Musées : comment nos regards s'emparent d'une oeuvre d'art

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Musées : comment nos regards s'emparent d'une oeuvre d'art

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Des visiteurs utilisent l'application Ikonikat au musée du Louvre-Lens.
Des visiteurs utilisent l'application Ikonikat au musée du Louvre-Lens.
© Maxppp - Séverine Courbe

Entretien. La Nuit des musées, ce samedi, attire depuis 2013 plus de deux millions de visiteurs. L’occasion de s’intéresser à notre perception des œuvres d’art. Mathias Blanc, sociologue, tente de savoir ce que nous voyons devant une œuvre, grâce une application développée par des chercheurs du CNRS.

Les œuvres d’art éduquent-elles notre perception ? Vous avez quatre heures ! Des milliers de lycéens ont déjà planché sur le sujet lors du bac philo. Sur Internet, les corrigés, les copies types sont nombreux. Avec chacun leurs développements, leurs pistes de réflexion. Philosophie magazine nous donne par exemple une définition de la perception : "La perception désigne d'abord notre manière de prendre conscience de la réalité qui nous entoure à travers nos sens. Percevoir, c'est, en un sens, sentir. Or l'art s'adresse précisément à notre sensibilité."

Mais perçoit-on tous les œuvres de la même manière ? Entretien avec Mathias Blanc, sociologue, chercheur au CNRS. Il travaille sur la perception des œuvres par les publics dans les musées.

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Vous avez développé l'an dernier une application qui s’appelle Ikonikat. Quel est son principe ?

Ikonikat est une démarche qui s’appuie sur un dispositif numérique et qui donne la possibilité aux visiteurs de musées de montrer ce qui les attire, les saisit, les touche dans les œuvres. Nous leur demandons de faire cela en le montrant. C’est-à-dire non pas de parler de ce qu’ils voient, mais de le désigner par le geste et plus particulièrement par le tracé. Ils ont donc une tablette numérique, avec une reproduction de l’œuvre. Ils ne peuvent pas zoomer, pour que la tablette ne remplace pas le rapport qu’ils peuvent entretenir avec l’œuvre. Nous leur demandons d’entourer les éléments de l’œuvre qui leur semblent essentiels et après nous en discutons. 

L’intérêt est de récolter les manières dont les personnes déploient leur regard face à cette œuvre, indépendamment de toute barrière linguistique, de la barrière de l’âge, des initiés ou non. Cela permet de soutenir l’expérience visuelle, car nous savons très bien que regarder une œuvre n’est pas commencer d’emblée à lui attribuer une description ou à faire usage du verbe. 

Ikonikat donne la possibilité de recueillir les regards multiples de visiteurs, quelle que soit leur formation, leur connaissance des œuvres qu'ils regardent dans le musée.

Où a lieu cette expérience ? 

Nous avons commencé au Palais des Beaux-Arts de Lille, puis, nous avons continué dans différents musées dans la région lilloise. Et nous avons lancé une étude plus importante, sur toute la durée d’une exposition temporaire au musée du Louvre-Lens intitulée "Le Mystère Le Nain", les trois frères Le Nain, des peintres du XVIIe siècle. L’enjeu était de suivre les visiteurs, d’essayer d’identifier leur regard et de voir dans quelles mesures ils s’approprient le discours des commissaires, ou au contraire s’ils proposaient d’autres choses. Nous avons fait cela pendant trois mois. Récemment, j’étais au musée d’Orsay avec des élèves de CM2. Nous leur demandions de nous montrer ce qu’ils percevaient dans les différentes œuvres. 

Nous avons à chaque fois des surprises entre les attendus de l’institution muséale et ces regards profanes, non experts. Il y a souvent des décalages. Il est intéressant de les identifier et de les analyser. 

Il y a un an, pour notre reportage participatif Hashtag, Eric Chaverou avait suivi cette expérience au Louvre-Lens :

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Comment analysez-vous toutes ces données ? 

