Nouveau coup très dur pour Facebook, mais "le pacman des données n'est pas en danger"
Par Éric ChaverouEntretien. Facebook est plus que jamais dans la tourmente. Déjà accusé d'avoir contribué à l'élection de Donald Trump par sa diffusion d'informations trompeuses, le réseau social est soupçonné d'avoir permis un vol massif de données personnelles. Entretien avec Jacques Henno, spécialiste des réseaux sociaux.
Aux Etats-Unis comme en Europe, Facebook et son responsable Mark Zuckerberg doivent répondre d'un nouveau scandale : le détournement des données de 50 millions d'utilisateurs à des fins politiques, via la société Cambridge Analytica. Un scandale international alors que le plus grand réseau social au monde se remettait à peine des accusations d'avoir amplifié les fausses informations pour faire élire Donald Trump. Facebook, sa conception des données et son modèle économique seraient-il en train de vaciller ? Questions posées à Jacques Henno, journaliste conférencier, spécialiste d'internet et des réseaux sociaux.
Comment qualifieriez-vous cette nouvelle affaire pour Facebook ?
C'est un nouveau coup très très dur, après les révélations sur les fake news et l'implication de la Russie dans les élections américaines, et des soupçons au sujet du Brexit. Ce coup montre bien que le réseau social est assis sur un tas d'or, nos données, et que ces données, mal utilisées, peuvent servir à bien des choses, comme essayer d'influencer les résultats d'une élection en essayant d'influencer les électeurs.
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Il y a eu une forte baisse du titre en bourse. Est-ce que le modèle économique de Facebook est entamé ?
Il sera entamé quand les utilisateurs se détourneront. Or, il y a eu régulièrement des scandales. Edward Snowden avait révélé au grand public que toutes les informations que nous donnons, entre autres à Facebook, peuvent être utilisées à des fins de surveillance politique. Là, on a la preuve que cela peut être utilisé pour des manipulations politiques. Ces différents scandales n'ont jamais empêché l'audience du réseau de grandir. Il continue son petit bonhomme de chemin avec plus de deux milliards d'utilisateurs dans le monde. Le jour où l'on aura une baisse significative d'utilisateurs, les publicités rapporteront moins. Mais on en est pas encore là, même si Facebook est très inquiet à chaque fois des retombées de ces scandales.
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Vous êtes d'ailleurs bien placé pour le savoir.
Oui. Après les révélations sur les fake news émanant des services de propagande russes, Facebook a diligenté un cabinet de communication britannique pour interviewer ce que l'on appelle des leaders d'opinion en Europe. Il s'agissait de les sonder sur ce qu'ils pensaient du réseau, sur son avenir, ce qui pouvait être corrigé pour l'utilisation et l'image de ces services. Je le sais car j'ai été moi-même interrogé. J'ai été au coeur de cette machine. Donc, là, peut-être qu'encore une fois ils vont renouveler ces sondages pour voir quels vont être concrètement les dégâts auprès des relais d'opinion publique, journalistes, etc.
On a aussi vu qu'après cette affaire de fake news il y a eu beaucoup d'investissements publicitaires de Facebook dans la presse européenne. De là à dire que c'était peut-être pour acheter le silence de certains supports...je ne sais pas.
Mais pour la première fois, il y a une pression politique énorme. Des deux bords de l'échiquier aux Etats-Unis et de l'Union européenne.
Pour l'instant, il y a des enquêtes et des convocations de Mark Zuckerberg. On va voir ce qui va en ressortir. Mais il y a déjà eu des scandales et la CNIL avait par exemple tapé du poing sur la table en France. Au nom de toutes les CNIL européennes, elle avait condamné Facebook parce qu'il collectait des données confidentielles, sensibles, comme les orientations sexuelles, les opinions politiques, les religions. Mais pour collecter ce genre d'informations, il faut une autorisation spéciale des utilisateurs. J'avais saisi la CNIL en Irlande pour cela, qui n'avait pas bougé, et il a fallu que l'autorité française bouge. Le scandale a éclaté et cela n'a pas détourné les utilisateurs de Facebook.
Les utilisateurs se détourneront le jour où ils trouveront quelque chose de mieux. Les jeunes s'en détournent un peu aux Etats-Unis et en Europe parce qu'ils ont trouvé mieux, même si globalement l'audience progresse. Ils vont sur Instagram, qui appartient à Facebook, donc cela ne les dérange pas beaucoup. Et ils vont sur Snapchat et là cela leur pose un petit problème car ils n'en sont pas propriétaires. Ils ont donc décider d’imiter Snapchat sur Instagram. Ils sont malins, ils réagissent, ils ont une puissance de feu extraordinaire en moyens techniques et de communication. Et il n'y a donc aucune raison pour eux de s'alarmer. La seule chose qui ferait aussi vraiment peur à tous ces GAFA c'est la sanction financière, le portefeuille. Là, si on s'aperçoit que Facebook n'a pas fait tout ce qu'il fallait pour sécuriser les données de 50 millions d'utilisateurs, la note va être très très très salée aux Etats-Unis : c'est plusieurs milliers de dollars par personne me semble-t-il. Sans oublier le problème des impôts qu'ils ne paient pas.
