Michel Kazatchkine : face au Covid-19, "la sagesse serait de retourner au multilatéral"

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Michel Kazatchkine : face au Covid-19, "la sagesse serait de retourner au multilatéral"

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Chacun pour soi et des frontières qui se ferment : l'un des symboles de ce qu'il faudra réussir à dépasser d'après Michel Kazatchkine, médecin et universitaire français qui a combattu le sida au plus haut des instances internationales.
Chacun pour soi et des frontières qui se ferment : l'un des symboles de ce qu'il faudra réussir à dépasser d'après Michel Kazatchkine, médecin et universitaire français qui a combattu le sida au plus haut des instances internationales.
© Getty - Patrick Pleul / Picture Alliance

Entretien. Grand spécialiste de la question du sida, Michel Kazatchkine a occupé de hautes fonctions internationales dans le domaine de la santé. Il déplore le manque de solidarité dans la gestion de la pandémie. L'heure est au repli sur soi et à la défiance mutuelle quand la réponse devrait être globale.

Diplômé de la faculté Necker-Enfants-Malades et de l'université de Harvard, Michel Kazatchkine est médecin, immunologiste clinique. Il a dirigé l'Agence nationale française pour la recherche sur le sida. Avant d'être nommé directeur exécutif du Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme de 2007 à 2012. Il connaît donc très bien les rouages des grandes organisations internationales qui œuvrent dans le domaine de la santé. Il insiste dans cet entretien sur l'urgence qu'il y a à renforcer le mandat de l'Organisation mondiale de la santé, qui devrait coordonner la lutte contre le Covid-19.

Installé à Genève, la ville où siège l'OMS, il est aujourd'hui senior fellow à l’IHEID, l'Institut de hautes études internationales et du développement, et il y enseigne. Il est aussi conseiller spécial du programme conjoint des Nations unies sur le sida pour l’Europe de l’est et l’Asie centrale. 

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Quelles différences voyez-vous entre le sida et le Covid-19 en ce qui concerne la réponse des autorités ?

A la différence de ce qui s’est passé lors de la prise de conscience du caractère global de l’épidémie du sida, les gouvernements vont à la bataille contre le Covid-19 en ordre dispersé. Chaque pays a pris ses propres décisions fondées sur ses experts nationaux. Vous avez vu, en France, le travail assez remarquable du conseil scientifique Covid-19. Et vous avez observé comment en Angleterre, le premier responsable du Public health england (qui est l'équivalent de Santé Publique France, NDLR) a recommandé une stratégie sur laquelle il a fallu revenir. Au départ, le raisonnement anglais - qui prévaut d’ailleurs encore en Suède, au moment où nous parlons - a été de dire : "Essayons de limiter les dégâts mais laissons le virus pénétrer dans la population pour que le maximum de gens s’immunisent et qu’une large barrière d’immunité acquise dans la population finisse par faire obstacle à la diffusion du virus". Le problème de cette stratégie - et les Anglais l’ont vu sur le terrain - est que beaucoup de gens deviennent infectés en même temps et beaucoup de malades se présentent ainsi aux urgences. Ils doivent être pris en charge en réanimation et les hôpitaux se retrouvent engorgés. L’Angleterre a dû changer de stratégie. 

Certains gouvernements ont fait d’autres choix qui n’avaient pas de fondement scientifique. Aux États-Unis, par exemple, l’interruption de certains vols transatlantiques décidée par le Président Trump était due avant tout à une posture politique. 

(Donald Trump, qui a vivement critiqué cette semaine la gestion de la crise  par l'OMS, allant jusqu'à menacer de ne plus la financer, NDLR)

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Matières à penser avec René Frydman
44 min

L'Italie a très vite confiné sa population et mis des villes en quarantaine, la France a tardé et convoqué des élections municipales. Le Président Trump a d'abord nié l'épidémie avant d'interdire toutes les liaisons aériennes, quelles décisions aurait-il fallu prendre ? 

L’OMS - l’Organisation mondiale de la santé - n’a jamais recommandé la fermeture des frontières, mais a toujours dit : il faut tester, tester, tester, isoler les cas positifs, retrouver les contacts des cas positifs et les confiner, plutôt que de confiner tout le monde. Mais ces recommandations n’ont pas été vraiment suivies. Elles ne pouvaient d’ailleurs pas l’être dans des pays qui n’avaient pas d’accès suffisant aux tests, comme l’Italie, la France, l’Espagne ou la Suisse dans une moindre mesure. En Europe, seule l’Allemagne a eu les moyens de cette politique.

