Masque, gilet jaune, bouteille en plastique… L'histoire mondiale de ces objets qui font l’actualité
Par Pauline PetitD'où viennent les objets qui nous entourent ? Du stylo bille au sex-toy en passant par le téléphone, Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre proposent une histoire de la mondialisation par les objets dans "Le Magasin du monde" (Fayard). Certains d'entre eux ont récemment marqué l'actualité.
Masque sur le nez, vous avez retrouvé le bureau, accroché une carte postale et disposé devant vous quelques coquillages en souvenir des vacances... mais l'ordinateur chauffe déjà, le téléphone sonne et votre stylo-bille tout neuf est prêt à noircir le calendrier de nouveaux rendez-vous. D'où viennent ces objets familiers ? En retraçant leurs parcours à travers le temps et le monde, des historiens nous font vivre un grand voyage matériel et culturel dans Le magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, ouvrage collectif dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre et publié aux éditions Fayard.
Dans le sillage des études d'histoire mondiale, Le magasin du monde montre comment depuis le XVIIIe siècle, la production des artefacts que nous utilisons quotidiennement sont les produits d'une logique d'échanges entre les hommes dans le monde. "Quels que soient les lieux de leur fabrication, tout en restant apparemment les mêmes, ils ont été échangés, manipulés, appropriés de façon très différente selon les moments et les lieux. (...) Par un paradoxe apparent, les objets sont en réalité le meilleur biais, à l’échelle du monde, pour appréhender les humains", soulignent Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou en introduction.
Parce qu'il devient difficile de s'en séparer (le smartphone) ou, au contraire, qu'ils sont devenus indésirables (la bouteille en plastique), parce ce qu'ils sont devenus politiques (le gilet jaune) ou qu'ils nous aident à traverser une pandémie (le masque prophylactique), certains des objets étudiés ici ont récemment marqué l'actualité. En les replaçant dans une histoire mondiale, les autrices et auteurs de cet essai restituent à ces objets quotidiens toute leur singularité.
De l'usine chinoise au rond-point, le gilet jaune descend dans la rue
2008 : le gilet de "haute visibilité" est devenu obligatoire dans les voitures. Karl Lagerfeld pose avec l'accessoire de mode automobile pour une campagne de sécurité routière : "C'est jaune, c'est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut sauver la vie."
2018 : le gilet jaune colore les manifestations qui rythment l'actualité sociale et politique. Porté en étendard de leur colère par des milliers de Français, ce vêtement "qu'on a tous dans sa bagnole" (comme le décrivait Ghislain Coutard à l'origine du mouvement) devient par métonymie le nom d'une protestation nationale, initialement contre la hausse du prix du carburant. En dix ans, le gilet fluorescent s'est symboliquement transformé. Mais d'où vient-il ? Léna Mauger retrace son parcours mondial dans Le Magasin du monde, en soulignant un paradoxe : arborés par les manifestants pour "s'attaquer aux puissants, et ainsi rendre visible les invisibles", l'existence même de cet objet "menace la leur" :
[Le gilet jaune] est l’objet mondialisé par excellence, distribué par des entreprises qui ont fermé leurs usines en France pour acheter là où la main-d’oeuvre est moins chère, en Pologne, en Roumanie, au Sri Lanka, au Pérou, en Argentine, au Brésil, en Turquie, en Inde, et surtout en Chine. Par exemple, Delta plus, société familiale créée en 1970 dans le sud de la France, devenue le "spécialiste mondial des équipements de protection individuel", vante sa diffusion dans 90 pays, ses 27 filiales en Europe, Asie et Amérique latine, ses 10 000 distributeurs et 1 800 salariés. Léna Mauger
Composé de fibres synthétiques pétrochimiques, d'un tissu fabriqué à partir d'une pâte de plastique extrudée, de bandes réfléchissantes issues de micro-billes de verre ou plastique, le gilet jaune est le résultat d'une confection mondialisée dont la matière première est gérée par des sous-traitants, souvent installés dans des villes chinoises nouvellement créées pour désengorger les mégalopoles trop polluées. C'est alors le début d'un long voyage. Des étals du marché de Canton aux géantes plateformes d'e-commerce, des lots de gilets jaunes s'écoulent pour 70 centimes d'euro, parfois seulement 40 centimes, note Léna Mauger. Pour arriver jusqu'à Lyon par exemple, le gilet emprunte l'ancienne route de la soie, avale 11 3000 kilomètres en compagnie d'un tas d'écouteurs ou de tee-shirts. En Europe, il se revendra alors "entre 2,90 et 5 euros".
