Mort du dessinateur Albert Uderzo, père d'Astérix : "Ses crayonnés évoquent les croquis de Michel-Ange"

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Mort du dessinateur Albert Uderzo, père d'Astérix : "Ses crayonnés évoquent les croquis de Michel-Ange"

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Portrait du dessinateur Albert Uderzo, après avoir reçu le Prix du Génie le 5 novembre 1983 à Paris
Portrait du dessinateur Albert Uderzo, après avoir reçu le Prix du Génie le 5 novembre 1983 à Paris
© Getty - Olivier Boitet / Gamma-Rapho

Le dessinateur s’est éteint le 24 mars, à 92 ans, d’une crise cardiaque. Il était avec René Goscinny le créateur d’Astérix, dont il avait poursuivi seul les aventures pendant 25 ans après la mort de son ami. Le monde de la bande-dessinée lui rend hommage.

Avec Jijé et Jean Giraud, Albert Uderzo est l’un des  seuls dessinateurs à avoir excellé aussi bien dans un style réaliste que  dans un style caricatural. C’était l’un des plus grands dessinateurs du  monde ! On ne l’a pas assez dit, ni assez pensé. Ses crayonnés étaient extraordinaires, et m’évoquent les croquis de Michel-Ange dans  la façon qu’il avait d’articuler les silhouettes, les visages… On touche à une forme de perfection. Il était aussi un encreur et un coloriste  remarquable… même s’il était daltonien. 

Numa Sadoul attaque fort ! Des auteurs de bande dessinée, il en a connus, et interrogés. Pour ce spécialiste de la bande dessinée française, Albert Uderzo est incontestablement l’un des plus grands : "Je l’ai rencontré pour la première fois en 1971, pour les Cahiers de la bande dessinée. Il nous avait accueilli chez lui, de façon très simple et gentille. Je crois qu’il n’avait jamais oublié ses racines prolétaires, même s’il était évidemment extrêmement riche et qu’il collectionnait les Ferrari, ce qu’on lui a beaucoup reproché"

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C’est ainsi. Impossible d’évoquer Uderzo sans aborder rapidement ses difficultés avec le milieu de la bande dessinée et le sentiment aigu qu’il avait d’un manque de reconnaissance de ses pairs, que les 375 millions d’albums d’Astérix vendus à travers le monde ne suffisaient pas à combler. Mais c’est évidemment pour la place immense qu’il tient dans l’histoire de la bande dessinée qu’on se souviendra d’Albert Uderzo.

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Une rencontre décisive : Goscinny

Né en 1927 dans la Marne, de parents immigrés italiens, Albert Uderzo est naturalisé français à l’âge de sept ans. C’est adolescent, pendant la guerre, qu’il fait ses premiers pas dans le secteur de la presse en travaillant un an à la Société parisienne d’édition où il côtoie notamment l'auteur de bande dessinée Bernard Calvo, qui encourage sa vocation naissante de dessinateur. Après-guerre, il fait ses armes en publiant des recueils de gags, des illustrations d’histoires pour enfants, des dessins de presse, et s’essaie même un temps au dessin animé.

C’est en 1950, à Bruxelles, qu’il rejoint l’agence World Press et se lance dans la bande dessinée, aux côtés de futurs grands dessinateurs comme Victor Hubinon, Mitacq ou Eddy Paape. C’est aussi là qu’en 1951 il fait une rencontre décisive, celle de René Goscinny. Biographe de René Goscinny, l’historien Pascal Ory raconte : 

Ce couple Goscinny / Uderzo, qui est l’un des plus célèbres de la bande dessinée, est très ancien. Le courant est tout de suite passé entre ces deux jeunes hommes. En 1951, Uderzo était en train de comprendre qu’il était plus fort pour le dessin que pour le scénario, et Goscinny - qui était au départ dessinateur mais n’avait pas réussi à percer aux Etats Unis - réalisait inversement qu’il était plus doué pour imaginer des histoires. Ils lancent alors ensemble leurs premiers projets : Jehan Pistolet, Luc Junior (un jeune détective avec un chien) ou la première mouture d’Oumpah-Pah, qui ne passeront pas à la postérité. Puis Goscinny, qui tente de défendre les intérêts des auteurs et organise ce qui ressemble à des réunions syndicales est renvoyé de la World Press au début de  l’année 1956. Par solidarité, Albert Uderzo et Jean-Michel Charlier démissionnent. Ils nouent donc ensemble des liens très forts. Et ce sont ces trois hommes qui vont trois ans plus tard, en 1959, créer le journal Pilote. Ils ont les mains libres et peuvent imaginer ce qu’ils veulent. Avec Charlier, Uderzo créera les aventures  des aviateurs Tanguy et Laverdure, et avec Goscinny il donnera naissance  à Astérix.

