Si les commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte apportent leur lot de polémiques sur la façon d'aborder cette figure historique autant adorée que détestée, la période napoléonienne reste aujourd'hui complexe à enseigner, dans l'enseignement secondaire comme dans le supérieur.
Napoléon, figure clivante et complexe à enseigner
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Comment commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon ? La question ne cesse de tarauder hommes politiques, historiens et universitaires, qui s’écharpent sur la manière d’aborder ce personnage historique autant adoré qu’abhorré, à la fois conquérant et réformateur visionnaire, mais aussi empereur guerrier aux pratiques despotiques et misogynes qui rétablit l’esclavage en 1802. Si la figure de Napoléon ne peut se résumer à travers cette dualité, son héritage reste lui toujours complexe à enseigner dans l’enseignement secondaire comme l'enseignement supérieur. Aurélien Lignereux, professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Grenoble, spécialiste de la période napoléonienne et de la constitution des empires, y voit deux éléments d'explication. "Dans le paysage historique et universitaire français, la période napoléonienne est particulière car elle se fait en grande partie en dehors de l’université, notamment avec la présence d’une Fondation Napoléon très active, qui fait du bon travail, mais qui n’a pas le même positionnement que des universitaires," explique-t-il.
Une période napoléonienne sous-représentée
Selon Aurélien Lignereux, "ce qui explique que la période napoléonienne soit peu connue et reste l’apanage des milieux extra-universitaires, c'est que dans le paysage universitaire française, la période napoléonienne est coincée entre la période moderne, qui est censée s’achever en 1789 mais qui va jusqu’en 1804-1815, et la période contemporaine. Dans les maquettes d’enseignement, la période napoléonienne est donc vraiment sous-représentée. On l’aborde soit comme épilogue de la Révolution française, soit comme prologue du début du XIXe siècle et c’est un véritable problème." A cela vient s'ajouter un phénomène de "décentrement" auquel on a assisté ces dernières années détaille l'historien.
On a assisté a une requalification des intitulés des chaires universitaires qui sont moins des chaires centrées sur l’histoire française ou l’histoire européenne, mais qui sont davantage des chaires centrées sur l’histoire globale de la période. Il y a donc une forme de décentrement qui a atteint Napoléon et qui donne beaucoup plus de visibilité à la question du rétablissement de l’esclavage et à la guerre d’indépendance de Saint-Domingue. Il y a également le développement plus général du paradigme de la relecture raciale pour appréhender le sens de l’expérience napoléonienne. Ce n’est pas seulement américain, c’est plus global. Mais on a assisté depuis une vingtaine d’années à des thèses assez iconoclastes qui ont relu l’expérience napoléonienne comme une expérience d’impérialisme culturelle, dans la mesure où l’empire napoléonien anticiperait les formes hiérarchisées, les démarcations qui seront celles des empires coloniaux ultérieurs.
L'importance de contextualiser
Pour Aurélien Lignereux, dans cette période où les polémiques autour de la figure de Napoléon sont réactivées, "l'importance reste de contextualiser et de ne pas inverser le registre de la preuve," explique-t-il. "Ce qui est reproché à Napoléon est d’avoir restauré l’esclavage, un acte transgressif qui revient sur un acquis qui démonte une vision linéaire du progrès. Mais deux choses sont significatives et il ne faut pas les oublier non plus. D’une part, la façon d’aborder la question de l’esclavage que Napoléon envisage avec un œil de géopoliticien en fonction de la place de la France dans le monde et en fonction d’intérêts commerciaux tandis que "la dimension humanitaire" de la question de l’esclavage le préoccupe très peu. Napoléon incarne une norme de son époque, et ce qui serait atypique c’est une sensibilité humanitaire à la question," analyse l'historien. "Or dans tout ce débat, il y a quand même un paradoxe. On peut lire à droite à gauche dans les interviews que Napoléon finit par faire figure de représentant de la suprématie blanche. C’est assez étonnant. Il y a un renversement qui est très net par rapport au XIXe siècle dans lequel au contraire Napoléon apparaissait pour les milieux royalistes comme un espèce de métèque. Chateaubriand dans son pamphlet de Bonaparte et des Bourbons le présentait comme issu d’une famille demi-africaine et des journaux anglais le qualifiait de mulâtre en raison de ses origines corses et méditerranéennes. Donc les changements globaux tout comme les attentes aujourd’hui de nos sociétés font qu’on aboutit à ce renversement qui est tout aussi excessif."
