Marivaux, "L’île des esclaves"
(extrait)
Scène I
Iphicrate s’avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.
Iphicrate, après avoir soupiré.
Arlequin !
Arlequin, avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture.
Mon patron !
Iphicrate
Que deviendrons-nous dans cette île ?
Arlequin
Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon sentiment et notre histoire.
Iphicrate
Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos camarades ont péri, et j’envie maintenant leur sort.
Arlequin
Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
Iphicrate
Dis-moi : quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l’ont enveloppée : je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île, et je suis d’avis que nous les cherchions.
Arlequin
Cherchons, il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d’eau-de-vie : j’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
Iphicrate
Eh ! ne perdons point de temps ; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d’ici. Si je ne me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l’île des Esclaves.
Arlequin
Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
Iphicrate
Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
Arlequin
Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je l’ai entendu dire aussi, mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi.
Iphicrate
Cela est vrai.
Arlequin
Eh ! encore vit-on.
Iphicrate
Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie : Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre ?
Arlequin, prenant sa bouteille pour boire.
Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.
Iphicrate
Suis-moi donc.
Arlequin siffle.
Hu, hu, hu.
Iphicrate
Comment donc ! que veux-tu dire ?
Arlequin, distrait, chante.
Tala ta lara.
Iphicrate
Parle donc, as-tu perdu l’esprit ? à quoi penses-tu ?
Arlequin, riant.
Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m’empêcher d’en rire.
Iphicrate, à part les premiers mots.
Le coquin abuse de ma situation ; j’ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.
Arlequin
J’ai les jambes si engourdies.
Iphicrate
Avançons, je t’en prie.
Arlequin
Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela.
Iphicrate
Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Arlequin, en badinant.
Badin, comme vous tournez cela !
Il chante :
L’embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L’embarquement est divin
Quand on vogue avec Catin.
Iphicrate, retenant sa colère.
Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
Arlequin
Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
Iphicrate
Eh ! ne sais-tu pas que je t’aime ?
Arlequin
Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s’ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge.
Iphicrate, un peu ému.
Mais j’ai besoin d’eux, moi.
Arlequin, indifféremment.
Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !
Iphicrate
Esclave insolent !
Arlequin, riant.
Ah ! ah ! vous parlez la langue d’Athènes ; mauvais jargon que je n’entends plus.
Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
Arlequin, se reculant d’un air sérieux.
Je l’ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes j’étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. Il s’éloigne.
Iphicrate, au désespoir, courant après lui l’épée à la main.
Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
Arlequin
Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde.
Scène II
Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu’ils voient l’épée à la main.
Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens.
Arrêtez, que voulez-vous faire ?
Iphicrate
Punir l’insolence de mon esclave.
Trivelin
Votre esclave ? vous vous trompez, et l’on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l’épée d’Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.
Arlequin
Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes !
Trivelin
Comment vous appelez-vous ?
Arlequin
Est-ce mon nom que vous demandez ?
Trivelin
Oui vraiment.
Arlequin
Je n’en ai point, mon camarade.
Trivelin
Quoi donc, vous n’en avez pas ?
Arlequin
Non, mon camarade ; je n’ai que des sobriquets qu’il m’a donnés ; il m’appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.
Trivelin
Hé ! le terme est sans façon ; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s’appelle-t-il ?
Arlequin
Oh, diantre ! il s’appelle par un nom, lui ; c’est le seigneur Iphicrate.
Trivelin
Eh bien ! changez de nom à présent ; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.
Arlequin, sautant de joie, à son maître.
Oh ! Oh ! que nous allons rire, seigneur Hé !
Trivelin, à Arlequin.
Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu’on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.
Arlequin
Oui, oui, corrigeons, corrigeons !
Iphicrate, regardant Arlequin.
Maraud !
Arlequin
Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend ; cela est-il du jeu ?
Trivelin, à Arlequin.
Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu’il voudra. (À Iphicrate.) Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l’emportement le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous est permis à présent ; mais ce moment-ci passé, n’oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu’il était auprès de vous : ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.
Arlequin
Ah ! la belle charge !
Iphicrate
Moi, l’esclave de ce misérable !
Trivelin
Il a bien été le vôtre.
Arlequin
Hélas ! il n’a qu’à être bien obéissant, j’aurai mille bontés pour lui.
Iphicrate
Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu’il me plaira ; ce n’est pas assez : qu’on m’accorde encore un bâton.
Arlequin
Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins.
Trivelin
Ne craignez rien.
Cléantis, à Trivelin.
Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du même vaisseau ; ne m’oubliez pas, s’il vous plaît.
Trivelin
Non, ma belle enfant ; j’ai bien connu votre condition à votre habit, et j’allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l’ai vu l’épée à la main. Laissez-moi achever ce que j’avais à dire. Arlequin !
Arlequin, croyant qu’on l’appelle.
Eh !… À propos, je m’appelle Iphicrate.
Trivelin, continuant.
Tâchez de vous calmer ; vous savez qui nous sommes, sans doute ?
Arlequin
Oh ! morbleu ! d’aimables gens.
Cléantis
Et raisonnables.
Trivelin
Ne m’interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s’établir ici, dans le ressentiment des outrages qu’ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu’ils y firent fut d’ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cette loi ; vingt ans après, la raison l’abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard ; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.
Arlequin
Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte ?
Trivelin
Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre fortune plus mauvaise : commencez votre nouveau régime de vie par la patience.
Arlequin
Dès que c’est pour son bien, qu’y a-t-il à dire ?
Trivelin, aux esclaves.
Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l’autre ; vous aurez soin de changer d’habit ensemble, c’est l’ordre. (À Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à côté, où l’on vous donnera à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état ; après quoi l’on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu’on les conduise. (Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s’en allant, fait de grandes révérences à Cléantis.)