Milou, Rantanplan, Idéfix... quand les chiens avaient la cote
Par Hélène CombisTintin a 90 ans, Milou aussi ! Si le célèbre fox-terrier voit le jour en 1929, la fiction, et avec elle la bande dessinée, ne s'emparent du phénomène canin que dans les années 50. Car c'est seulement à cette époque que le chien de compagnie triomphe, s'imposant dans de nombreux foyers.
Tintin, comme Milou, soufflent leur 90 bougies ! Le jeune reporter belge à la houppette a en effet toujours été flanqué de son "sympathique cabot", comme le qualifie le texte de la toute première case de leurs aventures, datant du 10 janvier 1929. Hergé, qui popularisera la BD en Belgique, était sans doute en avance sur ton temps, puisqu'il faudra attendre les années 1950 pour assister à une véritable explosion des héros-chiens dans la bande dessinée. Retour sur les raisons de ce succès canin, avec notamment l'historien Eric Baratay, spécialiste de l'histoire des relations hommes-animaux, et l'historien Philippe Delisle, qui avaient co-dirigé en 2012 l'un des rares ouvrages consacrés au "chien en BD" (éditions Karthala).
1929, Milou, pionnier longtemps non-concurrencé
"Lorsque j'ai créé Tintin à la fin 1928, je me suis dit qu'il ne pouvait pas être seul. Or c'est un reporter, un reporter c'est fait pour voyager, et il est plus facile de voyager avec un chien qu'avec une girafe, une autruche ou un crocodile", confie Hergé dans un entretien pour l'émission 30 millions d'amis, en 1978.
Si Hergé choisit de donner une telle importance à un fox-terrier à poil dur - "un peu bâtard tout de même" - dès le début des aventures de Tintin, c'est aussi sans doute parce que cet animal jouissait d'un fort prestige, notamment en Grande-Bretagne, où la revue spéciale qui lui était consacrée le situait au "sommet de la société canine". Or, comme le souligne l'historien Philippe Delisle dans l'introduction de l'ouvrage sus-mentionné :
Le jeune dessinateur belge cultivait des allures de dandy, avec costumes croisés et cigarette négligemment tenue en main. Il estimait sans doute que le fox-terrier serait un compagnon idéal pour un reporter au goût du jour, qui arborait trench-coat et culottes de golf. Il s'agissait en outre d'un animal athlétique, bien propre à participer aux aventures les plus trépidantes.
Milou ne fait pourtant pas particulièrement d'émules, lorsque la bande dessinée franco-belge prend de l'essor dans les années 1930, 1940, comme l'analysait encore l'historien : "La jeune bande dessinée francophone cultive en effet une dimension d'évasion, voire de burlesque, qui la porte à privilégier des animaux de compagnie plutôt insolites. Le phénomène est sans doute d'autant plus prononcé que la mode est alors aux 'bêtes exotiques'". D'ailleurs, en 1936, Hergé lui-même affuble ses héros Jo et Zette d'un petit singe baptisé Jocko. Il est aussi important de souligner qu'à cette époque, malgré la voie ouverte par Walt Disney, les dessinateurs hésitent à mettre en scène des animaux anthropomorphes : "Les milieux catholiques, qui contribuaient activement au développement du "neuvième art", notamment en Belgique, étaient sans doute peu portés à abolir une distance jugée nécessaire entre l'homme et la bête."
Pour ces raisons, il faut attendre les années 1950-1960, deux à trois décennies après que Milou a vu le jour, pour que le chien, de plus en plus considéré exclusivement comme animal de compagnie, triomphe sous le crayon des dessinateurs de bande dessinée.
Années 1950 : des chiens dans les foyers, et dans les BDs !
Le phénomène du chien de compagnie, s'il a émergé aux XVIIIe et XIXe siècles, reste minoritaire jusqu'au milieu du XXe siècle, comme l'explique Eric Baratay :
Cette époque est marquée par la disparition rapide des emplois canins, sauf la chasse, du fait de la motorisation des transports et de la mécanisation des usages. Depuis, le travail canin est devenu saugrenu sauf lorsqu'il suppose ou permet une forte connivence avec le maître : chasse, garde du foyer, aide aux handicapés, secours etc. La même époque voit la quasi disparition des chiens errants comme l'indique la suppression de la taxe française sur les chiens en 1958, une année qu'on peut ainsi considérer comme la date symbolique du changement de statut. En effet, l'espèce est rapidement reconvertie, notamment les anciennes races de travail, et consacrée à la compagnie dans ces années 1950-1960, un cas unique dans le monde animal avec celui du chat.
Créé en 1959, Bill (dans Boule et Bill, de Roba), un cocker plein d'humanité, parfaitement intégré dans une famille typique (le père, la mère et le petit garçon), illustre parfaitement ce phénomène évoqué par l'historien. Pour Philippe Delisle, Bill contribuait aussi à donner une dimension comique aux épisodes, ce qui explique qu'il apparaît en fait même plus que le personnage de Boule :
A la fin des années 1950, dans une maison d'inspiration catholique comme Dupuis, il n'était gère question de montrer un jeune garçon trop prompt à outrepasser les règles de la bienséance. Il convient sans doute d'ajouter qu'au nom d'impératifs moraux, la loi de juillet 1949 avait institué en France une véritable censure sur la bande dessinée. (...) Finalement il revenait à Bill d'assumer la part burlesque du récit, de se laisser aller à ses instincts. Dans un tel cadre, le chien ne pouvait que devenir le personnage le plus séduisant, parce que le moins conventionnel, le plus expressif, de la série !
