Michel Eltchaninoff : "ll ne faut pas jeter les conquêtes démocratiques par désillusion"
Par Hélène Combis
Entretien avec Michel Eltchaninoff, fondateur de l'association Les Nouveaux dissidents, qui porte la voix et se fait l'écho de l'action des dissidents du planisphère.
Michel Eltchaninoff est enseignant de philosophie en disponibilité, essayiste, et rédacteur en chef du mensuel Philosophie Magazine. Fondateur de l'association des "Nouveaux dissidents", et auteur d'un ouvrage relatant diverses rencontres avec des dissidents sur tout le planisphère (Stock, 2016), il explique que l'émergence de ce projet était fortement liée à une histoire personnelle, et que le mot "dissident" lui a été familier très tôt : lorsqu'il était enfant, ses parents, résidant en France, envoyaient de la littérature interdite en Union soviétique, ou de l’argent pour les familles de prisonniers politiques. Entretien.
Qui sont les "nouveaux dissidents" ?
Ce sont des personnes qui mènent une forme de combat éthique, qui prennent conscience qu’il n’est plus possible de mentir, d’obéir ou d’accepter telle ou telle compromission, dans un contexte de pouvoir — Etat, société ou entreprise. Ils agissent d’abord en leur nom propre suite à une réflexion ou un ébranlement éthique, même s’ils mènent ensuite éventuellement une action collective. Ils ne sont pas les pas les petits soldats d’une idéologie ou d’une organisation structurée. Ce sont ensuite des gens qui agissent sans violence, ils font le choix de ne pas prendre les armes dans un régime oppressif, pour des raisons diverses. En outre, ils n’agissent pas en clandestins mais à visage découvert. Ceci explique qu'ils soient souvent persécutés par le pouvoir, jetés en prison. Enfin, un dissident, au sens propre, c'est quelqu’un qui fait sécession par rapport à la majorité, ce qui lui pose des problèmes : il est souvent considéré comme un mouton noir. En réalité, il est souvent juste en avance sur son temps !
Depuis la chute du mur de Berlin, l’idée généralement partagée était que la démocratie allait progressivement s’installer un peu partout dans le monde. Cela s’est passé autrement. Les dissidents n’ont jamais disparu des pays comme la Chine ou l’Iran, et de nouveaux dissidents sont apparus, dans les années 2000-2010. On s’est aperçu que la démocratisation du monde était un rêve de visionnaire et qu’au contraire, il y avait de plus en plus de régimes autoritaires et identitaires qui, soit se maintenaient, soit apparaissaient : la Russie de Vladimir Poutine depuis les années 2000, la Turquie d’Erdogan un peu plus tard, la Chine de Xi Jinping qui est en train de redevenir totalitaire depuis son arrivée au pouvoir en 2012, l’Inde de Narendra Modi, leader d'un parti nationaliste hindou… Les dissidents d’aujourd’hui reprennent le flambeau des précurseurs, Andreï Sakharov, Alexandre, Soljenytsine ou Vladimir Boukovski, pour protester contre cette nouvelle vague de régimes autoritaires.
Les Etats oppressifs comptent sur l’oubli des dissidents. En effet le fait d’en parler, comme on parle par exemple aujourd'hui des prisonniers ukrainiens, les aide et, d’une certaine manière, les protège. L’Etat qui les opprime n’ose pas être trop brutal, car ce sont des personnes connues et soutenues dans le monde entier.
L’art semble être le levier principal de leur action... ?
Pas uniquement. C’est très divers. Par exemple, au Mexique, où l’un des principaux problèmes est la criminalité due au narcotrafic et la disparition de personnes, j’ai rencontré des "mères", des femmes de 30 à 50 ans, qui ont très peur que leurs enfants soient eux aussi victimes de cette violence. Ces femmes exercent des métiers qui ne sont pas artistiques, mais elles ont décidé d’alerter l’opinion à travers des flashmob, des petites mises en scène assez joyeuses, dans des lieux publics, en plein Mexico, destinées à alerter tous les citoyens. Elles agissent et inventent, à leur manière.
