Nuits en temps de pandémie : "Il est évident que le taux de cauchemar continue d'augmenter"
Par Richard Place, Éric Chaverou
Entretien. Le Museum of London vient de recueillir les rêves de Londoniens liés au nouveau coronavirus dans un projet baptisé "Les gardiens du sommeil". Une initiative qui intéresse les scientifiques comme le Docteur Valdas Noreika, maître de conférence de psychologie à l’université Queen Mary de Londres.
A défaut de pouvoir rouvrir, certains musées anticipent d'éventuelles expositions en lien avec la situation actuelle, alliant créativité et mémoire. C'est le cas du Museum of London, qui vient de recueillir les rêves en temps de pandémie des Londoniens. Une grande consultation lancée par mail s’est achevée vendredi. Ce projet en partenariat avec le Museum of Dreams, basé à l'Université Western au Canada, s'appelle " les gardiens du sommeil".
L’objet est simple : racontez-nous vos rêves depuis l’arrivée du virus. Grâce à toutes les réponses collectées, le musée va maintenant mener des entretiens audio et vidéo à distance pour ensuite les publier, sans analyse ni interprétation. Il laisse ce travail à la science. Selon une enquête menée par King's College London et Ipsos MORI en juin 2020 sur des Britanniques, l'anxiété, le stress et l'inquiétude provoqués par la crise mondiale du Covid-19 ne se limitent pas aux heures de la journée, mais ont également affecté notre sommeil et nos esprits rêveurs, souligne le musée londonien.
Cette initiative intéresse beaucoup les chercheurs comme le Docteur Valdas Noreika, maître de conférence de psychologie à l’université Queen Mary de Londres, qui travaillent justement sur le sujet.
Pourquoi pensez-vous que cette initiative du Musée de Londres revêt un intérêt scientifique ? Pourquoi nos rêves sont si importants pendant cette pandémie ?
Nous passons une dizaine d'années de notre vie à rêver. Si nous n’y prêtons pas attention, c’est tout un pan de nos vies qui disparaît. De nombreuses études ont déjà prouvé que nos rêves reflètent nos expériences de vie éveillées. Par exemple, les soldats qui reviennent de la guerre ont souvent des cauchemars. Ils développent un stress post-traumatique, ce qui débouche sur des situations de vie très difficiles : un divorce ou une perte d'emploi par exemple.
Actuellement, c'est comme une expérience massive avec nos esprits. Nous devons nous isoler socialement. Nous tenir éloignés les uns des autres et cela affecte certainement nos rêves. Il est donc très intéressant de recueillir ces données pendant que cela se produit car peut-être que la prochaine pandémie sera dans cinquante ans ou cent ans. Il est très important de collecter des données pour une utilisation future, leur analyse et leur utilisation artistique.
Que savons-nous déjà et pourquoi est-ce important ?
C'est important parce que cela reflète l'état psychologique de ceux qui font ces mauvais rêves. Il existe des données à partir d’une étude effectuée au Brésil sur la première vague au printemps qui ont montré que 25% des gens ont fait des cauchemars, au moins une fois par semaine. Un cauchemar lui-même est déjà une condition clinique. C'est un trouble du sommeil. Si cela arrive très souvent, cela perturbe notre vie éveillée, nous nous sentons très mal. Nous devenons anxieux. Il est donc important de prêter attention à ces mauvaises expériences. Pour ne pas les garder pour soi. Il est utile de les raconter à ses proches, à sa famille ou dans ce cas, aux gens du Musée de Londres.
Un quart des personnes ont dit qu'elles faisaient des cauchemars au moins une fois par semaine au printemps mais où en est-on aujourd’hui ?
Je ne dispose pas de chiffre précis mais il est évident que le taux de cauchemar continue d'augmenter. Il y a eu beaucoup plus de décès, beaucoup plus de familles éparpillées ou touchées par la maladie.
Y a-t-il un rêve spécifique lié à la pandémie ? Quel genre de cauchemars, quel genre d'histoires ?
On voit beaucoup de personnes âgées dans nos rêves. On rêve de situations dangereuses, violentes, frustrantes. La solitude due à l’éloignement social est aussi un rêve qui revient souvent.
Actuellement, quand nous regardons des films et nous voyons que les gens ne respectent pas les distances sociales, cela déclenche une alerte inconsciente. Et puis tu te rappelles que ce n'est qu'un film. Dans les rêves, nous pouvons aussi parfois avoir ce genre de moments de conscience quand nous réalisons que les gens ne sont pas distanciés.
Il y a aussi beaucoup de rêves de manque de nourriture, surtout au début d'une pandémie lorsque les gens achètent, font des stocks. Il y avait une brève augmentation des rêves de nourriture.
Revenons à l'expérience du Musée de Londres. Pourquoi est-il si important d'avoir ce souvenir de ces rêves ? Comment pouvons-nous l'utiliser ?
Du point de vue de la recherche, les gens étudient comment l'isolement affecte notre bien-être mental et nos sentiments, nos émotions. Un collègue en Finlande a fait ces études sur l'éloignement social lorsque nous avons fait l'expérience d'envoyer des participants dans des îles isolées et de les laisser vivre seuls pendant une semaine ou deux. Et puis nous avons étudié comment cela affecte leurs rêves. Et actuellement, cela se passe sans avoir besoin d'envoyer quelqu'un vers des îles lointaines. Il s'agit donc de données uniques.
Nous ne savons pas pour le moment comment ces données seront utilisées à l'avenir et ce que les artistes, les scientifiques ou les professionnels de la santé mentale en tireront. Mais cela fournira un aperçu profond de notre conscience et des processus inconscients dans notre esprit.
Pouvons-nous, par exemple, nous dire dans notre "vie éveillée" : "Je ne suis pas inquiet de la crise du Covid" et passer nos nuits à en rêver ?
Oui, bien sûr. Dans ce cas, les rêves révèlent nos "pensées supprimées". Même si consciemment nous ne réalisons pas quelque chose, il peut toujours sortir dans les rêves mais pas seulement dans les rêves, dans d'autres vies situations, dans les choix que nous faisons, dans la façon dont nous gérons nos émotions.
Comment les rêves affectent-ils notre vie éveillée ?
Cela va dans les deux sens en fait. Nous avons tendance à rêver de ce qui s'est passé la veille. Il est possible que la nuit prochaine, je rêve de cette interview. Et si nous faisons un très mauvais rêve, nous nous réveillons avec de l’anxiété et on se sent perturbé. Cela peut ensuite durer pendant plusieurs heures.