Une historiographie à part, héritée du récit national de la Troisième République
Pour cet historien, les controverses de cette année 2021 montrent ainsi "une forme de méconnaissance et donc de malentendu". Mais si la période napoléonienne reste "une sorte de trou noir" dans l'enseignement supérieur extrêmement dommageable, elle est récemment réapparue dans l'enseignement secondaire où elle est enseignée en classe de quatrième et de première. Gaïd Andro, maître de conférence en histoire à l’université de Nantes et responsable de la formation des enseignants, explique ainsi que "Napoléon a été pendant longtemps occulté, un peu comme le XIXe siècle a été occulté pendant longtemps."
Les programmes scolaires ont une tendance à télescoper le temps, c'est-à-dire à créer un espèce de pont chronologique entre la Révolution française et la Troisième République, ce qui est en soit un héritage du récit national de la Troisième République. Comme si notre régime républicain trouvait ses racines dans la Révolution française et cette continuité a institutionnalisé un récit scolaire qui a tendance à gommer le côté erratique du XIXe siècle, ses changements de régime permanent et l'impossibilité de trouver consensus sur les valeurs revendiquées par la Révolution française. C'est la charge problématique des valeurs politiques défendues par la Révolution française qui pose problème au récit républicain. En fait, Napoléon est le premier à poser cette charge problématique. Une charge problématique qui, après le Premier Empire, se rejoue sans cesse dans les révolutions du XIXe siècle, dans les monarchies constitutionnelles, dans le Second Empire et finalement la Troisième République a gommé un peu ça. On a gardé cet héritage là, de récit scolaire d'un XIXe siècle un peu gommé pour ne pas trop problématiser les valeurs censées être consensuelles de la République. Et là, on est plutôt en train de remettre du XIXe siècle finalement dans les programmes scolaires.
Un retour de l'époque napoléonienne dans les programmes scolaires qui date de 2018 et de la réforme du lycée explique Gaïd Andro. "Le XIXe siècle a toujours été traité mais d'un point de vue socio-économique, on le voyait par le biais de la révolution industrielle. Donc c'était un moyen d'évacuer la question de la problématique politique et des valeurs républicaines pour plutôt basculer sur la révolution industrielle, l'émergence de la classe ouvrière, le capitalisme, la conquête du droit de vote. Et comme en classe de seconde, la Révolution française était en fin de programme, on n'arrivait jamais à Napoléon. Ce qui n'était sans doute pas anodin. Donc là, le fait d'avoir basculé la Révolution française en début de première et d'avoir fait un programme très politique depuis la réforme du lycée en 2018, redonne un porte d'entrée au XIXe siècle et au Premier Empire. Tout d'un coup, on interroge la question des Nations, on interroge la question des révolutions du XIXe siècle et le poids du Premier Empire reprend sa place un peu dans ce récit scolaire," retrace l'historienne.
"Accepter la dimension problématique du savoir"
Quant à la question de l'esclavage, c'est la loi Taubira votée en 2001 qui a permis peu à peu d'enseigner cette période de l'histoire aux élèves du secondaire. Depuis quinze ans, la question de l'esclavage est rentrée dans les programmes, détaille Gaïd Andro. "On peut donc lui redonner sa profondeur historique, car jusqu'alors, on n'allait pas jusqu'à la première abolition, elle-même problématique car datant de 1794. On ne parlait donc pas de la révolution haïtienne et on commençait l'histoire de la lutte contre l'esclavage beaucoup plus postérieur. Donc, à partir du moment où on a remis de la profondeur historique à la question de la traite, on a retissé le lien. Or accepter de retisser le lien, c'est aussi accepter que la Révolution ait lieu dans un moment où l'esclavage existait encore et c'est toujours la même chose : accepter la dimension problématique du savoir, ce qui pas toujours très simple."
Un rétablissement de l'esclavage qui fait dorénavant partie des prescriptions du programme scolaire et qui "complexifie d'autant plus le personnage de Napoléon en termes commémoratifs", conclut Gaïd Andro.