Un génie réaliste, sous influence américaine

C’est une période de travail intense. "C’est fou ce qu’il travaillait !, explique l’éditeur Benoît Mouchart. Chaque semaine il devait livrer une planche d’Astérix, une planche de Tanguy et Laverdure, une planche d’Oumpah Pah qui continuait en parallèle dans le journal Tintin… ". Et l’ancien directeur du festival d’Angoulême d’insister sur le travail d’Uderzo dans Tanguy et Laverdure

Uderzo est un génie réaliste. Les détails des avions, des cockpits, les vues aériennes… Tout est parfait. On voit chez lui l’influence des grands dessinateurs américains et en particulier à mon sens de Milton Caniff. Pour les influences graphiques d’_Astéri_x, c’est toujours du côté des Etats-Unis qu’il faut chercher, mais d’avantage chez Gottfredson, l’auteur de Mickey, ou chez Segar, le créateur de Popeye. Ce qui est extraordinaire en tout cas, c’est qu’il n’a pas reçu de formation académique. Il est totalement autodidacte et racontait volontiers qu’il avait appris les proportions du corps humain en faisant de la musculation devant sa glace. Cela explique notamment son goût pour les colosses qu’il prenait un grand plaisir à dessiner. Et on comprend aussi pourquoi pendant longtemps il n’a pas dessiné de femmes, car comme il le disait en riant, il avait connu sa femme très tard… 

Mais sa grande référence, celle qu'il revendiquait le plus, était Walt Disney, une influence qui se retrouve dans la rondeur de ses traits, et l'art de la caricature. 

J'ai voulu entrer dans ce métier, je voulais être le Walt Disney français. Je voulais absolument faire du dessin animé, pour moi la bande dessinée c'était quelque chose d'à part. J'étais très attiré par la bande dessinée américaine, disons que le côté dynamique, très inspiré par le cinéma, par les plans de coupes, par le découpage lui-même faisait que la bande dessinée américaine m'attirait davantage que la bande dessinée européenne. Albert Uderzo dans l'émission "Radioscopie", de Jacques Chancel sur France Inter, le 28 octobre 1981

La fondation du Journal "Pilote"

Le lancement de Pilote, en 1959, est un succès. Et en 1961 parait le premier album des aventures d’Astérix le Gaulois

Le premier album a été tiré à 10 000 exemplaires. Six ans plus tard, en 1967, le premier tirage d’Astérix chez les Normands était d’1 200 000 exemplaires… épuisés en deux jours !. Astérix devient donc le navire amiral de Pilote, et Goscinny, devenu rédacteur en chef, fait entrer dans la revue des jeunes auteurs plus novateurs et engagés : Fred, Cabu, Bretécher, Reiser, et plus tard Tardi ou Bilal… Uderzo incarne donc une certaine forme de classicisme. Et en 1968, la révolte gronde : les jeunes auteurs se rebellent contre Goscinny et Georges Dargaud, le propriétaire de la revue. Au cours d’une réunion mémorable où Goscinny est pris à partie, celui-ci évoque son ami Uderzo. Une voix s’élève alors : "Uderzo ? Connaît pas !" Pascal Ory

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Pilote survit à cette crise et aux départs de nombreux auteurs talentueux vers les nouvelles revues, comme L’Echo des savanes et Métal hurlant. Astérix aussi continue et Goscinny et Uderzo créeront ensemble 24 aventures. Mais en 1977, Goscinny meurt. C’est évidemment un immense chagrin pour Uderzo, qui perd avant tout son ami, mais c’est aussi un tournant dans sa carrière.

"Un certain nombre d’auteurs considéraient qu’Astérix, c’était de la grosse cavalerie, faite pour "faire du fric", explique Numa Sadoul. Et quand Goscinny est mort, cela a été encore pire. On a voulu enterrer Astérix et Uderzo avec lui. C’est pour cela qu’Albert a continué !". 

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Il continue en effet et réalisera seul huit albums d’Astérix. "Il y a évidemment un différence dans les scénarios, remarque Pascal Ory, mais il ne faut pas dire pour autant - comme cela a parfois été fait - que la  valeur d’Astérix repose sur un génie (Goscinny) et un tâcheron (Uderzo). La critique de cinéma a voulu faire la même chose avec le couple Prévert / Carné, faisant du premier un artiste et du second un artisan. Ça ne tient pas. Il suffit pour s’en convaincre de regarder certains films faits par Prévert seul. En réalité les choses sont beaucoup plus complexes et subtiles. Goscinny et Uderzo avaient besoin l’un de l’autre pour créer cette œuvre majeure."

Un dessin parfait

Uderzo aura aussi été un homme de procès. Contre Dargaud d’abord, pour un procès initié du temps où René Goscinny était vivant, puis contre sa  fille Sylvie, avec qui il se réconciliera. En 2011, diminué physiquement par des problèmes à la main, Uderzo cesse de dessiner et confie ses personnages au duo Ferri / Conrad, tout en continuant de superviser les aventures. Benoît Mouchard se souvient :

J’étais là quand il a reçu les premières planches dessinées par Conrad, il s’est installé, a saisi un calque, et s’est mis à retoucher quelque chose… "Qu’est ce qui se passe ? Est-ce que quelque chose ne va pas ?" lui a-t-on demandé. "Un petit quelque chose dans le regard…", a-t-il répondu.  Pour moi, c’est très emblématique de l’attention qu’Uderzo portait à chaque détail de son dessin, mais aussi à la qualité même de son dessin,  à la vibration qui lui était propre… En 2013, nous fêtions les 40 ans du festival et nous voulions célébrer la bande dessinée. L’idée d’une grande exposition Uderzo s’est très vite imposée. Mais cela n’était pas évident de le faire venir à Angoulême, car il considérait qu’il n’avait pas que des amis parmi les auteurs. Nous avons alors rassemblé, pour le vernissage, des centaines d’enfants qui criaient son nom. C’était important pour sortir des querelles de microcosme et pour manifester qu’il était d’abord un dessinateur aimé du public, et en particulier des enfants. 

