Considéré comme le premier succès commercial de Hollywood, ce film a autant révolutionné les techniques cinématographiques qu'il a alimenté durablement des stéréotypes racistes dévastateurs sur les Noirs-Américains. Sa sortie en 1915 a eu un impact tel, qu'elle a relancé le Ku Klux Klan.
Le premier blockbuster de Hollywood est aussi l’un des films les plus racistes du cinéma américain. Voici comment en 1915, Naissance d'une nation a été responsable du renouveau du Ku Klux Klan mais aussi de la naissance du cinéma noir indépendant aux États-Unis.
Une fiction qui va bouleverser l'industrie du film
Révolutionnaire dans ses techniques de tournage, de montage, d'éclairage et de narration, Naissance d'une nation est aussi le premier film à être projeté à la Maison Blanche et le premier succès commercial hollywoodien.
Dix ans après sa sortie, on estime qu’un quart de la population américaine a vu dans les salles de cinéma cette fiction qui raconte l’histoire de deux familles déchirées par la guerre de Sécession.
"Naissance d’une nation" c’est un film à la fois fascinant parce que c’est un chef-d’œuvre cinématographique et ça, c’est indéniable, et très problématique. (...) Si on arrive à passer outre l'idéologie raciste, si on a l’esprit ouvert, on voit que c’est un film qui est extrêmement bien raconté et qui fait adhérer le public à son idéologie, avec une première partie qui joue sur la fraternité d’un monde perdu, des émotions des personnages attachants, et ce n’est qu'à partir de la deuxième partie que le racisme vraiment vicieux prend le dessus. (...) La "Naissance d’une nation”, dont le titre est un peu énigmatique, est en fait la renaissance d’une nation blanche et la naissance du Ku Klux Klan. Anne Crémieux, professeure de civilisation américaine
L’intrigue est adaptée d’un roman à la gloire du Ku Klux Klan écrit par Thomas Dixon en 1905 et baptisé The Clansman ("L'homme du clan" en français). Ce livre a été écrit comme une réponse directe au célèbre roman abolitionniste La case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe publié en 1852. Dès sa sortie, The Clansman provoque de violentes protestations.

Nostalgie de l'esclavage et glorification du Ku Klux Klan
Le réalisateur D. W. Griffith met en scène une fiction romancée de la guerre de Sécession et de la période de la “Reconstruction”. Le film se déroule dans les années 1860 mais n’a pour autant aucune valeur historique.
Il promeut à la fois la nostalgie sudiste de l’esclavage et la gloire du Ku Klux Klan qui s’en servira comme outil de propagande et de recrutement jusque dans les années 1970.

En 1915, le groupe n’existe presque plus mais en voyant le film, William Joseph Simmons décide de relancer le Ku Klux Klan. Naissance d'une nation est une source d’inspiration telle, que le Klan lui emprunte même de nouveaux symboles comme la croix enflammée, créée spécialement pour le tournage.
Ce film a relancé cette organisation qui était en perte de vitesse et va connaître son heure de gloire avec les statistiques les plus horribles sur le nombre de lynchages. Le Ku Klux Klan est une organisation qui se recrée pire qu'au lendemain de la guerre de Sécession, si c’était possible. Pire au sens où ils ne se contentent plus de vouloir maintenir les Noirs dans l’esclavage malgré l’émancipation. Ils vont s’attaquer à toutes sortes de minorités, dans l’esprit du nazisme à venir. Quand on lit “Mein Kampf” de Hitler, publié en 1925, il ne cible pas que les juifs, c’est une gradation de populations qu’il faut éliminer pour préserver la race aryenne. Anne Crémieux, professeure de civilisation américaine
Des stéréotypes racistes rendus dominants
Le film a des répercussions concrètes et dévastatrices. Il fait exploser le nombre d’assassinats, de viols et d’attentats contre les Noirs.
Pour Donald Bogle, un historien du cinéma américain qui a été l'un des premiers à étudier les conséquences de Naissance d'une nation pour les Noirs-Américains, ce film a influencé durablement les représentations racistes. Dans son livre Toms, Coons, Mulattoes, Mammies and Bucks, il explique comment le film s’est emparé de stéréotypes préexistants et les a rendus dominants.
“Naissance d’une nation” renforce le stéréotype du Noir malfaisant et du prédateur sexuel. Notamment dans LA grande scène du film, où la jeune fille se jette de la falaise plutôt que d’être violée par cet homme noir - un acteur blanc grimé en noir. Gus la poursuit parce qu’il l’aime. Elle lui dit que ça ne l’intéresse pas. Et là, il la poursuit dans les bois. Cette scène, a rétabli un stéréotype qui n’était pas très fort dans le cinéma à l’époque. Anne Crémieux, professeure de civilisation américaine
Si le film à sa sortie est largement acclamé par l’Amérique blanche, sa violence provoque des émeutes et des manifestations des Noirs-Américains à Boston et Philadelphie.
Les prémices du mouvement des droits civiques et du cinéma noir
Des leaders Noirs, comme le journaliste William Monroe Trotter, et la toute jeune Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) vont tout faire pour qu’il soit censuré, en vain.

Après un an de mobilisation, seuls les États de l’Ohio et du Kansas interdisent sa diffusion en salles. Selon les villes et les États, quelques scènes seront coupées au montage, sans toutefois altérer le propos du long-métrage.
Il y avait d’immenses manifestations à Boston, par exemple. Mais le film dans son ensemble n’a pas été interdit. Il y a eu un éveil de la conscience noire en 1915, et je pense que ce film y a vraiment contribué. La NAACP a démarré l’année 1915 avec 5 000 membres et l’a terminée avec 10 000. Et donc, je pense qu’en partie c’est lié à sa campagne active contre la “Naissance d’une nation” de D. W. Griffith. Cela a suscité une adhésion, cela a attiré des supporteurs. Melvyn Stokes, professeur de cinéma
Paradoxalement, la violence du film va aussi encourager la naissance du cinéma noir indépendant. Révoltés par “Naissance d'une nation”, des artistes vont s’atteler à créer des fictions par et pour les Noirs.
Les Frères Johnson lancent leur maison de production en 1915, la Lincoln Motion Picture Company, avec la sortie de “Naissance d’une nation”. Un des deux frères est acteur à Hollywood, et son frère réagit à ce film et se dit : “Non mais là, c’est pas possible, il faut qu'on fasse des films nous-mêmes !” (...) Et ensuite, il y a le jeune Oscar Micheaux__, qui va sortir son film phare en 1920, sur le lynchage, qui s’appelle “Within Our Gates”. Anne Crémieux, professeure de civilisation américaine
Aujourd’hui encore, des réalisateurs de cinéma comme Spike Lee ou Nate Parker racontent comment “Naissance d’une nation” les a marqués et poussés à faire changer l'industrie du cinéma.
On en retrouve des extraits et des références dans : “BlacKkKlansman : J'ai infiltré le Ku Klux Klan” de Spike Lee, sorti en 2018, et “The Birth of a nation” de Nate Parker, sorti en 2016.
À lire, à voir :
Birth of a movement, un documentaire de PBS réalisé en 2017.
D. W. Griffith's the Birth of a Nation__, de Melvyn Stokes, publié aux éditions Oxford University Press en 2008.
Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien, de Anne Crémieux, publié en 2004 aux éditions L'Harmattan.
Toms, Coons, Mulattoes, Mammies and Bucks: An Interpretative History of Blacks in Films, de Donald Bogle, publié en 1973 par Viking Press.