Le mandat de l’Organisation mondiale de la santé - qui lui a été donné par tous les États membres des Nations unies - est de coordonner la réponse aux grandes urgences sanitaires mondiales. L’OMS a déclaré la maladie "urgence sanitaire d’échelle mondiale" le 30 janvier. Elle l’a déclarée "pandémie" le 11 mars. Mais finalement, sa parole - qui j’espère a mobilisé les énergies dans les pays encore peu touchés pour qu’ils se préparent plus - n’a pas beaucoup influencé les politiques dans nos pays d’Europe occidentale où la situation était déjà, en mars, hors de contrôle - en ce sens que la transmission était intracommunautaire et ne pouvait être freinée que par les mesures de confinement.  

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Pourquoi la stratégie de tests massifs et d’isolement n’a-t-elle pas été suivie partout de la même manière ? 

C’est une stratégie qui a été mise en place en Corée du Sud, à Hong-Kong, à Singapour et en partie aussi au Canada. Je parlais hier avec une collègue du Québec, où le nombre de tests réalisés a été considérable. Mais si vous vous souvenez bien, ces quatre pays ont été très touchés par le SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère) en 2002-2003 et ils ont gardé une mémoire vive de cette épidémie. Ils ont donc eu une capacité de prise de conscience et d’action assez rapide. 

Chez nous, la stratégie a été exactement la même lorsque nous avons eu ce cluster aux Contamines-Montjoie, dans les Alpes. Et puis, on a laissé passer du temps or chaque jour compte dans cette épidémie. Par ailleurs, nous n’avions pas accès à une quantité suffisante de tests. Donc nous n’avons pas mis en place à temps la stratégie "test, trace, isolate"

C’est à ce propos que la polémique peut surgir - même si le temps n’est pas à la polémique - quand on compare notre situation avec l’Allemagne. Les Allemands se sont mis à fabriquer des quantités importantes de tests dès la fin janvier. Et le fait d’avoir mis en place cette stratégie basée sur les tests est en grande partie ce qui explique que le nombre de victimes est significativement moins élevé en Allemagne qu’en France, en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni. Il y a probablement d’autres facteurs, comme la nature de la politique à l’égard des personnes âgées, qui restent beaucoup plus souvent à domicile. 

Comment expliquer que les tests étaient moins disponibles en France, même si la stratégie est en train de changer ? 

On a manqué de réactifs de base qui d’ailleurs, ironiquement, sont produits en grande partie en Chine. Ce n’était pas simple de les faire venir. Mais il y a eu aussi de mauvaises décisions stratégiques. Encore une fois, certains pays d’Asie, mais aussi le Canada et l’Allemagne ont eu des politiques beaucoup plus volontaristes et actives en testant et en isolant le maximum de personnes. 

En France, ce choix n’a pas été fait immédiatement et ensuite on a été dépassé par la situation et il n’y avait plus d’autre possibilité que le confinement strict. Décision qui a été prise et qui a été suivie en France comme dans les pays voisins. C’est une stratégie qui est là surtout pour limiter les dégâts.

Je pense que tout cela va changer dès que l’on va passer au déconfinement, que l’on va avoir accès à de grandes quantités de tests - la France est en train de se réorganiser. On va mettre en place dans les mois qui viennent des recommandations tout à fait différentes. 

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Pourquoi l’OMS a-t-elle préconisé la non-fermeture des frontières ? 

Ces préconisations viennent de ce qu’au moment où les frontières ont commencé à être fermées en Europe, on était déjà dans une transmission intracommunautaire. Que quatre ou cinq personnes malades de plus entrant sur le territoire français n'aurait pas bouleversé le tableau épidémiologique. En revanche, les conséquences économiques peuvent être très importantes : on l’avait vu au moment d’Ebola en Afrique, quand les frontières s’étaient fermées. Et d’autre part, avec la politique que suit le Premier ministre Victor Orban en Hongrie, on voit que l’on peut instrumentaliser cette fermeture des frontières pour mettre en place des politiques nationalistes, souverainistes qui portent atteinte aux droits de l’homme. 