Nous essayons d’identifier des types de tracés, des manières de représenter les choses avec ce que nous transmettent les visiteurs. Cela nous donne énormément d’informations. Mais chaque fois qu’une personne trace un trait ou entoure un élément sur une œuvre, cela génère un calque. Avec des algorithmes de classification, nous comparons tous les tracés.  

Le tracé d'un visiteur concernant le tableau "Famille de paysans", de Louis Le Nain, au Louvre-Lens.
Le tracé d'un visiteur concernant le tableau "Famille de paysans", de Louis Le Nain, au Louvre-Lens.
- Claire-Lise HAVET/Musée du Louvre-Lens/IKONIKAT/CNRS Photothèque

Quelles sont vos conclusions jusqu’à présent ?

Il y en plusieurs. D’une part, il y a de nouvelles interprétations de certaines œuvres, bien qu’étant le fait de visiteurs du XXIe siècle sur des œuvres du XVIIe. Et cela interroge le regard expert. Nous avions un tableau qui s’intitule "La réunion musicale". Il est vu par un certain type de public comme étant une scène de fiançailles. En soi, c’est une hypothèse intéressante car le titre même du tableau, "La réunion musicale", a été attribué au XIXe siècle par un conservateur. Mais après tout, cela pourrait tout à fait être une scène de fiançailles et c’était très cohérent dans la manière dont les visiteurs nous le montraient. 

La réunion musicale, dite aussi réunion de famille, d'Antoine Le Nain, analysée grâce à différents tracés par Chloé et sa mère sur leurs tablettes
La réunion musicale, dite aussi réunion de famille, d'Antoine Le Nain, analysée grâce à différents tracés par Chloé et sa mère sur leurs tablettes
© Radio France - Eric Chaverou

Nous nous sommes également rendu compte que les visiteurs organisent leur regard d’une certaine manière. En fonction de la ou des personnes avec qui vous visitez l’œuvre, avec qui vous vous projetez dans la visite, vous allez parcourir l’œuvre d’une certaine manière. Par exemple, les femmes entre elles regardent les œuvres d’une certaine manière, qui n’est pas celle d’hommes entre eux. 

Par exemple, pour des tableaux qui représentent une scène paysanne, le regard des femmes se focalise sur l’expression des visages, passe plus de temps sur ces visages puis les mains des personnages. Tandis que les hommes parcourent beaucoup plus vite la peinture et ont une lecture en spirale. Le regard se porte très rapidement sur l’arrière-plan. 

Après ce constat, qui marque une très forte tendance, même s’il ne veut pas dire que toutes les femmes et tous les hommes procèdent comme cela, nous avons essayé d’émettre des hypothèses. 

Et en fait, cela est beaucoup lié à la personne avec qui vous faites la visite. Si vous êtes avec des hommes ou des femmes. Mais c’est aussi lié au titre de l’exposition. Celle-ci s’appelait donc "Le mystère Le nain", au Louvre-Lens, et l’exposition était organisée autour d’une problématique : lequel des trois frères avait réalisé telle ou telle œuvre. Nous nous sommes rendu compte que les visiteurs hommes se focalisent davantage sur le mystère du sujet. Ils explorent davantage les œuvres à la recherche d’un sujet qui viendrait éclairer la scène et qui se trouverait à l’arrière-plan. Ils se focalisent sur des détails derrière les personnes qui renvoient selon ce public à des notions de mystère. Tandis que pour les femmes, l’attention est portée sur l’expression des personnages centraux et la manière dont ils expriment quelque chose. Dans le cas des scènes paysannes des frères Le Nain, elles se focalisent sur les regards frontaux des personnages pour interpréter la scène. 

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Vous avez également fait des études avec des enfants, avec quels résultats ? 