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Il y a bien sûr des intellectuels, des artistes, des écrivains, des groupes d’art contemporain comme les Pussy Riot en Russie, Ai Weiwei en Chine, mais aussi énormément de personnes qui inventent leur mode d’action. Au Mexique toujours, il existe une grande tradition de peinture murale. Il y a quelques mois, dans la ville d’Iguala, là où ont disparu les quarante-trois étudiants d’Ayotzinapa en septembre 2014, des citoyens ont réalisé une peinture murale pour commémorer cette disparition.

Face à un Etat et à des structures oppressives, il faut nécessairement déployer de la créativité : brandir le droit pour mettre le pouvoir en défaut, inventer des formes originales de manifestations, peindre, photographier, écrire...
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Pensez-vous qu'internet ait favorisé l’émergence de nouveaux dissidents ?
Internet n’est rien d'autre qu'un nouveau terrain de lutte. Dans son ouvrage intitulé _The Net Delusion (_2011), le spécialiste américain d’internet Evgeny Morozov bat en brèche l’idée suivant laquelle internet allait d’un coup libérer le monde. Si les protestataires s’en sont emparés pour diffuser des appels à manifester, pour répandre leurs idées, les Etats ont très rapidement investi ce terrain en y installant la censure, la surveillance, ou en manipulant des contenus afin de mener une guerre de l’information. Internet ne libère pas mécaniquement une société.
En 2016 vous décidez de créer cette association. Dans quel contexte, et avec quels objectifs ?
Tout est parti d’une question : la dissidence, terme ancien, avait-elle encore une validité aujourd’hui ? Après avoir beaucoup voyagé, beaucoup observé, je me suis convaincu de la pertinence de cette notion. Et lorsque nous avons créé l’association, avec un groupe d’amis, il s’est passé quelque chose d'étrange. Nous l’avons lancée, fin 2016, au moment de l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Et soudain, beaucoup de personnes ont compris que la dissidence, le combat pacifique et personnel pour des valeurs démocratiques, ne concernait pas uniquement des pays lointains. Etre dissident n’avait tout à coup plus rien d’exotique !
Avec le "Muslim Ban" ou la dénonciation des accords sur le climat, on allait peut-être voir émerger des dissidences dans des pays démocratiques. A notre soirée de lancement, nous n’attendions pas grand-monde, et nous nous sommes retrouvés à près de quatre cent personnes, inquiètes de l’évolution très rapide du monde. La suite a malheureusement confirmé cette tendance. Avec la victoire de partis nationalistes ou populistes en Europe et dans le monde, la dissidence prend un sens beaucoup plus brûlant. Nous souhaitions donc, avec mes collègues, créer un lieu de rencontre pour des dissidents du monde entier, un lieu virtuel, sur notre site internet, et des lieux réels. La situation est difficile et des nouveaux dissidents apparaissent partout. Nous sommes actuellement en contact avec des personnes au Brésil, qui craignent que la violence n’accompagne l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Nous avons créé notre association pour les faire connaître, les aider, leur permettre de créer un réseau.
Qui sont les membres des Nouveaux dissidents ?
Nous sommes plusieurs à avoir fondé cette association : Sumi Saint Auguste travaille dans l’édition juridique ; Flore de Borde est journaliste ; Maryna Shcherbyna est chargée de communication dans le milieu associatif ; Alice Syrakvash travaille dans l’audiovisuel. Nous ont ensuite rejoints Stéphane Bentura, journaliste réalisateur de documentaires, Adélaïde Fabre, créatrice de l’agence de programmation culturelle "Et tuttiquanti…", Estelle Lemaître, qui dirige la communication des éditions Actes Sud... Nous sommes soutenus par des centaines de personnes, adhérentes ou non, qui viennent à nos réunions, nous écrivent, nous aident. Nous sommes de simples citoyens, inquiets de ce que nous voyons arriver autour de nous, et sommes tous bénévoles.
Comment mettez vous en valeur ces engagements concrets des dissidents du planisphère ?
