
Reconnu pour ses travaux sur l'histoire du XXe siècle, de la Première Guerre mondiale à la décolonisation, en passant par la révolution russe et le régime de Vichy, Marc Ferro s'était aussi intéressé au cinéma et avait co-dirigé la revue des Annales. Il est mort ce lundi 21 avril, à l'âge de 96 ans.
"L'historien doit être autonome des idéologies et des pouvoirs, tout en les connaissant, tout en ayant ses propres opinions, pour alerter le public, c'est son rôle, sur la réalité des faits face au trucage des hommes qui nous dirigent", déclarait Marc Ferro en 2006 sur les ondes de France Culture. Spécialiste de la Russie et du cinéma, l’historien est décédé la nuit dernière, à l’âge de 96 ans, des suites d’une complication du Covid-19. "Il aura été jusqu'au bout habité par sa passion pour l'histoire et l'évolution du monde", saluent ses proches.
Une histoire que Marc Ferro tenait à mettre à portée de tous. En 1989, il met son expertise au service du petit écran avec "Histoire parallèle", diffusée sur la Sept, puis sur Arte jusqu’en 2001. Dans cette émission, l'érudit alliait deux de ses passions : l’image et l’histoire contemporaine. Pendant ces douze années d'antenne, il se fit connaître du grand public. Dans l'émission "A Voix nue" en 2006, Marc Ferro racontait à Benjamin Stora comment il en était venu à s'intéresser aux images historiques dans le cadre de sa thèse sur la Révolution d'Octobre :
J'ai vu qu'il y avait deux histoires : une que les images révélaient, une autre que les textes indiquaient, et qu'il fallait les confronter, les croiser. Alors à partir de ce moment-là, ça a démarré en flèche et je ne me suis plus intéressé qu'aux images pour les comparer aux textes. (...) Après avoir étudié les images d'actualité, documentaires... j'ai regardé des films de fiction, ils m'apprenaient beaucoup sur la société. C'est-à-dire qu'ils m'apprenaient autre chose. Un peu comme les romans au XIXe siècle apprenaient sur la société française, les films apprennent sur la société du XXe siècle. Marc Ferro
Cette passion pour l‘histoire, Marc Ferro la cultivait depuis l’enfance, lui qui était né au milieu des tourments du siècle dernier, en 1924 à Paris. Marc Ferro perd très jeune son père et passe le diplôme pour devenir enseignant en histoire-géographie pendant la guerre, mais il entre vite dans la Résistance et rejoint le maquis du Vercors avec lequel il participe à la libéralisation de Lyon. Dans "A Voix nue", l'historien se souvenait de ses années de résistance :
Été 44 : j'avais fait de la résistance en ville, qui était pour moi beaucoup plus dangereuse parce que là, si on était arrêtés, on était fusillés, alors qu'au Vercors, j'avais un fusil, des grenades, un uniforme et une solidarité avec les camarades de mon unité et un commandement. Et c'était une zone libre, le Vercors, au milieu de la France occupée, c'était une zone libre où il y avait des panneaux de la République, des affiches signées Alger, etc. Mais ça n'a pas duré longtemps puisqu'au bout de huit jours où j'y étais, il y avait l'attaque des Allemands. Marc Ferro
Pendant la guerre il perd aussi sa mère, d’origine juive, qui meurt en déportation en 1943. "Je ne l'ai jamais revue, bien entendu, racontait-il sur France Culture. Mais il ne me venait pas à l'idée, et il ne venait à l'idée de personne, qu'elle ne reviendrait pas. En ce sens qu'on n'avait jamais vu ce que l'on a appris après. La preuve, c'est qu'à la Libération, j'ai été l'attendre à l'hôtel Lutétia, comme tous ceux qui avaient perdu leurs parents. Je regardais sur les listes ceux qui allaient arriver, ceux qui n'étaient pas là."
