Masturbation, tampons, consentement : contre le marketing niais, un classique féministe se réinvente
Par Chloé Leprince"Notre Corps, nous-mêmes" sortait aux Etats-Unis il y a 50 ans. Les femmes qui l'écrivent élaborent ensemble un savoir collectif sur leur corps, depuis leur propre corps : l'intime est politique et le pouvoir médical, patriarcal. Il reparaît en français, en plein jackpot du développement personnel.
Le livre s'appelle Notre Corps, nous-mêmes. Pour certains, mais surtout pour certaines, le titre sera comme une évidence, qui frappe manifestement au coin du souvenir de quelques séances, jambes nues, écartées devant le miroir, ou de dilemmes adolescents - non, ça ne rend pas sourde, voir croquis page 98. Pour d’autres, ce livre qui sort ce 20 février aux éditions Hors d’atteinte sonnera comme l’indice de ce qu’aurait pu être une entrée dans la puberté et/ou la sexualité voire la vie conjugale moins heurtée, plus éclairée. Et peut-être moins solitaire, aussi.
Car ce livre qui paraît en 2020 au bout de trois ans de travail n’est ni tout à fait inédit, ni tout à fait identique. Monument de la littérature féministe à vocation pédagogique et émancipatrice, il est d’abord sorti aux États-Unis. C’était en 1970, sous le titre Women and Their Bodies ("Les Femmes et leur corps"). En fait de monument, on parlait plutôt de “brochure” ou encore de “livret” (en tout, 136 pages sur papier journal, moins d’un dollar l’exemplaire à l’époque). Un an plus tard, revoilà le texte publié sous le titre Our Bodies, ourselves, cette fois par New England Free Press. Puis, en 1973, par la maison d’édition Simon & Shusters. “OBOS” est devenu un phénomène d'édition, à raison d'une réédition tous les cinq ans en moyenne - mais rien depuis 2011.
La France le découvrira en 1977, mais pas comme une stricte entreprise de traduction : il s’agit déjà, à l’époque, de l’adapter au contexte français, et de moissonner des centaines de témoignages de ce côté-ci de l'Atlantique. Un collectif quasi-bénévole est aux manettes. Ses membres s’appellent Nicole Bizos, Koulibali (juste un prénom), Sophie Mayoux, Brigitte Petit-Archambault, Anne Raulin et Lyba Spring. Ce sera, déjà, Notre Corps, nous-mêmes, paru chez Albin Michel… et épuisé depuis de nombreuses années.
Sida, violences gynécologiques : le corps des femmes mis à jour
Réimprimé plusieurs fois, il n’avait jamais été actualisé. Or, à bien des égards, un monde sépare 1977 et 2020 : “Lorsque le livre est sorti, on ne parlait pas encore du sida, l’homosexualité était classée comme une maladie mentale, le terme « violences obstétricales » n'existait pas et le viol conjugal n'était pas reconnu”, expliquait le nouveau collectif forgé voilà trois ans sous la houlette de l'éditrice, Marie Hermann, durant une campagne de financement participatif.
Quarante ans plus tard, le livre s'est, au fond, réinventé. Et la dynamique dans laquelle il s’enracine, comme régénérée. Au bout des 381 pages, on trouve deux pages d’index, écrites petit, avec “A” comme “accouchement”, “G” comme “genre (identité de)” - et pas “(théorie du)”. Ou “H” pour “hormones” mais aussi “harcèlement sexuel”, “hétérosexualité”, “homophobie”, “hymen”, et “P” comme “patriarcat” mais encore “périnée”, “pilule contraceptive”, “post-partum”, “première fois” “prolapsus (descente d’organes)” ou “puberté”.
De “boulimie” à “travail”, et de “col de l’utérus” à “virginité” en passant par “colère” ou “queer”, ce livre est une mine : une mine de textes d’essence pédagogique, de témoignages, de schémas, et même de photos, envoyées par des dizaines de femmes anonymes durant la gestation de l’ouvrage, résolument contributif. Car pour édifier ce que ce très laïc “Nouveau Testament" est à la Bible d’origine, un collectif de neuf femmes s’est directement appuyé sur les témoignages de près de 400 femmes. Elles s'appellent Mathilde Blézat, Hélène de Gunzbourg, Naïke Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy Fofana, Nana Kinski et Yéléna Perret et pendant trois ans, moyennant des dizaines d’ateliers publics organisés pour recueillir cette parole experte de soi-même, elles ont engrangé la matière grise destinée à cette réédition : une kyrielle de ressources aussi pointues qu’ordinaires, sur un très large éventail de ce que peut bien recouvrir ce qu'on appelle "la féminité", et qui se déploie corps et âme grosso modo.