Nous avons un site internet sur lequel nous publions leurs histoires, relayons leurs actions. Nous réalisons des interviews, évoquons de nouveaux livres, proposons des analyses... L'axe central de notre action est de faire connaître les dissidents en les présentant au public français. Nous organisons donc des soirées où nous invitons des personnes d’un peu partout. En septembre, nous avons par exemple organisé une soirée à la Mairie de Paris, consacrée à la Turquie. La romancière Asli Erdogan est venue raconter la situation du pays. Notre idée est de présenter les actions concrètes des Nouveaux dissidents, mais sans délaisser non plus le terrain intellectuel. L’enjeu des droits de l’homme a été extrêmement important dans les années 1970-1990. Le marxisme a perdu, notamment en France, son rôle de guide idéologique. De nombreux intellectuels se sont tournés vers la pensée des droits de l’homme, qui est devenue l’horizon de nos sociétés. Mais depuis les années 2000-2010, la valeur des droits de l’homme s’est brutalement démonétisée aux yeux d’un grand nombre de personnes. "Droit-de-l’hommiste" est presque devenu une injure. Considérant les droits de l’homme comme un simple discours, paravent de dominations réelles, une partie de la société est davantage séduite par les idéologies viriles, anti-occidentales, identitaires, portées par des régimes autoritaires, comme la Russie ou la Turquie. Pour combattre l’influence croissante de ces tendances anti-démocratiques, il est indispensable d’essayer de comprendre, sans complaisance, ce qui s’est passé. Il faut réfléchir à ce que dans nos sociétés, on ne jette pas les conquêtes démocratiques par désillusion.
Quel écho votre action a trouvé auprès du public, du monde politique ?
Il est trop tôt pour le mesurer. Mais lorsque nous avons proposé, en plein mois d’août, sur notre page Facebook et Twitter, l'envoi de cartes postales à l’adresse du Palais de l’Elysée à Emmanuel Macron pour lui demander d’agir d’urgence en faveur d’Oleg Sentsov, des centaines de très beaux textes et de très jolies cartes ont été expédiés. Et Emmanuel Macron a appelé Vladimir Poutine pour lui parler d’Oleg Sentsov. Christiane Taubira, la Mairie de Paris... nous ont énormément soutenus. Cette campagne menée pour demander la libération d’Oleg Sentsov, à laquelle nous avons activement participé avec notamment les cinéastes de la Société des Réalisateurs de Films, nous l’avons faite dans un esprit de responsabilité. Notre idée, quand on essaye de faire en sorte de faire avancer une action, c’est de s’adresser à tout le monde, pas seulement aux militants des droits de l’homme, aux protestataires... Pour Sentsov, on est allé voir à la fois le Quai d’Orsay et l’Elysée, mais on a aussi organisé des événements publics, des manifestations, des projections de ses films… et en même temps on a mobilisé des artistes, des écrivains, qui ne sont pas forcément engagés. Nous voulons sortir des jeux de rôle, de l’idée qu’il y a une France militante contre une France indifférente : n’importe qui peut s’intéresser à la situation d’un cinéaste ukrainien, à condition de faire un peu éclater les cadres. Pour Sentsov par exemple, on a demandé à Emmanuel Carrère, qui se tient généralement à l'écart de la politique, d’écrire un texte : ça a permis à des gens a priori peu sensibles à ce sujet, de s’y intéresser.
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On a besoin de dons et d’adhésions pour continuer notre action car nous fonctionnons pour l'instant sans argent. Il suffit de se rendre sur notre site pour nous aider. Nous avons en effet de grandes ambitions : continuer le travail intellectuel, construire un réseau international de nouveaux (et d’anciens!) dissidents... Le mot d’ordre c’est de désenclaver la lutte pour les droits de l’homme. Nous voulons montrer que ce combat peut toucher n’importe qui et qu’il est essentiel pour notre avenir. Comme l’affichait la dissidente soviétique Natalia Gorbanevskaya, qui avait osé manifester, avec sept de ses amis, sur la Place rouge, en août 1968 contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, ce combat se mène "pour votre liberté et pour la nôtre".