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L’auteur Bastien Vivès se souvient de cette exposition d’Angoulême, et surtout, à cette occasion, d’une discussion avec Blutch. 

C’est Blutch qui m’a ouvert les yeux sur ce dessinateur auquel je n’avais jamais fait très attention. Je me suis replongé dans mes albums d’Astérix et j’ai été époustouflé. Uderzo a à la fois un dessin hyper expressif et des possibilités qui semblent illimitées. Il peut tout dessiner, et ses dessins sont extrêmement cohérents et pleins de vie. Quand on est soi-même dessinateur et qu’on regarde attentivement une planche, on ne peut pas ne pas admettre la puissance du dessin d’Uderzo. Je crois que tous les dessinateurs le reconnaissent. C’est vraiment un classique, qui a créé des gammes dont nous nous servons tous les jours, consciemment ou non. Le grand public est peut-être moins attentif à certaines choses mais ce qu’il reconnaîtra sans mal, c’est le confort de lecture d’un Astérix. Tout est parfait, on ne s’y ennuie jamais, il y a toujours des choses à voir… Et quand les aventures ne nous emmènent pas loin, ou sont parfois quasiment des huis-clos, comme "Obélix et compagnie", ou "Le Domaine des dieux", le dessin d’Uderzo nous fait toujours voyager, avec mille détails et une immense générosité.

Tout juste auréolé de son Grand Prix à Angoulême, Emmanuel Guibert abonde : 

Il dessinait tout bien, et avec un talent d’exagération extraordinaire. Hergé synthétisait ; Uderzo au contraire avait une faconde et une générosité incroyables. Pensez à sa façon de dessiner la bouffe ! Combien de fois ai-je eu littéralement l’eau à  la bouche en regardant ses dessins ? La luisance en petite fenêtre au flanc du sanglier était irrésistible ! Pour moi, cela signale une immense sensibilité. Comme d’autres grands  dessinateurs, c’était quelqu’un qui n’avait pas d’épiderme, un écorché, qui recevait et percevait ce qui l’entourait avec une grande force. Ce qui déclenche le dessin, c’est cette volonté de faire état de ce que le monde a de hideux, d’étrange, de jouissif… Et la caricature n’est pas un obstacle à l’expression de la sensibilité, au contraire ! 

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Un art de l'émerveillement

"Les dessins d’Uderzo ont quelque chose d’évident pour tout le monde, continue Benoît Mouchart. Tellement évident qu’on n’y fait pas toujours attention. Il était aussi fort dans l’expressivité des sentiments, parfois de manière très subtile, que dans les grands dessins de foule, pleins d’informations mais toujours extrêmement lisibles. On ne se rend pas toujours compte de cet art de la composition quand on le lit. Lui-même d’ailleurs n’intellectualisait pas son  travail, et avait du mal à expliquer son dessin. Quand nous avions préparé ensemble l’exposition d’Angoulême, il était amusé de "découvrir" certaines de ses trouvailles graphiques, comme celle qu’il utilise par exemple dans les cases de "coup de poing", qui sont présentes dans chaque album d’Astérix. En bas, bord cadre, on voit les sandales vides. En haut, bord cadre, les pieds  nus du romain. Et au milieu, une case vide, avec simplement le choc du coup de poing. C’est extrêmement efficace, drôle, intelligent, mais les  lecteurs - et lui même - ne s’en rendent pas toujours compte… "

Le mot de la fin revient au dessinateur Emmanuel Guibert :

Ce qui est sûr, c’est que je n’aurais pas fait une once de ce que j’ai réalisé si Uderzo n’avait pas été là. C’est toujours dur de voir partir quelqu’un. J’essaie de ne pas me dire trop vite qu’il était vieux, qu’il était temps, ou que cela devait arriver. Même s’il ne dessinait plus depuis quelques années, ce n’est pas un être diminué qui s’en va. C’est bien celui qui nous faisait hurler de rire et qui nous émerveillait. J’aimerais surtout retenir l’amitié d’Uderzo et de Goscinny. Si Albert dessinait aussi bien, c’est qu’il était responsable de ce que son ami lui confiait. Et si les histoires de René étaient si drôles, c’est qu’il riait d’avance à l’idée des dessins d’Albert. Il faut de l’admiration dans l’amitié et je crois qu’ils en avaient l’un pour l’autre. Au delà des malentendus, des frustrations et des difficultés crasse de l’existence, j’aime penser qu’ils ont dû se taper bien souvent de bonnes tranches de rigolade.

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