Mort du philosophe Roger Scruton, esthéticien et théoricien conservateur

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Mort du philosophe Roger Scruton, esthéticien et théoricien conservateur

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Roger Scruton en 2014 au Festival international du livre d'Edinbourg.
Roger Scruton en 2014 au Festival international du livre d'Edinbourg.
© Maxppp - Guillem Lopez

Il tenait des propos radicaux sur l'immigration, s'opposait à l'Union européenne, mais Roger Scruton, philosophe mort ce 12 janvier 2020, était reconnu par les milieux universitaires pour ses théories en esthétique. Présentation et réécoutes.

Le philosophe britannique conservateur Roger Scruton est décédé dimanche 12 janvier à l'âge de 75 ans, des suites d’un cancer.

Né le 27 février 1944, Roger Scruton est l’auteur d’une œuvre prolifique. Membre de la British Academy, professeur d’esthétique au sein d'universités prestigieuses (Cambridge, Birkbeck College, Boston), il publie une quarantaine d’ouvrages sur l’art, s’intéressant autant à la musique qu’à l’architecture ou la littérature. 

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Mais au-delà de ses travaux de philosophie esthétique, Scruton a marqué le paysage intellectuel contemporain avec ses écrits sur le conservatisme, dans lesquels il milite pour la préservation des identités et des traditions en pourfendant le multiculturalisme. Il a notamment co-fondé et dirigé la conservatrice Salisbury Review.

Tous les êtres humains ont un côté conservateur, c’est-à-dire qu’ils s’attachent aux habitudes, aux institutions, au mode de vie qu’ils aiment. Quand ils sentent que ces choses sont menacées, ils se préparent à les défendre.  Roger Scruton

Un philosophe qui défendait la beauté

Moins connue en France car très peu traduite, l’oeuvre de Roger Scruton traite dans une large mesure des questions d'esthétique. En 1972, il obtient son doctorat à l’Université de Cambridge avec une thèse à partir de laquelle il publiera son premier essai intitulé Art and Imagination. A partir d’une philosophie empiriste de l’esprit, il analyse l’expérience esthétique en rejetant “deux tentatives de délimiter le domaine de l'esthétique : l'une en termes d'individualité de l'objet esthétique et l'autre en termes de propriétés esthétiques”. Selon lui, l’expérience esthétique peut être décrite en termes de propriétés formelles, indépendamment de l’objet de cette expérience.

Roger Scruton s’est intéressé à différents objets de la philosophie de l’art comme l’architecture avec The Aesthetics of Architecture (1979), la musique avec The Aesthetics of Music (1997) et Understanding Music (2009) - il a d’ailleurs composé des pièces pour piano, des chansons et des opéras - ou encore la photographie, champ auquel il consacre plusieurs articles marqués par une approche analytique qui décrit la photographie comme un médium de la “transparence”, incapable d’exprimer des intentions humaines. De 1971 à 1992, sa carrière universitaire est entièrement dédiée à l’esthétique qu’il enseigne au Birkbeck College, à Londres. 

Musicien, il a composé des pièces pour piano, des chansons et des opéras, il illustrait ses cours d'esthétique de la musique en citant autant le groupe de métal Metallica que Mozart, Schoenberg ou The Beatles.

Une question spécifique à la musique est la relation entre les sons et les notes - savoir si la musique est uniquement un art du son ou si quelque chose arrive au son pour en faire une musique. Je soutiens que quelque chose se produit à l'oreille du spectateur, une sorte de transformation du son en une forme d'ordre et de mouvement. (...) La plupart des gens ne jouent pas d’instruments et ne chantent pas, mais ils comprennent néanmoins un certain répertoire de musique; alors que font-ils ? Je développe une notion d'impulsion au mouvement avec la musique, qui n'est pas le simple fait de bouger, mais qui est un mouvement de l'esprit. Comme lorsque vous vous déplacez avec quelqu'un en dansant ou en conversation (...). Cela touche le cœur de notre intentionnalité sociale. Je pense que la musique fait partie de ce noyau. Roger Scruton, Postgraduate Journal of Aesthetics, avril 2011.

Sa production est telle qu’en 2008, on tient un colloque international dont l’objet est l’évaluation de l’influence de Scruton dans le champ de l’esthétique. Celle-ci dépasse même le milieu universitaire : en 2009, Scruton soutient à la Royal Geographical Society que “la Grande-Bretagne est devenue indifférente à la beauté”. Afin de toucher le grand public, il présente à la télévision un documentaire intitulé Why Beauty Matters (“Pourquoi la beauté compte”), dans lequel il défend l’importance de la beauté dans l’art et dans la société. 

