Mort de Pierre Chevalier, homme de grandes fictions et documentaires
Par Hélène Combis
Le producteur Pierre Chevalier est mort. Celui qui disait n'avoir "jamais eu de plan de carrière" aura embelli le paysage radio, ciné et télé, à Arte en particulier. En 2017, à France Culture où il avait travaillé, il accordait un entretien sensible, dans lequel il revenait sur sa vie.
Il estimait n'avoir jamais véritablement eu de "plan de carrière", et avait débuté comme "garçon de courses" chez Gallimard. Figure très attachante du paysage télévisuel français, le producteur Pierre Chevalier vient de disparaître à l'âge de 73 ans.
Par la création de collections thématiques fondées sur le travail collectif de cinéastes, sur Arte, il avait redonné toute sa place à la fiction sur le petit écran. Il était aussi passé par le monde de la radio : c'est à lui que l'émission de documentaire "Sur les docks" doit sa naissance sur les ondes de France Culture dans les années 2000.
En 2017, Pierre Chevalier avait accordé un très bel entretien à Mathilde Wagman dans Les Nuits de France Culture, réécoutable en trois volets. Il y parlait des grandes figures qui avaient irrigué son imaginaire et vivifié sa fibre artistique et télévisuelle, depuis Pierre Boulez, jusqu'à Gilles Deleuze, en passant par Jérôme Clément.
Education catholique et amitiés artistiques - de Pierre Boulez à Gilles Deleuze
Issu d’une famille de la bourgeoisie catholique lyonnaise, Pierre Chevalier est notamment élevé chez les Dominicains. Dans cette Nuit rêvée, il se souvenait d'une éducation stricte, mais qu'il n'avait in fine jamais regrettée : “On ne rigole pas tous les jours, on a souvent envie de faire le mur, et en même temps ça vous apporte beaucoup, ça on ne le sait qu’après. C’est une éducation ouverte sur l’histoire, sur la littérature, sur la poésie, et ça vous imprègne, c’est très fort.”
Sa mère, qui gérait la clinique dans laquelle son père exerçait en tant que chirurgien, s'ennuyait... si bien qu'elle avait décidé de créer un ciné-club, premier contact de Pierre Chevalier avec le cinéma : "Grâce à Henri Langlois, qui lui a prêté des chefs-d'oeuvre, elle a pu fonder un ciné-club. Mais moi j’étais en pension à ce moment là ; ensuite j’hésitais sur mes études… je fréquentais très peu ce ciné-club. (...) Mais j’ai entendu parler cinéma, ça m’a intrigué.”
Né en 1945, c'est dès son plus jeune âge qu'il côtoie des figures artistiques et intellectuelles stimulantes, à commencer par le frère de sa mère, le compositeur Pierre Boulez, qui a énormément compté pour lui :
Dans les civilisations africaines, on dit que l’oncle maternel est un substitut du père, ou en tout cas une figure d’autorité et de bienveillance. Ma mère a toujours été très proche de Pierre. (...) Ils faisaient du piano à quatre mains tous les deux. (...) Oncle Pierre a toujours été là, dans les moments parfois difficiles, je lui ai demandé conseil, et c’est une figure pour moi exemplaire. Et si j’ai essayé d’explorer de nouveaux territoires, comme la télévision, c’est que j’ai voulu être comme lui, et tenter de nouvelles aventures, dans la modernité.
C'est d'ailleurs avec cet oncle que, entre ses quinze et ses vingt ans, il échange à bâtons rompus autour d'une passion commune : le théâtre, et notamment Beckett, Claudel, Genet, Dubillard...
Mais Pierre Chevalier étouffe, et son appétence de culture le pousse à se rendre à Paris : "À l’époque je lisais 'Les Chemins de la liberté', de Jean-Paul Sartre, les œuvres de Simone de Beauvoir… Evidemment, on n’avait qu’une envie en lisant tout ça, en découvrant l’existentialisme et ses apories, c'était de venir à Paris et de tenter sa chance, de vivre sa vie !”
Une fois dans la capitale, il se lie d'amitié avec la famille du philosophe Gilles Deleuze, dont il partage la vie dix ans durant, devenant le baby-sitter attitré des enfants. L'une des chambres de la maison deleuzienne lui échoit : “Il y régnait une atmosphère très libre. Chacun avait son itinéraire, ses amis… C’était un peu comme une atmosphère de meute, très douce. On était souvent à l’extérieur. Gilles était le seul sédentaire, il était à sa table de travail à 8h et n’en bougeait pas jusqu’à 14h.” Pierre Chevalier y croise Foucault (“Il avait un rire inoubliable, il était moqueur, drôle comme tout”), Barthes (“Il était beaucoup plus dans la douleur”)...
Il noue également une amitié très forte avec Christian Bourgois, ayant rencontré ce “jeune éditeur très turbulent, très nouveau”, au Centre national des lettres dans les années 1975 : "On a passé des heures ensemble à visionner, à échanger… Et puis je n’ai pas eu de frère, et il y a eu une sorte de fraternité entre nous."