Au moment où l’Europe et le monde font face à une gigantesque crise sanitaire, il est frappant de voir qu’on est en face d’une cacophonie internationale, où chacun agit de son côté, souvent dans une certaine panique. Et on peut comprendre ce sentiment, car la prise de conscience s’est faite trop tardivement dans un certain nombre d’endroits ; c'est un fait. 

Or, dans son mandat, l'OMS a l'objectif de coordonner ces réponses. Et depuis le début de la crise en janvier, elle émet des recommandations. Elle a entrepris un très gros travail avec ses experts. Mais d’une part on ne le voit pas. Et d’autre part, on ne sent pas de solidarité internationale. Cela dit, j’ai l’impression que depuis une dizaine de jours, dans les éditoriaux qui sont publiés et dans les réflexions de Jacques Delors, d’Hubert Védrine et d’autres, on commence à entendre des voix pour dire : "La sagesse serait de retourner autour de la table, au multilatéral. Une urgence globale sanitaire ne peut se gérer que dans la solidarité intra-européenne et internationale."

J’espère que la gestion des prochains mois - je ne parle pas des deux ou trois mois qui accompagneront le déconfinement, mais de la prochaine année ou des prochains 18 mois - reprendra le chemin du dialogue, de la coordination et de la solidarité. Jusqu'à ce qu'on ait un vaccin.

Michel Kazatchkine a consacré une grande partie de sa carrière à la lutte contre le sida. Ici en 2007 à Sydney comme président du Fonds mondial (à côté d'Anthony Fauci, directeur de l'Institut national des maladies infectieuses aux États-Unis).
Michel Kazatchkine a consacré une grande partie de sa carrière à la lutte contre le sida. Ici en 2007 à Sydney comme président du Fonds mondial (à côté d'Anthony Fauci, directeur de l'Institut national des maladies infectieuses aux États-Unis).
© AFP - Greg Wood

Ce n’est pas facile, car on a affaire à une extrême politisation du débat. Le fait que Donald Trump a appelé ce coronavirus le "virus chinois" ne fait qu’accentuer le combat de coqs entre la Chine et les États-Unis. On verra d’ailleurs quel va être l’impact de cette épidémie sur la politique américaine. Nous ne sommes qu’au début de la prise de conscience de l'ampleur qu'elle va avoir, au-delà de la ville de New-York. Mais le contexte européen et international n’est évidemment pas, ces dernier temps, propice au multilatéralisme. L’heure est au souverainisme, au repli sur soi et à la défiance par rapport aux autres. On l’a vu dans la gestion de la crise migratoire. Reprendre un dialogue va être très difficile. 

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Mais je suis convaincu que la France - historiquement et à travers le Président Macron - et l’Allemagne ont une légitimité à faire appel à la communauté internationale. Elles doivent s’adresser en premier lieu à la communauté européenne – en disant : "Ressaisissez-vous. On ne peut pas continuer à agir chacun de son côté".

L’OMS est une structure internationale : comment peut-on expliquer qu’elle soit si faible ? Elle a même tardé à tirer la sonnette d’alarme sanitaire. 

Elle a un peu cafouillé dans les premières semaines, mais elle a tout de même déclaré l’état d’urgence sanitaire en janvier. Elle aurait pu le faire début janvier mais elle l’a fait à la fin du mois. Cela étant, regardez en France à quel moment on a senti qu’on se mobilisait vraiment autour de l’épidémie : des semaines après

A propos de l’OMS, il faut savoir qu’après le SRAS, les États membres des Nations unies se sont réunis à Genève, parce que l’on voyait les échanges et les voyages internationaux s’accroître de façon exponentielle au début des années 2000. Et ils ont dit : "Attention, il faut qu’on sache se préparer à la prochaine épidémie". Et ils ont signé un traité, ce qui est rarissime à l’OMS. Il y a un traité sur le tabac, mais ce n’est pas une organisation multilatérale qui signe d’ordinaire des traités. 