Les gouvernements s'inquiètent-ils vraiment désormais ?
Les Etats finalement sont très contents de l'existence de Facebook. Parce que la plupart du temps ils ont au point un outil législatif qui permet en cas d'enquête judiciaire pour terrorisme, criminalité ou crimes politiques de réquisitionner ces informations. Donc, c'est une mine d'informations aussi pour les services de surveillance policière et politique. Les Etats finalement sont dans une position ambiguë. Ils sont obligés vis-à-vis de leurs citoyens de taper un peu du point quand il y a des scandales comme cela, mais en même temps ils ont tout intérêt à ce que Facebook continue à collecter un maximum de données sur nous.
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Vous ne pensez donc pas que cela puisse bouger ?
Je ne crois pas, parce que c'est tellement ancré dans nos vies quotidiennes. Je fais justement une thèse en sciences de l'information et de la communication sur comment communiquer auprès du grand public pour lui faire comprendre que toutes ses données sont peut-être utilisées à des fins de surveillance pour prévenir notre comportement commercial, politique, sécuritaire, etc. Une de mes hypothèses est que si l'on explique aux gens qu'à côté de nous il existe un double numérique avec toutes les données que nous émettons, peut-être que cela peut les sensibiliser. Et pour valider cette hypothèse, j'ai interrogé très longuement un peu plus d'une dizaine d'utilisateurs en France. Je suis en train de dépouiller les résultats. Une des motivations pour utiliser Facebook et lui confier autant est de le considérer un petit peu comme la machine à café. Beaucoup de gens qui travaillent chez eux ou au bureau vont sur Facebook pour se détendre et voir ce qu'il se passe plutôt que d'aller à la machine à café : ils commentent et ils discutent en ligne. Pour d'autres, c'est une sorte de jeu pour se mettre en avant et se montrer sous son meilleur jour. Pour d'autres encore, c'est peut-être la possibilité de laisser des traces et donc d'accéder à une forme d'éternité numérique. Il y a beaucoup de motivations et d'intérêts encore, les utilisateurs ont plutôt tendance à pardonner, et Mark Zuckerberg est un bon communicant.
Mais Zuckerberg, qui a promis pour ses voeux de réparer Facebook, n'est pas dépassé aujourd'hui par sa propre machine ?
Je pense qu'il s'en est aperçu quand il a réalisé qu'il avait mis au point une machine infernale à diffuser des fake news ! Le principe de Facebook est de connaître nos centres d'intérêts pour nous vendre de la publicité, et en montrer pour en vivre. Pour pouvoir les afficher, il faut connaître beaucoup de choses sur nous. Beaucoup d'informations pour cibler, personnaliser, ces publicités et nous faire cliquer pour que cela leur rapporte toujours plus d'argent. Et puis, surtout, il faut avoir notre "temps de cerveau disponible", nous attirer pour y passer le maximum de temps possible. Et vous avez à peu près le même algorithme pour mettre en avant des publicités et des contenus. Ils se sont donc aperçus que cela poussait des fake news aux gens les plus à même de croire, d'être naïfs vis-à-vis de ces fausses informations. Aujourd'hui, a priori, ils ont été abusés par un chercheur britannique qui disait qu'il faisait une étude scientifique, alors qu'il revendait ces informations à Cambridge Analytica. Ils n'ont pas été victimes d'un vrai piratage, de ce que l'on sait pour l'instant, même si les procédures sont en question.
Et les jeunes que vous sensibilisez depuis des années, ont-ils pris conscience de la valeur de leurs données sur ce réseau ?
Effectivement, cela semble un peu porter lorsque je peux discuter pendant une heure ou deux avec des collégiens, lycéens, du modèle économique de Facebook et leur expliquer comment nous travaillons gratuitement pour Facebook à chaque fois que nous y publions quelque chose. C'est la même chose pour la plupart des réseaux sociaux et j'espère leur ouvrir les yeux. En tout cas, ils découvrent tout cela et ont l'air surpris, même parfois stupéfaits. Après, je ne peux pas me mettre à leur place pour savoir ce qu'ils vont faire.
Je leur recommande quoi qu'il en soit de prendre un pseudonyme pour ne pas faire le rapprochement entre leur vraie identité et ce qu'ils y écrivent. Et surtout, je rappelle qu'il n'existe aucune loi qui oblige à dire la vérité à un réseau social. Mettez des choses fausses, complètement fausses, pour brouiller un peu les pistes. Cela va compliquer les choses et sans doute diminuer la valeur des données.
La grande question surtout pour encadrer encore plus Facebook serait maintenant de pouvoir accéder à l’algorithme qui analyse tout ce que nous y faisons et nous transforme en objet numérique, au service de la "réification numérique". (réification : fait de transformer en chose, ce qui est une idée, un mouvement, un concept, par exemple la conscience)