cela permet de documenter l'œuvre, c'est très très important". Avant d'ajouter : "Nous sommes très heureux parce que toutes les institutions et les musées d'art moderne, à Paris et beaucoup de province aussi, sont venus voir l'exposition. Et on reçoit aussi beaucoup d'artistes."

L'enthousiaste historien de l'art Benoît Noël confirme : "Aujourd'hui, énormément de jeunes conservatrices pensent, comme moi, que c'est presque un scandale qu'il n'y ait jamais eu de rétrospective dans une institution nationale. Mais sous le sceau du secret, parce que c'est tout récent, on peut dire que la plupart des conservatrices et conservateurs sont venus voir l'exposition de la galerie Livinec. Et il y a plus qu'un frémissement, il y a des promesses. Ces promesses seront-elles tenues ? L'avenir nous le dira. Idéalement, une exposition, par exemple au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, serait souhaitable, souhaitée et attendue. Maintenant, évidemment, je ne suis pas plus prophète que cela."

Et de préciser qu'il collabore en ce moment à l'exposition de fin d'année du Petit Palais Paris des modernes, qui inclura l'artiste, ainsi qu'avec la Fondation Guggenheim de Venise, à l'horizon 2026. Benoît Noël ne manque pas de saluer les années passées par Claude Bernès - "amoureux transi de Marie Vassilieff" - et par l'historienne d'art Sylvie Buisson pour réhabiliter ce "tempérament incroyable qui se définissait ni garçon ni fille mais comme une femme-enfant".

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