Bref, cette époque coïncide donc avec la multiplication des "amis à quatre pattes", plus ou moins humanisés (souvent plus, que moins) dans les pages des bandes dessinées. Pif, qui avait vu le jour dans L'Humanité à la fin des années 1940, est repris dans les pages de l'hebdomadaire pour la jeunesse Vaillant en 1952. Ce chien, sans doute le plus connu dans l'univers de la BD francophone, finit même par donner son nouveau nom à Vaillant : Pif gadget, vendu à 500 0000 exemplaires à peine quelques semaines après son lancement.
A la même époque, et dans le même journal, Louk, le chien loup de Roger Lécureux, sorte de Croc-Blanc de papier, fait son apparition. C'est un chien libre, qui n'en a pas moins un trappeur pour ami.
Dans les pages de Spirou, précurseur de Bill, c'est Bobosse, un petit chien noir à la tête toute ronde et aux grandes oreilles, militant de la cause animale, qui pointe son museau au milieu des années 1950. Puis à partir de 1964, Vaillant propose les aventures du fameux Gai-Luron de Gotlib. Alors qu'il était initialement un personnage secondaire de Nanar, Jujube et Piette, une bande dessinée enfantine publiée en 1962, Gai-Luron finit par s'émanciper et s'anthropomorphiser. Exactement comme Snoopy l'avait fait, outre-Atlantique, dans le comic strip Peanuts dessiné par Charles M. Schulz de 1950 jusqu'à sa mort en 2000 : au fur et à mesure des strips, le chien blanc de Charlie Brown s'humanise, devient bipède, et se met à philosopher.
En 1963, dans le journal Pilote, et plus précisément dans l'aventure du Tour de Gaule d'Astérix, un tout petit quadrupède noir et blanc de race indéterminée apparaît soudainement à la porte d'une charcuterie-alimentation de Lutèce, et se met d'autorité dans les pas d'Astérix et Obélix. Discret, il ne se fera repérer par les deux Gaulois qu'à la fin de l'album, par un aboiement (contrairement à bon nombre de héros-chiens, celui-là ne parle pas, et ses pensées ne sont représentées qu'en images) : c'est Idéfix, en référence à son obsession pour les os, dont le nom sera trouvé par les lecteurs de Pilote à l'occasion d'un jeu concours ! Ce petit chien sera ensuite de toutes les aventures.
Un an après Idéfix, c'est Cubitus qui voit le jour, grosse boule de poils intello imaginée par Dupa, inspiré par l'univers de Greg, l'auteur d'Achille Talon... etc, etc. Enfin, comment ne pas citer aussi Rantanplan, qui apparaît pour la première fois en 1962 dans l'album de Morris et Goscinny Sur la piste des Dalton : le stupide mais néanmoins attachant (et attaché...) compagnon de Lucky Luke est le double parodique de Rintintin, l'héroïque chien de la série télévisée américaine à succès de Lee Duncan, qui fut diffusée de 1954 à 1959.
Une heure de gloire révolue au profit des chats ?
Tout récemment, dans Libération, Eric Baratay faisait ce difficile constat pour le chien : "Le chat va supplanter le chien, mais il doit se transformer en chat-chien." Hélas... Là aussi, c'est d'abord dans la sphère domestique que les choses se sont jouées selon l'historien, comme il l'analysait dans les pages du journal :
Aujourd’hui, le nombre de chiens diminue au profit du félin. Le chat vient de dépasser le chien. Nous sommes de plus en plus urbains, et il est plus commode d’avoir un chat en appartement. (...) Ce sont désormais les chats qui sont utilisés pour les publicités. Internet fait que le phénomène est mondial, et surtout beaucoup plus rapide. Le Japon a ainsi connu une conversion au chat assez tardive, dans les années 90, et presque immédiate.
Le Chat, de Geluck (1983) ; Blacksad, de Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido (2000), avec pour héros un chat noir anthropomorphe exerçant comme détective privé ; Le Chat du rabbin, de Sfar (2002) ; Lou, de Julien Neel (2004), avec une héroïne folle de son félin domestique.... l'hégémonie mondiale des chats s'est d'ores et déjà étendue au monde de la BD. Rappelons-nous quand même que l'homme connaît avec le chat une relation cyclique, et un peu... lunatique. D'ailleurs, Jean-Noël Jeanneney est moins optimiste qu'Eric Rabatay pour nos compères félidés, si l'on en croit l'émission qu'il a consacrée en avril 2018 au dialogue immémoriel mais tumultueux qu'ils entretiennent avec les hommes :
Depuis quelques temps, le regard jeté sur les chats est moins unanimement affectueux que naguère. Certes, les treize millions de Français et de Françaises qui ont choisi des chats comme animaux de compagnie ne leur marchandent pas leur tendresse. Mais voici qu’on entend parler de massacre de chats noirs – par exemple à Marseille, tout récemment. Voici surtout qu’on leur reproche d’être de trop gros prédateurs, de tuer par millions les oiseaux et les petits mammifères, au point de provoquer – ou au moins d’accentuer – un inquiétant affaiblissement de cette faune dans nos pays.
Apparemment, les canidés n'ont donc pas dit leur dernier mot... nom d'un chien !