Ce texte s’appelle le règlement sanitaire international (International Health Regulations) et ce traité dit que tous les États s’engagent à établir des plans nationaux pour pouvoir surveiller, détecter et signaler les urgences sanitaires qui surviendraient - et naturellement y répondre. Chaque année, les États rapportent à l’OMS l’état d’avancement de leur préparation à ces alertes épidémiques. Le problème est que les États rapportent ce qu’ils veulent rapporter. On ne peut pas contrôler ce qu’ils disent. Et dans l’ensemble, beaucoup d’États ne sont pas prêts. 

Une étude est parue dans The Lancet, il y a moins d’un mois, sur 18 critères du règlement sanitaire international. Or, d’après cette étude, 50% des pays du monde ne sont pas prêts. Et, bien entendu, des pays comme la France, l’Italie et la Grande-Bretagne font partie des pays qui, selon les critères du règlement sanitaire international, sont prêts. Pourtant, on voit bien qu’en termes de lits de réanimation, de masques et de tests, nous n’étions pas prêts ! 

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Cela veut-il dire que les critères ne sont pas les bons ? 

Certains de ces critères étaient probablement encore insuffisants. Mais cela veut aussi dire que l’OMS n’a pas de pouvoir contraignant et que les Etats ont la liberté de rapporter eux-mêmes leurs progrès. Cela leur permet d’avancer à leur propre allure et ils trouvent toujours d’autres priorités à financer. 

L’une des conséquences de la crise actuelle sera, je crois, que le monde devra revoir ce Règlement sanitaire international. On donnera, je l’espère, plus de pouvoirs à l’OMS. Dans le climat politique actuel, je doute que l’on puisse lui donner un pouvoir de contrainte ou de sanctions. Mais l’une des suggestions possibles serait que l’OMS puisse envoyer dans les pays des observateurs indépendants pour vérifier ce qui s’y passe. Un peu comme on envoie des observateurs de l’OSCE pour surveiller des élections. En tous cas le système est à revoir.

L’OMS fait des recommandations expertes que, je crois, tout le monde admet, mais sa "faiblesse" réside dans son absence de mandat pour intervenir dans les politiques nationales. De la même façon, à l’échelle intra-européenne, la santé reste un domaine qui est totalement du ressort des États membres et en rien du ressort de la Commission. 

Ce principe de souveraineté nationale tel qu'on le conçoit aujourd'hui ne permet pas à l'OMS de répondre à une crise sanitaire internationale. 

Cette faiblesse est-elle liée au manque d’indépendance de l’OMS ? 

Au plan de l’expertise, je ne vois aucune difficulté. C’est une organisation remarquable. Cela fait vingt ans que je travaille à côté de l’OMS - notamment quand j’étais au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme - et j’ai un très grand respect pour son travail d’expertise. Et en grande partie aussi pour le travail de conseil aux États qu’elle développe dans les pays. 

Maintenant, s’agissant de sa gouvernance, elle a un directeur. Mais ce directeur et la structure qui siège à Genève sont une sorte de secrétariat. La gouvernance effective relève des États membres. Cette Assemblée mondiale de la santé, qui rassemble les quelques 194 pays membres de l’OMS, se réunit chaque année. Elle se retrouve surtout, plus fréquemment, sous le format de ce qu’on appelle l’executive board, et qui est l’organe de gouvernance. Et ce dernier a la faiblesse du système onusien, c’est-à-dire qu’il fonctionne par consensus. 

Le consensus est souvent un dénominateur commun qui n’est pas très puissant, en terme de décisions. C’est l’une des faiblesses fondamentales de l’institution. La seconde, c’est que beaucoup des financements de l’OMS sont des financements ad hoc. Un État membre va mettre de l’argent à l’OMS sur une question précise, plutôt que de le mettre dans un pool commun. Par exemple, il mettra de l’argent pour qu’on s’occupe de la contraception dans la corne du nord-est de l’Afrique ou pour surveiller les campagnes de vaccination contre la polio au Pakistan. Il s’agit donc d’investissements focalisés. Les gros crédits viennent bien sûr des États membres mais ils viennent aussi de fondations privées. Ainsi, la Fondation Gates est-elle le deuxième financeur de l’OMS et la structure se retrouve donc à la merci de ce système qui n’est pas un système de pot commun mais souvent de dons fléchés. Contrairement, par exemple, au Fonds Mondial de lutte contre le sida. 