Nous avons fait une étude avec des enfants dans le cadre d’un atelier éducatif autour de la couleur. Le parcours évoluait et passait par différents styles, à différentes époques, et se terminait par une œuvre de Maurice Denis, "Tâche de soleil sur la terrasse". Sur cette peinture, les enfants nous montraient des choses qui étaient très éloignées de l’idée d’un soleil qui, de par sa chaleur, englobe et irradie la scène. Ils nous montraient en réalité le personnage, pris dans une grotte sur un parterre de lave, qui essaye à tout prix de s’en extraire. Les enfants, avec cette interprétation, d’abord avec le tracé, puis en discutant avec eux, sont complètement dans le registre iconique des jeux vidéos, en l’occurrence 'Word of Warcraft', où il y a ces scènes dans des cavernes avec de la lave, dont l’enjeu est de s’extraire de cet environnement hostile. Face à la peinture de Maurice Denis, ils étaient donc dans cet univers-là. Ce qui n’est pas du tout ce qui est discuté entre experts.  

Cela nous permet donc pour certaines œuvres d’identifier des registres auxquels font appel les visiteurs, qui ne sont pas du tout pris en compte par l’institution muséale. Cela nous donne la possibilité de les rendre visible, de manière à ensuite instaurer un dialogue entre les musées avec les visiteurs qui tiennent compte des interprétations inattendues des publics. 

Cette application Ikonikat et les résultats qui en découlent ne peuvent pas pour autant s’appliquer à toutes les œuvres… A quoi vont servir vos travaux ? 

Les résultats que l’on obtient sont bien-sûr liés à chaque fois à une exposition en particulier. On ne peut pas généraliser, d’où la nécessité de déployer nos outils, car nous commençons à peine à explorer certains domaines, à prendre en considération le lien qui existe entre le visiteur et les œuvres qu’il observe. Nous ne pouvons pas en rester à la manière dont il se déplace dans le musée ou sur le temps qu’il passe devant telle ou telle œuvre. On essaye donc de se rapprocher des significations qu’il développe en cours de visite. 

Grâce à nos premiers constats, nous savons que l’âge, le genre, et les personnes avec qui l’on visite le musée sont des éléments essentiels dans la manière dont vous allez vous approprier les œuvres, ou en tout cas les découvrir.  

Ces données devraient permettre aux experts d’enrichir leurs hypothèses, leurs débats grâce à ces regards non experts. Car parfois, à force de voir les œuvres, certains experts ne se posent plus de questions.

Mais elles permettent aussi de changer la manière de concevoir le rapport au public dans les musées. Comment l’intéresser différemment face à telle œuvre, comment prendre en considération ce qu'il amène de lui-même au musée dans les activités de médiations, etc. 

L'exposition immersive Klimt à L'Atelier des Lumières à Paris.
L'exposition immersive Klimt à L'Atelier des Lumières à Paris.
© Maxppp - YOAN VALAT

Vous travaillez sur la perception des œuvres par les publics dans les musées. Que pensez-vous des expositions immersives, comme celle de l’Atelier des Lumières à Paris, concernant Klimt ? Ce procédé modifie-t-il notre perception ? 

Je pense que derrière l’exploitation du numérique, il y a une volonté de faire davantage participer le public, de ne pas lui proposer d’être uniquement face à un discours d’expert mais au contraire de faire en sorte qu’il s’approprie d’autant plus l’espace muséal. Ces outils, et c’est en tout cas le pari qui est fait, permettent de rendre le visiteur plus actif. Cela l’engage d’abord corporellement dans la manière dont vous allez vous déplacer dans l’œuvre, et la manière dont vous allez interagir avec le dispositif. Et le pari est, qu’ensuite, cet engagement-là ait une incidence sur l’attention que vous allez porter aux œuvres. 

Peut-être que le visiteur va alors prendre davantage de temps pour les explorer, cela peut aider à contempler une œuvre. Ou peut-être pas, car il est assailli de beaucoup d'informations. Il faudrait faire une étude sur le sujet pour connaître l'impact de ces expositions sur la perception. 

En tout cas, le visiteur fait quelque chose, il agit, et c’est cela qui est intéressant.  

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