
Sort ce 11 octobre un essai de l'avocat Emmanuel Pierrat qui pointe du doigt une nouvelle forme de censure, possible entrave à la création artistique. Mais que sont ces nouvelles polémiques ? Retour sur quatre œuvres qui ont récemment provoqué de vifs débats.
Dans son dernier essai, Nouvelles morales, nouvelles censures, l'avocat Emmanuel Pierrat défend la liberté de création artistique, selon lui grandement menacée aujourd'hui. " Au nom des bonnes moeurs, de la lutte contre le racisme ou la souffrance animale et autres nobles causes, des ligues de vertu du troisième millénaire et des citoyens ordinaires manifestent, agissent auprès des élus, pétitionnent sur les réseaux sociaux pétris de meilleurs intentions", écrit-il. Pour cet écrivain spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, c'est l’avènement d’une nouvelle morale qui prendrait le pas sur notre raison.
Résultat : un contexte de défiance influencerait directement le travail des artistes pour les inciter à créer une œuvre "politiquement correcte", voire à s’autocensurer. Une alerte face à une liberté d’expression fragilisée et menacée, qui pourrait nuire à la compréhension et la complexité de l’art… Retour sur quatre cas de censures controversés.
1. L’ "impossible" rétrospective Roman Polanski à la Cinémathèque
Peut-on séparer l’œuvre de la vie de l’artiste ? Fin octobre 2017, une centaine de personnes se réunit devant la Cinémathèque française à Paris pour protester contre la rétrospective consacrée au réalisateur Roman Polanski, en réponse à l’appel des associations "Osez le féminisme", du collectif féministe "Contre le viol" et de "La Barbe". Aujourd’hui, le réalisateur est toujours accusé d’agressions sexuelles par cinq femmes mineures au moment des faits. Mais pour Emmanuel Pierrat, le cas Polanski est bien différent de celui du producteur américain Harvey Weinstein. Ce dernier est en effet accusé d'avoir agressé et violé plusieurs femmes, dans le cadre de son statut de producteur intouchable :
Il faudrait sans doute distinguer ceux dont les actes ont été commis dans le cadre de leur activité professionnel (Harvey Weinstein en étant l’exemple le plus frappant), et les créateurs dont l’œuvre devrait être distincte - et bel et bien dissociable - de leurs actes.

Dans l’émission La Grande table du 12/12/2017, consacrée à la distinction entre une œuvre et la vie de son auteur, la sociologue Nathalie Heinich rappelait dans le même sens qu’une rétrospective est un hommage rendu à l’ensemble d’une œuvre. Elle ne célèbre donc pas un homme ou une femme en tant qu'individu. Elle ajoute pourtant :
Quand on est un responsable, avec des décisions qui engagent la collectivité, on ne peut pas faire comme si le contexte n’existait pas. Je crois qu’il y a eu une maladresse. D’autres diront que c’est une faute. Mais d’un point de vue professionnel, il y a une non prise en compte du contexte actuel.
2. Facebook et l’Origine du monde : couvrez ce sexe que je ne saurais voir…

Parmi les nouveaux censeurs pointés dans l’ouvrage d’Emmanuel Pierrat, le réseau social Facebook arrive en tête de liste. De nombreux chefs-d’œuvre, pour la plupart visibles dans les musées, sont bannis de la plateforme américaine. C’est le cas de L’Origine du monde de Gustave Courbet. La célèbre toile a été partagée sur le réseau par un internaute, avant que Facebook ne bloque son compte. La plupart des censures sur le réseau social semble d’ailleurs assez aléatoires. L'avocat pointe alors les choix paradoxaux de la plateforme américaine, qui censure systématiquement des toiles de maître figuratives, mais qui laisse passer la publication d'appels au meurtre. Une logique capitaliste et puritaine, selon Emmanuel Pierrat :
Les géants des réseaux sociaux ambitionnent de dominer tous les marchés mondiaux ; et donc d’être regardables dans la très catholique Pologne ou la pieuse Arabie Saoudite. (…) On peut regretter que cet excès de moralisme des réseaux sociaux soit contre-productif et participe au contraire à entretenir dans la société un rapport malsain à la nudité.
3. Le risque de l’autocensure : "blackface" pour l’affiche du Festival "Même pas peur"
L’autocensure est-elle inconsciemment intégrée dans le travail de certains artistes ? Pour Emmanuel Pierrat, cela ne fait aucun doute. Et même si cette autocensure fait partie de l'histoire culturelle française, elle n'a jamais été aussi présente, "intériorisée par les auteurs et leur public."
En avril dernier, la publication de l’affiche du Festival réunionnais "Même pas peur", dédié aux films fantastiques, a suscité une polémique houleuse. Sur cette affiche, on distingue deux femmes blanches et nues, coiffées de nids d’oiseaux et dont le corps a été repeint en noir. Pour l’association militante CRAN (le Conseil représentatif des associations noires de France), cette photographie est raciste. La polémique pousse la réalisatrice Aurélia Mengin, elle-même métisse, à modifier l’affiche du Festival, dans laquelle elle dénonce la censure dont elle a été victime.

Sur ce thème, dans La Grande table du 05/03/2012, dédiée à la censure artistique, la metteuse en scène Myriam Marzouki revient sur l’autocensure, qui permet, selon elle, de mettre à l'épreuve la validité d’une création :
Les projets auxquels on renonce par autocensure sont des projets qui cheminent quand même et qui se retrouvent dans un autre projet. Dans cette lutte contre l’autocensure, on arrive à tester la nécessité du projet, ce qui fait que le projet va advenir ou non.
4. Réécrire "Carmen" : génie ou hérésie ?
En janvier dernier, Cristiano Chiarot, directeur du Teatro del Maggio à Florence, suggère la réécriture de la fin du célèbre opéra de Georges Bizet au metteur en scène Leo Muscato. Dans la version originale de Carmen, opéra le plus joué au monde, l'héroïne est poignardée par le violent brigadier Don José, car cette dernière refuse de revenir vers lui. La mise en scène de Leo Muscato nous livre une Carmen plus forte, qui tire sur son ancien amant pour se défendre. Un classique revisité, car il est aujourd'hui difficile d'envisager applaudir le meurtre d'une femme. Or pour Emmanuel Pierrat, l'art n'a rien à voir avec la morale. Amputer cet opéra de son dénouement tragique serait une atteinte à la liberté d'expression et une pure trahison de la dernière oeuvre de Georges Bizet.

Mais, pour le directeur du Festival d'Avignon et metteur en scène Olivier Py, qui a lui-même revisité ce célèbre opéra, le théâtre moderne a un sens éthique. Convié à s'exprimer sur la version de Leo Muscato dans le Journal de France Culture du 05/01/2018, Olivier Py défend ce choix de la réécriture :
Dans la version que j’ai faite à l’opéra de Lyon, elle ne mourait pas non plus, elle se relevait et elle partait, comme si le geste de Don José n’avait pas été un geste mortel, elle l’abandonnait à son sort. Je pense qu’il y a dans certains opéras du XIXe une manière de traiter les personnages féminins qui, dans certains cas, n’est plus acceptable aujourd’hui. Je peux donc comprendre que l’on propose une autre fin.