Même schéma pour le gilet jaune vendu 4,90 euros chez Castorama : la chaîne, au départ simple magasin de négoce d’outillage à Lille, a été rachetée par le groupe britannique Kingfisher en 2002, une multinationale spécialisée dans l’amélioration de l’habitat. Parmi les actionnaires, BlackRock, le fonds de pension le plus influent du monde, avec 6 000 milliards d’actifs. Les employés de Casto, touchés par les exigences de cadence, la déshumanisation, les délocalisations, font partie des Français qui portent chaque samedi un gilet jaune pour manifester. Léna Mauger
"Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe, c’est-à-dire extérieur de quelque façon à une relation qu’il ne fait plus que signifier" écrivait le philosophe Jean Baudrillard dans Le Système des objets (Gallimard, 1968). Le gilet jaune, objet mondialisé produit en masse par de grandes multinationales, et endossé en signe de contestation de la Belgique à l’Israël en passant par la Bulgarie, raconte aussi le devenir symbolique de l'objet.
Le masque, un bout de tissu géopolitique
Qu'il soit jetable ou réutilisable, on ne parle que de lui depuis quelques mois : le masque. Malgré les débats sur son efficacité, tant qu’il n’existe pas de vaccin, il est l’accessoire indispensable de la lutte contre le Covid-19, recommandé par toutes les organisations sanitaires internationales. Chargé de retracer son histoire mondiale, Frédéric Vagneron, historien spécialiste des épidémies l'annonce d'emblée : aujourd'hui, le masque constitue "une ressource rare traduisant la géopolitique de sa production d’objet de grande consommation."
Le masque prophylactique émerge au XIXe siècle, au moment où se développent la médecine moderne, l’étude des maladies infectieuses et les campagnes de vaccination. "Le masque épidémique incarne l’individualisation des protections, à l’instar du masque chirurgical dont l’usage est promu en Allemagne dès les années 1890 par le médecin Carl Flügge pour éviter l’infection des malades par les soignants via les gouttelettes expirées" explique l'historien. Ce n'est plus le bec allongé et rempli d’aromates qu'arboraient les médecins de peste au Moyen Âge, mais un masque composé de couches de coton maintenues par un élastique. L'accessoire se démocratise au cours du XXe siècle, notamment dans le cadre de la lutte contre la peste de Mandchourie, en 1911 :
Le rôle du médecin chinois Wu dans la popularisation du masque marque une étape dans la proclamation de la Chine comme État moderne et scientifique face aux intérêts impérialistes. En comparaison, l’usage du masque lors de la grippe de 1918-1920 est plus mitigé. Hormis quelques localités d’Europe et d’Amérique du Nord, seules les autorités japonaises semblent l’avoir préconisé systématiquement. Frédéric Vagneron
A partir de 1950, les masques s'installent dans les hôpitaux des pays les plus industrialisés, où le niveau des normes d’hygiène augmente. Au Japon et en Chine, le port du masque se généralise dans l’espace public à cause d’une hausse des allergies au pollen à partir des années 1980, mais aussi de la pollution de l’air dans les grandes villes. Ce sont ensuite les virus des maladies dites "émergentes" (SRAS, H5N1, Ebola…) qui vont faire de la production et diffusion du masque un enjeu de santé publique… et de géopolitique commerciale :
La tension exceptionnelle sur la chaîne de production des masques chirurgicaux et des respirateurs, utilisant comme filtres des polymères synthétiques, a révélé combien le système-monde du XXIe siècle dépend de certains espaces productifs pour fabriquer des objets devenus majoritairement jetables dans les années 1970. La dépendance aux matériaux de l’industrie chimique, comme le polypropylène, montre l’importance de la délocalisation des unités de production en Asie par les firmes internationales. (...) Les autres pays n’ont pu que que renforcer des unités productives localement limitées, ou promouvoir des confections en tissu, y compris par leurs concitoyens (généralement les femmes), aux qualités de filtration imparfaites. Frédéric Vagneron
Face aux risques environnementaux et sanitaires planétaires, ce cache-nez et bouche semble être un bouclier bien fragile. Pourtant, en mettant à jour des dépendances internationales, l'actuelle crise sanitaire a quasi fait de lui un bien de première nécessité. Objet double-face (le tissu blanc à l’intérieur, la surface colorée à l’extérieur...), le masque exerce aussi une double fonction, souligne Frédéric Vagneron : c’est parce qu’il empêche la circulation des virus et microbes qu’il permet celle des échanges interpersonnels.