Le gouvernement britannique confiera à Roger Scruton la présidence d’une commission chargée de promouvoir la beauté dans l’architecture. Le philosophe exprime un rejet des constructions fonctionnalistes (les barres d’immeuble, par exemple) auquel il préfère les ornements qui n’ont d’autre utilité que de rendre l’habitat beau et singulier.

Conservateur “made in” mai 68

Là encore, Scruton se montre conservateur au sens britannique du terme, se faisant l’héritier d'Edmond Burke (qui, avec sa critique libérale de la Révolution française, est souvent considéré comme le père du conservatisme moderne) : l’attachement aux traditions est pour lui une garantie des libertés, donnant à l’individu des ressources pour se défendre face au pouvoir impersonnel de l’État ou du marché…

Scruton se fera le héraut du conservatisme moderne, développant des arguments sur l’importance des traditions religieuses et culturelles. Avec Arguments for Conservatism (2006) et How to Be a Conservative (2014), il devient une source d’inspiration pour une droite foncièrement anti-socialiste et qui prétend résister aux lois du marché. Pour défendre ses idées conservatrices, souligne Robert Maggiori dans Libération, Scruton a besoin “d_’attaquer le camp adverse, et de s’en prendre aux théoriciens qui ont forgé les idées de la gauche - à commencer par Marx lui-même, lequel “se complaisait” dans des “spéculations farfelues””_. 

Le point de départ du conservatisme est ce sentiment (…) que les choses bonnes peuvent être aisément détruites, mais non aisément créées. Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur.

Sous l’égide de Burke, le conservatisme de Scruton n’a pas pour origine le spectacle de la Révolution française mais celui des émeutes étudiantes de mai 68 en France, alors qu’il habitait le Quartier latin : 

Je me rendais compte soudain que j’étais de l’autre côté. Ce que je voyais, c’était une foule incontrôlable de voyous complaisants de la classe moyenne. Quand je demandais à mes amis ce qu’ils voulaient, ce qu’ils essayaient d’obtenir, tout ce que je recevais comme réponse était un charabia ridicule, délibérément obscur et alambiqué, typique du marxisme. J’en étais dégoûté, et en suis venu à penser qu’il devait y avoir un moyen de revenir à la défense de la civilisation occidentale contre ces assauts. C’est à ce moment que je suis devenu conservateur. Je savais que je voulais conserver les choses plutôt que de les détruire. Roger Scruton, dans un entretien au journal The Guardian, publié le 28 octobre 2000.

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Depuis cet événement qui marque profondément sa pensée politique et philosophique, Roger Scruton resta un observateur critique de la vie intellectuelle française. Dans son livre pamphlétaire dernièrement traduit en français sous le titre L’Erreur et l’Orgueil. Penseurs de la gauche moderne (trad. par Nicolas Zeimet, L’Artilleur, 2019), il s’attaque, sans nuance, aux philosophes continentaux : Sartre est qualifié de “marxiste rétrograde”, Foucault est accusé de mythomanie et de paranoïa, et Deleuze n’est qu’une “machine à non-sens”.

En avril dernier, Roger Scruton était l’invité de France Culture dans "La Grande table idées", à l’occasion de la parution de L’Erreur et l’orgueil. Au cours de cet entretien, l’écrivain développait notamment sa vision de l’Union européenne, évoquant la situation politique de son pays pris dans la crise du Brexit en tant que partisan souverainiste du "leave"

Il faudrait un traité fort qui respecte la souveraineté nationale, c’est tout ce que nous avons, c’est ce qui assure la cohésion au sein d’une entité politique. C’est ça la racine du problème du Brexit, les gens ne veulent pas renoncer à cette souveraineté.

Il tenait également des propos radicaux et hostiles sur l’immigration : "Le peuple britannique doit pouvoir décider de qui et combien doivent être les immigrés, mais cette décision a été confisquée par l’Union Européenne. C’est un grand débat : de quel type d’immigrés voulons-nous ? Voulons-nous des immigrés qui ne sont pas en phase avec notre civilisation éclairée chrétienne ? Voilà des discussions qu’il faut avoir au niveau national et pas au niveau européen".

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