Le livre, qui compte aussi des repères et une bibliographie très utile à la fin de chaque séquence, a une vocation émancipatrice par tout le savoir pratique qu’il encapsule - et pour ça, on ne peut qu’espérer qu’il soit acheté par le CDI de tous les collèges et lycées (sans oublier évidemment centres sociaux et autres planning familiaux). Mais cette ambition émancipatrice tient aussi de ce qu'il procède d’un auto-savoir.
Face au pouvoir médical, l'intimité en contre-offensive
Car cette auto-expertise implique non seulement une parole qui s’autorise elle-même, mais aussi une pugnacité : quand il émerge à la fin des années 1960 outre-Atlantique, ce projet est celui d’une contre-expertise, comme on dirait “contre-offensive”. Cette dynamique s’encastre dans une balistique plus vaste, qui irrigue très largement les mouvements féministes et notamment ce qu’on appellera, de façon souvent un peu réductrice, “la deuxième vague du féminisme” : politiser l’intime, et considérer le corps des femmes comme un enjeu politique.
Mais au fond, cette contre-expertise puise au-delà de cette affirmation du corps comme territoire politique. Elle s’inscrit à l'époque dans ce qu'on appelle le mouvement du “self-help”, qui entendait dé-confisquer le savoir médical. C’était vrai des premières moutures, dès celle qui voyait le jour à Boston il y a pile cinquante ans. Et c’est toujours vrai avec la réédition 2020 en français de ce livre un peu étrange, qui ne ressemble ni à une profession de foi féministe, ni à un kit de développement personnel.
A l'origine du manuel féministe il y a cinquante ans, on retrouve un collectif pour la santé des femmes, qui gravite autour de l'université de Boston, en 1969. Elles sont douze, entre 23 et 39 ans, qui souvent militent pour les droits civiques, et les voilà qui se rassemblent sous la bannière du Boston Women’s Health Book Collective (le “Collectif de Boston pour le livre sur la santé des femmes”). Cette dimension médicale est essentielle. Car, à une époque où avorter était encore illégal et où les médecins étaient majoritairement des hommes, il s’agissait pour ces douze autrices-là de déconstruire les rapports de pouvoir entre les femmes et les médecins, en même temps que de donner aux femmes des clefs pour vivre leur propre corps. En considérant que l’un ne va pas sans l’autre : l’entreprise n’est pas seulement affaire de vulgarisation ; elle est aussi affaire de contre-discours. D'ailleurs, l'une des douze autrices américaines se souvient avoir pensé "écrire un chapitre pour changer le monde".
Dans Notre Corps, nous-mêmes, huit pages sont consacrées à l'auto-examen, seule ou en groupe, et page 295, Lucile, 29 ans, dit : "Il y a un monde entre ma vie avant l'auto-examen et ma vie après. Ça m'a donné de la légitimité à questionner ce que faisaient les médecins, même le dentiste, même le gars qui m'a opérée des yeux et à qui j'ai posé tellement de questions ! Et aussi, j'ai mieux compris le consentement dans le domaine sexuel". Cette citation est d'aujourd'hui. Mais il y a cinquante ans, c'est par exemple avec un mouvement comme celui en faveur de l'auto-avortement que le projet "OBOS" apparaissait siamois à bien des égards.
A l’époque, le self-help consiste à (re)prendre le pouvoir sur son corps quand on est une femme, mais dans une dynamique collective. Investir son corps, c’est investir un terrain politique, et ça passe par l’élaboration d’un savoir autant que de savoir-faire. La chercheuse Lucile Ruault, qui a travaillé sur la circulation transatlantique du self-help, estimait en 2016, dans la revue Critique internationale, qu’en 1973, pas moins de “1 200 groupes se réclamaient du Women’s Health Movement aux États-Unis”, et “plusieurs centaines pratiquent l’auto-gynécologie”.
Du "self-help" collectif aux tutos chacun pour soi
En parlant infections, règles, poils ou accouchement, ces femmes-là parlent politique. Elles entendent faire la peau au patriarcat qui avance main dans la main avec l’expertise consacrée, et qui objectifie le corps tout en imposant des normes, des façons de faire, et charrie, au passage, tout un discours sur ce qui se fait (et ce qui ne se fait pas).
Pour le mouvement féministe de l'époque, au début des années 1970, le self-help sur son versant médical est aussi une façon de recruter : les groupes de parole et les lieux d’échanges sur les pratiques alimentent la dynamique de partage d'expertise autant qu’ils la disséminent. Et Our Bodies, ourselves s’impose rapidement comme un repère essentiel, depuis sa dimension fondamentalement empirique, pratique.