L'après-guerre, Marc Ferro le passe à Oran, où il enseigne l'histoire au lycée Lamoricière jusqu’en 1956. Le professeur participe alors à la vie politique mouvementée en Algérie à cette époque, et s'engage dans le mouvement de la paix, en faveur de l’indépendance algérienne. Le jeune enseignant prend conscience du fait colonial. Il en fera le récit, plus tard, en tant qu'historien dans plusieurs ouvrages comme Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance (Robert Laffont, 2003) ou La Colonisation expliquée à tous (Le Seuil, 2016). "C'est en Algérie que, si je puis dire, de professeur d'histoire, je suis devenu historien par petites étapes", confiait-il sur France Culture :
Petit à petit, la vie oranaise s'est révélée à moi et, toujours à cause de la menace de guerre, j'ai adhéré au Mouvement de la paix, qui n'est pas très loin du Parti communiste. Mais à l'époque, la majorité des gens qui étaient dans ce mouvement n'étaient pas communistes. C'est là que j'ai eu ma première expérience politique, c'est là véritablement que j'ai fait mes classes politiques. Marc Ferro
A partir de 1960, ce n’est pas à la décolonisation, mais à la révolution russe de 1917 que Marc Ferro consacre une thèse. Il y montre comment l’arrivée au pouvoir de Lénine n’était pas seulement le fruit d’un coup d‘Etat, mais prenait ses racines dans un mouvement sociétal de fond. Son travail bouscule le monde universitaire, mettant à mal une séquence érigée en dogme. En 2006, Marc Ferro expliquait à Benjamin Stora les cheminements qui l'avaient conduit à s'intéresser au monde soviétique. Amusé, il racontait notamment comment il était parvenu à accéder aux archives du Parti communiste soviétique, à Saint-Pétersbourg.
Celui qui, à sept reprises, avait échoué au concours de l'agrégation, a par la suite poursuivi une longue carrière académique. L'historien a notamment enseigné à l'Ecole Polytechnique et dirigé le groupe de recherches "Cinéma et Histoire" à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Secrétaire de la rédaction de la revue de l'importante Ecole des Annales en 1963, Marc Ferro en devient l'un des co-directeurs en 1970. "Ce qui m'a le plus marqué à l'école des Annales (...) d'abord, c'est que c'était une histoire qui se voulait expérimentale, c'est-à-dire qu'on ne faisait pas un récit des événements, on se posait une question sur les événements et on essayait d'y répondre", témoignait-il sur France Culture.
L'histoire est devenue pour moi un croisement entre deux types d'approches : une approche expérimentale et une approche récit. Marc Ferro
Marc Ferro nous laisse également une grande bibliographie, parmi laquelle on trouve des ouvrages importants comme L'Occident devant la révolution soviétique (Complexes, 1980), L'Histoire des colonisations : des conquêtes aux indépendances (XIIIe – XXe siècles), (Le Seuil, 1994), La vérité sur la tragédie des Romanov (Taillandier, 2012), Le Choc de l'Islam (XVIIIe_ – XXe siècles_) (Odile Jacob, 2002), _Le Livre noir du colonialisme_ * : XVIe – XXe siècles, de l'extermination à la repentance* (Robert Laffont, 2003), Pétain (Fayard, 1987) ou encore Cinéma et Histoire (Denoël et Gonthier, 1977).
"Celui qui a fait entrer les films dans le laboratoire de l'historien"
Sylvie Lindeperg, historienne, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l'histoire du cinéma, rend hommage à Marc Ferro, dont les oeuvres, et en particulier de son ouvrage Cinéma et Histoire publié en 1977, ont marqué ses propres travaux. Selon elle, "Marc Ferro est celui qui a fait entrer les films dans le laboratoire de l'historien, il est le pionnier des études sur les relations multiples entre le cinéma et l'histoire."
Elle explique comment, pour l'historien, "les images de cinéma peuvent permettre d'atteindre des zones de l'histoire non visibles". Des images à l'aide desquelles il est justement possible d'écrire, selon l'expression employée par Marc Ferro, "une contre-histoire". Ecoutez Sylvie Lindeberg à propos de l'influence de l'oeuvre de Marc Ferro ici :
Sylvie Lindeperg à propos de l'historien Marc Ferro et son oeuvre
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