L’OMS souffre donc de plusieurs problèmes : la gouvernance onusienne au consensus, le système de financement et son mandat qui ne lui permet pas d’intervenir dans les pays de façon contraignante. 

Mais l’OMS reste la référence absolue. C’est à dire que si l’OMS émet des recommandations - par exemple une recommandation sur la vaccination contre la polio -, ces recommandations sont suivies dans le monde entier. Elles sont à la base des politiques de santé publique dans le monde. La légitimité et le mandat normatif de l’organisation ne sont pas remis en cause.

Quand on est face à une crise sanitaire, on doit cependant aller au delà des besoins normatifs. Et c’est là que l’on se heurte à une difficulté. Il est tout de même incroyable que l’executive board, le conseil d’administration de l’OMS, ne se soit pas réuni sur le Covid-19 ! Cela traduit la faiblesse de l’institution. Mais bon, vous avez vu qu’à l’ONU, le Conseil de sécurité n’a pas non plus réussi à se mettre d’accord sur une résolution. (Une première réunion est prévue ce jeudi 9 avril. NDRL) C’est dire l’état de déliquescence du système multilatéral. 

Que peut-on attendre du Conseil de sécurité de l'ONU ? 

En réalité, on peut en attendre beaucoup. Je vous donne un exemple : dans les années 2000, la question du sida est arrivée au Conseil de sécurité des Nations unies et on a adopté, à ce moment là, la première résolution de sécurité internationale sur des questions sanitaires. Et bien c’est cela qui a permis de mobiliser la solidarité internationale sur le sida. Cela a été à la base de la création du Fonds mondial, après l’appel de Kofi Annan à Abuja en 2001, puis la réunion de l’Assemblée générale de l’ONU. Plus largement, j’ai eu ensuite l’impression, au cours des années 2000 – alors que j'occupais des postes à responsabilité dans les instances internationales en charge de la santé - j’ai eu l’impression que dès qu’un sujet prenait vraiment de l’importance politique, il fallait qu’entre guillemets il "monte" de Genève à New-York. Et qu’il soit négocié par les diplomates de New-York, au Conseil de sécurité, plutôt que par les diplomates de Genève, à l’OMS. 

Je pense par exemple à la résolution, poussée entre autres par la France, pour que la couverture sanitaire universelle devienne un objectif mondial. Elle a été discutée à New-York. Plus proche de nous, il y a un an et demi, on a convoqué un grand sommet à New-York sur la tuberculose - qui est le tueur infectieux numéro 1 dans le monde. Je pense aussi à un sommet extraordinaire sur l’impact des politiques de la drogue sur la santé, organisé en 2016. Faire passer un sujet de Genève où le débat est assez technique vers New-York où le débat est politique, donne à cette question une ampleur internationale différente. 

Dans la crise du Covid-19, alors que chacun agit décidément en ordre dispersé, que devrait-on "multilatéraliser" ?

Beaucoup de choses. D’abord, tout un tas de choses techniques, et là nous sommes vraiment au cœur du mandat de l’OMS. Au moment où nous parlons, il existe entre 200 et 300 tests différents pour le Covid-19. Ils sont mis au point avec beaucoup d’ingéniosité à travers le monde. Il y a des tests pour détecter le virus, d’autres pour détecter les anticorps, il y a des autotests, des tests plus compliqués, etc. Mais il faut reconnaître à un organisme, en l’occurrence l’OMS, le pouvoir de mettre de l’ordre, de valider la qualité de ces tests et de faire des recommandations sur leur utilisation. Pour la rendre intelligente et stratégique. Si vous êtes le ministre de la Santé du Mali ou du Kazakhstan aujourd’hui, comment allez-vous faire votre marché ? Quel test allez-vous acheter ? Le même problème se pose en France. Or il y a, à l’OMS, un mécanisme qu’on appelle la préqualification qui permet de s’assurer de la qualité d’un vaccin ou d’un traitement thérapeutique. Si j’étais ministre de la Santé, je me sentirais plus rassuré d’acheter des tests préqualifiés par l’OMS que d’acheter des tests que des collègues m’auraient conseillés. 

Cette démarche, l’OMS l’a-t-elle entreprise ? 

Elle est en train de la faire, mais il faut qu’on renforce son mandat pour cela. 