Lucile Ruault en parle aussi comme d’un “vecteur crucial d’importation” côté français, citant l’une des adaptatrices de "OBOS" en français : trente-sept ans plus tard, la voilà au printemps 2014 qui énumérait encore, en entretien :
Ça s’est vendu au total entre 80 000 et 100 000 exemplaires. C’est phénoménal ! C’est toute une génération de femmes qui non seulement l’ont lu, mais l’ont transmis à leurs filles.
Tandis que la version en français devenait à son tour une Bible, ce féminisme américain a aussi exporté le self-help dans l'Hexagone_._ La greffe ne sera pas parfaite, et des résistances demeureront. N'empêche, en France aussi, cette dynamique était compatible, notamment, avec un mouvement comme celui des auto-avortements, qui se développait justement du côté de certains groupes locaux du MLAC (avant, et même parfois après la légalisation de l’avortement par les lois Veil). En commun, en particulier : un savoir médical qui se revendique horizontal, et la volonté d'élaborer une parole sur soi comme de décider pour soi.
Au moment où la chercheuse Lucile Ruault publiait son article dans Critique internationale, en 2016, elle notait qu’on trouvait encore très peu de travaux académiques sur le self-help en France. Or le mouvement n'est pas seulement méconnu de ce côté-ci de l'Atlantique : à bien des égards, il s'est aussi obscurci avec les années. Et il n'y a pas toujours de boussole pour se repérer dans le brouillard.
Savoir horizontal vs expertise marketing
Le self-help a ainsi vu ses contours se flouter à mesure qu'une certaine idée de l'émancipation se transformait en jackpot commercial. Dans les gigantesques rayons "développement personnel", les tout premiers écrits de self-help en français (qui datent de la première moitié des années 1970), se retrouvent désormais ensevelis sous une pile de tutoriels pré-mâchés, prêts à gober chacune pour soi.
Est-ce bien toujours du self-help... ou plutôt un art consommé du marketing qui sait vendre aux femmes des conseils individualisés, segmentés, sur leur vie ou leur santé comme on se frotte les mains devant une part de gâteau ? En mutant vers des contours approximatifs, le self-help ne s'est pas seulement banalisé. Il y a aussi perdu au passage en substance politique :
- d'abord parce que ces juteuses propositions éditoriales sont souvent infiniment plus verticales : c'est tout le principe du coaching et de l'expertise, qui s'érigent en mille-feuilles et n'ont plus grand chose à voir avec un savoir sur soi-même, qui s'élabore depuis soi-même
- mais aussi parce que le "aide-toi toi-même" qui servait de substrat au projet Our Bodies, ourselves, résonne plus individualiste que jamais, quarante ans plus tard.
Il faut dire que l'équilibre était précaire et le fil de l'élan collectif, ténu : aux origines les plus reculées du self-help, on trouve en fait un Britannique, Samuel Smiles et son livre de 1859, qui justement s’intitulait Self-help. Or, de ce Smiles, on a retenu qu’il faisait l’éloge de l’initiative privée et de l’individualisme. C'est lui qui écrivait par exemple :
"Aide-toi, le Ciel t’aidera" est une maxime d’une valeur éprouvée, et qui renferme dans un cadre des plus étroits les résultats de la plus vaste expérience. L’esprit de spontanéité individuelle est la source de tout développement normal dans l’individu, et lorsqu’il se manifeste chez un grand nombre d’hommes, il constitue le vrai fondement de la force et de la vigueur nationales. [...] Partout où l’individu est soumis à un excès de protection et de gouvernement, la tendance inévitable du système est de le réduire à un état d’impuissance relative.
En se réappropriant le self-help dans les années 1960 et 1970 au moment où explosait "OBOS", le féminisme américain avait enfoncé un premier coin. Un demi-siècle plus tard, c'est à nouveau l'enjeu de l'édition 2020 de ce livre un peu étrange qui remonte le fleuve à contre-courant. Pour dé-confisquer non plus seulement le discours sur le corps des femmes, mais aussi le self-help tout court.
Si le self-help est cannibalisé par un business lucratif, Notre Corps, nous-mêmes peut-il faire office de pierre angulaire à sa nouvelle contre-culture ? Jamais réédité depuis sa version de 1977, l'oubli relatif dans lequel le livre était tombé dit quelque chose d'une transmission entre générations féministes qui battrait de l’aile. Or il y a urgence : aux États-Unis, l’ONG de Boston qui publiait Our Bodies, ourselves depuis 50 ans a fait savoir en 2018 qu’il n’y aurait plus de réédition. Précisément au moment où les droits des femmes apparaissent en péril - à commencer par celui d'avorter.