Homme de télévision : "Au fil de la vie, c’est l’image en mouvement qui m’a fasciné"
Pierre Chevalier disait avoir commencé son existence en étant "très dilettante", mettant peu d'ardeur au travail et lui préférant les sorties. Et puis... "à un certain moment, il faut gagner sa vie, et commencer à se trouver une raison d’être !" :
J’ai beaucoup tâtonné, cherché, hésité, et j’ai trouvé comme ça un moyen d’existence et de raison d’existence, d’abord au Centre national des lettres, puis au Centre Pompidou où j’étais chef de cabinet, et enfin au Centre national de la cinématographie, où je suis resté pendant huit ans à la tête du service des aides sélectives : c’est là où j’ai connu un grand nombre de réalisateurs, de producteurs, de scénaristes, de comédiens, et la passion s’est déclenchée. J’ai aimé. J’ai vraiment aimé le cinéma, le travail du cinéma, les professionnels du cinéma. Quand j’étais très jeune j’allais peu au cinéma, c’est la littérature et la musique qui m’intéressaient en premier. Et puis au fil de la vie, c’est l’image en mouvement qui m’a fasciné.
C'est notamment grâce à Jérôme Clément que Pierre Chevalier finit par s'imposer durablement au pays télévisuel dans les années 1990, en devenant directeur de l’unité Fictions d’Arte :
Je l’ai revu au Centre national du cinéma, on a dialogué, échangé, on s’est heurté aussi. Et puis il a été nommé président du directoire de la 7, l’ancêtre d’Arte. C’était un peu difficile pour lui, car c’était très chahuté à ce moment-là. Et il m’a demandé de venir à Arte. J’ai dit : "Non, je ne me sens pas prêt, pas capable." Avec beaucoup de patience et d’indulgence, un an après, il m'a demandé. Il m’a dit : “Il faudrait que tu crées un département fictions mais pas comme sur les autres chaînes, Antenne 2, France 3, etc. Il faudrait que tu travailles avec les cinéastes que tu as rencontrés au Centre national du cinéma." C’était déjà une feuille de route un peu précise ! Il fallait les faire intervenir à Arte, mais pour faire de la télévision, pas du cinéma ! (...) La première année, j’ai vraiment nagé, ça a été terrible ! Mais je me suis accroché, et au bout de six mois, j’ai pu engager des collections et des unitaires confiés à des réalisateurs jeunes, qui avaient un vrai point de vue.
Pierre Chevalier ouvre ainsi la télévision à toute une génération de cinéastes : Pascale Ferran, Claire Denis, Noémie Lvovsky, Patricia Mazuy, Cédric Kahn, Philippe Faucon, Léos Carax, Olivier Assayas, Abderrahmane Sissako, Tsai Ming Liang, et bien d’autres.. Parmi les collections emblématiques qu'il aura créées, citons l'incontournable “Tous les garçons et les filles de leur âge”, qui rassemble neuf films produits en 1994, dont Le Chêne et le roseau, d'André Téchiné (sorti au cinéma sous le nom Les Roseaux sauvages), US Go Home de Claire Denis, Portrait d’une jeune fille à la fin des années 60 à Bruxelles, de Chantal Akerman ou encore La Page blanche d’Olivier Assayas (devenu L’Eau froide au cinéma) :
Au début, la fiction sur Arte était très résiduelle, et pas considérée, un peu comme partout d’ailleurs (...) C’est le documentaire qui était souverain, le cinéma, les journées thématiques… (...) Je me suis dit “Bon, c’est comme ça, c’est un genre mineur sur la chaîne, alors il faut trouver une accroche, un dispositif. Et l’idée de collectif m’a toujours intéressé : travailler à plusieurs. (...) Il s’agissait de demander à des réalisateurs, d’un paysage cinématographique différent, de travailler sur une idée suffisamment générale pour être fédératrice. Et au début ç'a été l’adolescence...
En tout, Pierre Chevalier aura permis à près de 350 films de voir le jour. Destinés au petit écran, nombre d'entre eux finirent par se voir diffusés au cinéma, comme Le Péril jeune de Cédric Klapisch, Marius et Jeannette de Robert Guédiguian, Ressources humaines, de Laurent Cantet, ou encore L’Âge des possibles de Pascale Ferran, l’un des plus emblématiques.
Journaliste, producteur de cinéma, critique... Après une carrière professionnelle aussi passionnante que polymorphe, Pierre Chevalier confiait au micro de Mathilde Wagman que malgré ses débuts dilettantes, il avait bien du mal à prendre sa retraite à l'âge de 68 ans, et ce malgré son tempérament rêveur : "Il faut trouver un nouvel équilibre. Mais cela a été une libération quand même. J'ai senti que ce n'était plus mon temps. On doit transmettre et passer aux autres."