Ensuite, il y a la recherche sur le vaccin, qui se fait partout dans le monde. Les chercheurs communiquent entre eux, je ne suis pas inquiet de cela, je connais la communauté scientifique. Mais on va rentrer tôt ou tard dans une compétition. Il faudra examiner les questions de coût des vaccins et de propriété intellectuelle. Il y a donc tout un travail à faire en amont pour que, s’il y a un vaccin, il puisse être abordable pour tout le monde. Il n’y a qu’une discussion multilatérale qui puisse régler ces problèmes.

C’est la même chose à propos des essais de traitement. Il y a des centaines d’essais cliniques - il va falloir faire à un moment donné une recommandation. Les instances sanitaires devront dire :"Tel médicament est efficace. Dans le cas du Covid, nous recommandons telle posologie". C’est le rôle normatif de l’OMS. L’institution pourrait aussi aller plus loin et dire : "Il nous faut tant de masques par habitant. Il faudrait prévoir tant de lits de réanimation, tant de lits d’aval". S’il y avait une autorité de régulation reconnue, on n’aurait pas vu des masques destinés à l’Italie être fauchés par la République Tchèque au passage ! 

Voilà un premier mandat. Le second serait surtout prospectif, pour essayer d’avoir une gestion coordonnée de la sortie de la première phase aiguë de l’épidémie, dans laquelle nous sommes - on ne sait d’ailleurs pas s’il n’y en aura pas d’autres. Si les États ouvrent leurs frontières ou déconfinent de façon totalement désordonnée, je crois que le résultat ne sera pas bon. Il me semble donc que confier à l'Union européenne ou à des instances comme l'OMS, un mandat de coordination multilatérale est important pour gérer ces prochains mois. 

Et la santé devrait être la priorité ? Y compris d'institutions dont ce n'est pas le rôle premier ?

Je ne commenterai pas un domaine que je ne connais pas bien, mais qui est absolument essentiel, celui de la régulation de l’économie mondiale. Il m’apparaît tout de même assez évident qu’il faut aussi que le monde se parle, plutôt que de rentrer à nouveau dans la compétition sauvage et brutale dans laquelle nous étions. C’est peut-être un peu idéaliste comme point de vue… Mais enfin cette crise nous apprend que les questions sanitaires ne sont pas que des questions de santé ou des questions techniques. 

Je dis souvent que le ministre de la Santé devrait être le Premier ministre. La santé a manifestement des implications sociales, on le voit avec le chômage de masse en ce moment, et des implications économiques colossales. Les conséquences de cette crise sanitaire seront probablement plus fortes que celles de la crise financière de 2008… 

Comment préparer l’arrivée d’un vaccin, même s’il n’est pas pour tout de suite ? 

Il n’est pas pour tout de suite, mais il va arriver. Je fais partie des gens - et je me mouille en utilisant un mot aussi fort - qui sont "convaincus" que nous aurons un vaccin contre le coronavirus. On sait que c’est faisable. Au moment de l’épidémie de sida, nous nous étions fait un peu d’illusion au début, en pensant qu’un vaccin serait possible, mais maintenant on a compris que c’était très très difficile. Et l’une des raisons pour lesquelles on ne sait pas bien comment s’y prendre pour un vaccin contre le sida, c’est que personne n’a jamais guéri du sida. Personne n’a jamais éliminé le virus du sida, à une ou deux exceptions près. Alors que dans le cas du coronavirus, comme dans le cas de la rougeole, de la grippe ou du SRAS, on sait que les gens guérissent de ces maladies, qu'ils fabriquent des anticorps et que ces anticorps neutralisent le virus et vous protègent de l’infection.

Il s’agit, avec un vaccin, de reproduire ce que fait le virus, c’est-à-dire faire fabriquer à l’organisme des anticorps protecteurs. L’idée est de prendre une fraction immunogénique du virus, de l’injecter et de faire en sorte que l’organisme produise les bons anticorps. On a, dans la même famille de virus, fabriqué un vaccin contre le SRAS - qui est très voisin. Donc je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas fabriquer un vaccin contre le SRAS-Cov-2, qui est le virus du Covid-19.  

