Nobel de littérature : avant Dylan, des discours sur l'engagement ou le rôle de l'écrivain

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Nobel de littérature : avant Dylan, des discours sur l'engagement ou le rôle de l'écrivain

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Albert Camus en interview après son Prix Nobel de littérature, 1957
Albert Camus en interview après son Prix Nobel de littérature, 1957
© Corbis - Library of Congress

PREVIOUSLY. Alors que Bob Dylan, prix Nobel de littérature 2016, vient de faire parvenir in extremis à Stockholm son discours par enregistrement interposé, replongez dans l'histoire du Prix créé en 1901 à travers les contributions de Ernest Hemingway, Albert Camus, Pablo Neruda ou encore Claude Simon.

C'est finalement sous forme d'un fichier audio de 26 minutes enregistré le 4 juin à Los Angeles que Bob Dylan, Nobel de littérature 2016, a transmis sa contribution de rigueur à l'assemblée des Nobel. Une formalité de rigueur pour recevoir pour de bon le prix décerné chaque année à Stockholm, et se voir attribuer au passage les quelque 820 000 euros de récompense qui vont avec le prix prestigieux. L'occasion, surtout, pour les récipiendaires distingués de proposer une vision, de livrer un regard.

Avant de brosser son Panthéon personnel en convoquant Moby Dick (Herman Melville), A l'Ouest rien de nouveau (Erich Maria Remarque) et L'Odysée (Homère), Dylan esquisse l'ambition que porte son discours :

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Quand j’ai reçu le prix Nobel de littérature, je me suis demandé quel était précisément le lien entre mes chansons et la littérature. Je voulais y réfléchir et découvrir la connexion. Je vais tenter ici d’exposer ces pensées.

Bob Dylan dans le "Late show" sur CBS le 19 mai 2015.
Bob Dylan dans le "Late show" sur CBS le 19 mai 2015.
© Corbis - CBS

Depuis la création de ce prix, en 1901, les contributions livrées par les lauréats ont connu des fortunes diverses. Certains discours seulement ont trouvé un écho historique. Ce fut le cas lorsque la récompense a pu prendre, dans le passé, des tours politiques, par exemple en sanctuarisant coup sur coup Soljenitsyne (en 1970) puis, l'année suivante Pablo Neruda (Nobel de littérature 1971).

A LIRE AUSSI : Bob Dylan, inventeur poétique, prix Nobel de littérature 2016 (le 13 octobre 2016)

Pablo Neruda, et l'urgence politique du poète

Il reste une trace radiophonique du discours de Neruda, adapté au détour du feuilleton de France Culture sur les discours des Nobel en avril 2015 :

Aucun poète n'a de pire ennemi que sa propre incapacité à s'entendre avec les plus ignorés et les plus exploités de ses contemporains. Et ce que je dis vaut pour toutes les époques et pour tous les pays. Le poète n'est pas un petit dieu, non.

Pablo Neruda en 1966
Pablo Neruda en 1966
- CC via Library of Congress

Pages arrachées aux discours de réception des prix Nobel de littérature : Pablo Neruda

24 min

Camus et la polémique algérienne

Quatorze ans avant Neruda, c'est Albert Camus qui s'était vu attribuer le Nobel de littérature. Nous étions alors en 1957, la guerre d'Algérie n'en était qu'à ses débuts. Et Camus, le Français d'Oran, dira ceci à Stockholm en recevant son prix à l'âge de 44 ans :

Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent, dans le monde, la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.

On prête souvent à Camus, qui comparait l'engagement de l'écrivain au "service militaire obligatoire", une phrase qu'il aurait prononcée dans ce discours de 1957 et qui est restée si polémique dans le contexte algérien de l'époque :

Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.

Pourtant, cette phrase ne figure pas dans le discours de Stockholm d'Albert Camus dont les archives radiophoniques conservent la trace et que vous pouvez réécouter ici dans son intégralité :

Discours de Stockholm d'Albert Camus à la réception de son Prix Nobel, 1957

12 min

En réalité, la saillie polémique provient d'un échange entre Camus et un étudiant algérien lors d'une conférence de presse en marge de son Nobel. C'est Philippe Lançon qui le racontait le 2 janvier 2010 dans Libération, restituant au passage l'intégralité de la citation :

Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un étudiant arabe lui reproche, à lui le natif d’Algérie, son silence sur ce qui s’y déroule. Camus, en vérité, s’est beaucoup exprimé [...] A l’étudiant, il répond : "En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère."

Dans le compte rendu du Monde, cette phrase devient : "Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice."

Puis la rumeur en fait ce qu’on n’a plus jamais cessé d’entendre : "Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère." Belle histoire de téléphone arabe à propos d’une phrase jamais dite, et dont la signification est tout autre : Camus n’opposait pas la justice à sa terre natale, mais dénonçait, en situation, le terrorisme.

Hemingway : "J'ai parlé trop longtemps pour un écrivain"

En 1954, Ernest Hemingway, lui, se bornera à tenter de distinguer le rôle de l'écrivain dans un discours bref, estimant plutôt que "un écrivain devrait écrire ce qu'il a à dire au lieu de parler". C'est à cette occasion qu'il prononcera ces mots :

La vie d'un écrivain, en mettant les choses au mieux, est une vie solitaire. Les groupements d'écrivains pallient la solitude, mais je doute qu'ils améliorent son style. Son importance grandit aux yeux du public lorsqu'il renonce à sa solitude, mais souvent son oeuvre en souffre.

Car il oeuvre dans la solitude et, s'il est assez bon écrivain pour cela, il doit chaque jour affronter l'éternité, ou son absence.

Chacun de ses livres devrait être, pour un véritable écrivain, un nouveau commencement, un départ une fois de plus vers quelque chose qui est hors d'atteinte. Il devrait toujours essayer de faire quelque chose qui n'a jamais encore été fait, ou que d'autres ont essayé de faire, mais en vain. Alors, quelquefois, avec beaucoup de chance, il réussira.

Ertnest Hemingway en Espagne en 1959
Ertnest Hemingway en Espagne en 1959
- Mary Hemingway, CC via Library of Congress

Ecoutez le document intégral de ce discours de deux minutes (en anglais) :

Le discours d'Ernest Hemingway à Stockholm, Prix Nobel de littérature 1954

2 min

Claude Simon, du discours aux éditions de Minuit

D'autres discours, enfin, se sont inscrits dans le temps à travers leur portée littéraire, devenant pour certains des objets en tant que tels. Celui qu'a prononcé le Français Claude Simon en 1985 a ainsi été publié dès l'année suivante, en 1986, par Jérôme Lindon, son éditeur, chez Minuit. Tentant de discerner la fierté qui était la sienne de se voir distingué, Claude Simon disait notamment ceci :

Et, si j'essaie d'analyser les composantes multiples de cette satisfaction par certains côtés puérile, je dirais que s'y mêle une certaine fierté qu'au-delà de ma personne l'attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et pour le pire est le mien et où il n'est pas mauvais que l'on sache que, malgré ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement persécutée, une certaine vie de l'esprit, qui, en soi, sans autre but ni raison que d'être, fait encore de ce pays un des lieux où survivent, indifférentes à l'inertie ou parfois même à l'hostilité des divers pouvoirs, quelques-unes des valeurs les plus menacées d'aujourd'hui.

Vous pouvez redécouvrir l'intégralité de ce discours prononcé par le lauréat à Stockholm sur le site de l'Accadémie des Nobel.

archives Radio France - Ina