L'affaire vient de faire grand bruit et pourrait bien marquer un précédent. En cause, deux partenariats public-privé pour la numérisation de livres et de disques anciens de la Bibliothèque nationale de France lancés sous Nicolas Sarkozy. Les termes du contrat validé par le ministère de la Culture ont déclenché une polémique citoyenne sur la privatisation du domaine public.
Tout part d' un communiqué commun mi janvier de la BnF, du ministère de la Culture et du commissariat général à l’investissement. Ils « se félicitent » de ce qui s'appuie « sur les recommandations formulées ces dernières années par plusieurs rapports français ou européen relatifs au développement de la numérisation patrimoniale et à sa diffusion (rapport de Marc Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, rapport The New Renaissance commandé par la Commission européenne, …) ». Via une filiale de la BnF (BnF-Partenariats), 70.000 livres anciens français, datant de 1470 à 1700, et 200.000 vinyles, 78 et 33 tours , sont confiés à deux sociétés spécialisées : pour la musique, la française Believe Digital, et pour les livres, la société ProQuest, implantée à Miami. Et des fonds publics sont mis à contribution via le Programme d' Investissements d'Avenir.
**C'est le public qui paie pour le public, c'est un petit peu aberrant **
Mais les termes du contrat ne sont pas clairement révélés et aujourd'hui encore, le texte de ces accords n'a toujours pas été rendu public. Malgré certaines clauses qui ont provoqué des critiques en cascade .
Le partenaire privé sera en effet propriétaire des copies qu'il a numérisées, avec le droit de les commercialiser pendant 10 ans.
Les bibliothèques ou les chercheurs devront donc payer pour accéder à ces documents, pour l'essentiel du domaine public , avant qu'ils ne reviennent finalement grossir le fonds numérique public de la BnF ( Gallica).
D'où les vives inquiétudes de l'Association des Bibliothécaires de France, institution née en 1906, et de sa présidente, Anne Verneuil (28/01) :
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Parmi d'autres, l'Association des Directeurs de Bibliothèques Universitaires (ADBU) a elle aussi fermement condamné ces accords sur le plan déontologique. Mais ces interrogations et ces critiques ne s'arrêtent pas aux organisations professionnelles ou aux syndicats, comme la CGT ou la FSU. Elles ont été largement relayées par le site Actualitté et nombre d'organisations, via notamment deux tribunes : sur le site de SavoirsCom1 et dans Libération. Avant une brève cinglante dans le Canard enchaîné du 30 janvier. Et même une pétition en ligne, mais restée sans écho : seulement 4 signatures pour un objectif de 100.000 !
Des risques déjà relevés par un député socialiste
Dans son bureau de l'Assemblée nationale, Marcel Rogemont ne décolère pas.
L'élu PS d'Ille-et-Vilaine s'intéresse à ces processus de numérisation depuis plus de deux ans. Et il avait posé une question écrite à la ministre fin octobre.
Précisant que « Les modalités de ces partenariats public-privé sont par ailleurs incompatibles avec les recommandations émises par le comité des sages européens qui, sans exclure la possibilité de concéder des exclusivités commerciales pour un temps limité aux partenaires privés, avait insisté sur la nécessité de préserver l'accès gratuit en ligne aux documents du domaine public ».
La réponse de la rue de Valois n'a été publiée que le 29 janvier, quelques heures après notre interview de Marcel Rogemont .
Avec deux grandes questions selon lui : l’utilisation de fonds publics du Grand Emprunt et l’accès aux œuvres. Cela interroge le monde universitaire, le monde culturel (29/01) :
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Bruno Racine, président de la BNF : Quelquefois, il faut être pragmatique
Le président de la Bibliothèque nationale de France a répondu lundi 28 janvier à Xavier Martinet, pour le Journal de la Culture.
D'après lui, il s'agit surtout de numériser 5 fois plus vite les livres que ne l'aurait fait la BnF seule, en payant moins d'un tiers de l'opération. Et de préciser qu'il s'agit d'une cession partielle et temporaire : pour ce qui est de la circulation, au lieu d'un chercheur accrédité travaillant sur l'ouvrage, ce seront déjà les 1500 usagers qui pourront y avoir accès gratuitement à partir des ordinateurs sur le site. Sans oublier que 3.500 livres (5% du total) iront directement sur Gallica.
Pour ce qui est du droit, celui qui préside également la Conférence européenne des directeurs de bibliothèques nationales ( CENL) répond que le partenaire chargé de numériser créé un nouvel objet en numérisant : la copie numérique. Il mérite donc d'être rétribué en conséquence.
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Enfin, les termes financiers prévoient que la BnF percevra une quote-part des copies numériques vendues par ProQuest pendant la période de dix années et Bruno Racine affirme que ces revenus seraient entièrement réaffectés au développement par l'institution de sa propre numérisation. Quelques jours plus tard, au titre aussi d'écrivain, il développera ses arguments dans une Tribune dans Le Monde, intitulée " La Bibliothèque de France au défi de la numérisation".
> Le ministère, lui, ne nous a pas répondu sur un éventuel communiqué à ce sujet . Il a pour l'instant uniquement précisé en réponse à Marcel Rogemont que « Cet accord ne porte pas préjudice au domaine public, puisqu'il ne crée pas de droit nouveau sur les documents qui ont été numérisés sans exclusivité. A ce stade, une information sur cet accord a été faite devant les instances de la BnF et de BnF-Partenariats. Une communication à destination du grand public est également prévue. Enfin, cet accord est évidemment à la disposition des assemblées parlementaires qui en feraient la demande ».
Mais le feuilleton n'est pas terminé puisqu'une rencontre est prévue mercredi prochain entre direction de la BnF et les représentants de différentes associations de bibliothécaires (au moins l'ABF, l' IABD - Interassociation Archives Bibliothèques Documentation, et l'ADBU).
Exclusif : la BnF égare les accords de partenariats et saisit la CADA. Actualitté
Par Nicolas Gary, ce jeudi.
Un pragmatisme inoffensif ? Blog de Philippe Aigrain
Réponse du cofondateur du collectif La Quadrature du net aux déclarations de Bruno Racine dans "Le Journal de la culture" de Xavier Martinet.
Par Christophe Henner, membre de Wikimédia France, le 22 janvier.
Encore quelques mots sur les accords BnF. Notes d'un économiste
Par Mathieu Perona, le 22 janvier.