La question est plutôt logistique. Les chercheurs dans le monde entier sont en ce moment mobilisés. Différentes stratégies vaccinales sont en cours d’élaboration et testées. Il y a déjà au moins un candidat vaccin qui va rentrer en phase 1. C’est la phase où l’on teste la sécurité du vaccin. Elle permet de vérifier que, quand vous administrez ce candidat-vaccin à des personnes saines, il n’induit pas d‘effets adverses, qu’il est bien toléré. C’est un essai chez l’Homme. Et nous sommes déjà entrés dans cette phase. Elle va prendre environ trois ou quatre mois. 

Une fois qu’on a testé cette innocuité, on entre dans les essais de phase 2 qui sont les essais d’efficacité. On mesure l’effet protecteur du vaccin vis-à-vis de l’infection, en l’occurrence par le virus du Covid-19. Ces essais là vont encore prendre entre 6 et 10 mois, ce qui nous conduit au printemps-été 2021. On peut espérer qu’à ce moment là, nous pourrons passer à la phase de mise à disposition d’un ou plusieurs candidats-vaccins. 

Nous serons alors confrontés aux problèmes que j’évoquais plus haut : la fabrication de ce vaccin. Si on attend l’été prochain pour commencer à le fabriquer, on ne l’aura que six mois plus tard. Et dans l’Histoire, c’est ce qui s’est passé avec Zika, on a eu un vaccin mais il n’y avait plus de virus Zika parce que l’immunité était là. C’est aussi ce qui s’est passé pendant l’épidémie du SRAS, on a obtenu le vaccin après. Donc là, si on veut l’avoir suffisamment tôt, il faut presque envisager de commencer à fabriquer ce vaccin alors même qu’on ne sait pas s'il fonctionnera. Ce qui pose des problèmes considérables d’investissement. Il y a là une difficulté importante. 

Doit-on mutualiser cet investissement ? 

S'il existait un Fonds mondial pour le vaccin - je caricature, mais c’est un peu ça l’idée -, la mutualisation serait possible. Il s’agirait de considérer, pour utiliser un vocabulaire que j’aime beaucoup, que la lutte contre le Covid-19 est un "bien public mondial", un Global Public Good. Ce n’est pas le bien privé d’un État, d’une organisation philanthropique ou d’une industrie.  

Ensuite, les questions de propriété intellectuelle vont poser problème. Il faudra faire en sorte que le vaccin, s’il est mis à disposition, le soit à un prix abordable pour tous les gens dans tous les pays du monde. Contrairement au médicament pour soigner l’hépatite C, ou à d’autres traitements, qui sont mis sur le marché à des prix invraisemblables. Il y a donc, dès aujourd’hui à Genève, des initiatives qui sont proposées. Le Président du Costa Rica, il y a 10 jours, a demandé que pour tous les traitements ou vaccins qui touchent au Covid-19, on s’entende sur la levée des questions de propriété intellectuelle et qu’on mutualise tout cela. Le débat commence à s’ouvrir. Et ce sont des questions qui ne sont pas que d’ordre scientifique. 

Si j’en reviens à la question multilatérale, on devrait aussi mutualiser des fonds pour soutenir les pays les plus pauvres dans leur lutte contre le Covid-19. A ce propos, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed - Prix Nobel de la paix 2019 - a déjà lancé un appel au G20, pour la création d’un fonds d’urgence mondial. Cela irait au delà des fonds qu’on appelle verticaux et qui luttent spécifiquement, par exemple, contre le sida. Dans le même ordre d’idées, l’OMS chercher à lever des ressources supplémentaires, à hauteur de 675 millions de dollars. Elle n’est pas très loin de les avoir obtenues. 

Le Fonds mondial de lutte contre le sida et l’Alliance Gavi ont parallèlement autorisé les pays à réutiliser une partie de l’argent qu’ils avaient reçu pour le sida ou les vaccins, afin de se préparer à affronter le Covid-19. Il s’agit d’une sorte d’emprunt qui devrait leur permettre d’acheter notamment des masques et des respirateurs. C’est une très bonne chose et cela montre la capacité d’adaptation de ces fonds multilatéraux.

Mettre en commun des ressources et une puissance d’action au service de tous devrait être au coeur des discussions multilatérales, dans une crise qui affecte tout le monde. On est évidemment à mille lieues de cela. Mais il faut ouvrir le débat.