La bouteille plastique : un "marqueur stratigraphique de l’anthropocène"
Dans certaines entreprises, elles sont devenues indésirables : les bouteilles d’eau en plastique. Pour des raisons écologiques, certains leur préfèrent la gourde en verre ou en inox et s’accommodent parfaitement d’un grand cru du robinet. Pratique, ergonomique et peu chère, la bouteille en plastique avait pourtant tout pour séduire, constate l’histoire Nicolas Marty dans l’essai dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre.
La technicité de cet objet vient d’abord de sa matière. Après les premières bouteilles en grès, au milieu du XIXe siècle "l’eau vendue en bouteille en verre a gagné des marchés fragmentés en Europe (….) En même temps que se mettaient en place des réseaux de distribution publique d’eau potable" écrit Nicolas Marty. Dans la course à la rentabilité qui se joue chez les détaillants va émerger l’idée d’un nouveau matériau pour la bouteille : le plastique. Il est d’autant plus séduisant que la croissance des industries pétrolières pousse les entrepreneurs à lui trouver toujours plus d’applications. En 1968, la marque Vittel développe la première bouteille d'eau en Polychlorure de Vinyle ou PVC. Née de la rencontre non fortuite entre l’industrie des boissons de large diffusion et celle des matériaux d’emballage, la bouteille plastique est une star :
Le produit remporte un succès immédiat. La grande revue professionnelle française Libre Service Actualité titre en décembre 1968 : "Un des espoirs fondamentaux de la distribution se réalise." Le basculement est quasi général. Légère, transparente, incassable, transportable, mobile, ses nombreuses qualités en font un succès français remarquable, observé par toutes les grandes entreprises de boissons industrielles. Nicolas Marty
A leur tour, les Etats-Unis créent leur propre bouteille de soda en plastique dans "un matériau plus solide et plus stable que le PVC" : le polytéréphtalate d'éthylène ou PET, une matière synthétique de la famille des polyesters, constitué de pétrole, de gaz naturel ou de matières végétales. La production massive de bouteilles en plastique accompagne un changement de paradigme de consommation :
La bouteille plastique se retrouve dès lors très rapidement aux quatre coins du monde. Elle modifie radicalement les modes de boire, la relation même que les sociétés ont à l’eau, en la faisant passer d’un bien naturel et public à une sorte d’objet portable de propriété individuelle. De ce fait, elle contribue grandement aussi à la mise en place d’un nouveau régime de déchet, installant l’habitude du jetable. Nicolas Marty
Dans certaines régions du monde sont apparus des lieux dédiés au tri des déchets plastiques – aux premiers rangs desquels on retrouve notre bouteille d’eau - parfois appelés "villages plastiques". "Il faut attendre les années 1980 pour que les études, initiées dans le monde scandinave sur les coûts globaux (Life Cycle Assessment) de ces types d’emballage, suscitent de fortes critiques, note Nicolas Marty. Celles-ci ont entraîné la mobilisation d’associations, d’organisations non gouvernementales puis de groupes politiques en faveur d’un boycott des bouteilles plastiques et de solutions alternatives." Mais l'on ne se débarrassera pas aussi facilement de l’omniprésente et universelle bouteille d’eau : depuis des dizaines d’années, elle nous lègue un tas de micro- et nanoparticules de polymères...
"Les objets en particulier n'épuisent pas leur sens dans leur matérialité et leur fonction pratique", écrivait Jean Baudrillard dans son Système des objets. Pris dans des circuits d’échanges et de commercialisation, les objets qui habitent notre quotidien le sont également dans des réseaux symboliques et de modes versatiles. C'est ce que l'on redécouvre en pénétrant dans ce Magasin du monde, l'histoire des objets, c'est aussi celle de leurs usages et réappropriations à travers le monde.